Guerre en Ukraine : ce que l’on sait du massacre de Boutcha – Le Monde

Dans une guerre déjà largement condamnée par la communauté internationale, l’effroi provoqué par la découverte de nombreux morts, voire possiblement d’exécutions de civils dans la banlieue de Kiev, isole encore un peu plus Moscou. Le point.

Où se situe la ville de Boutcha ?

Boutcha est une ville d’environ 37 000 habitants, à 30 km au nord-ouest de la capitale ukrainienne de Kiev. Elle se situe entre les villes d’Irpin et d’Hostomel, qui ont été le théâtre de violents affrontements fin février, quand l’armée russe a lancé son offensive sur Kiev.

Victime de bombardements intensifs, Boutcha est considérée par l’administration régionale comme l’un des endroits les plus dangereux avec Irpin et Hostomel. L’armée russe entame sa prise le 27 février, avant d’y couper l’électricité et d’étendre son contrôle dans les jours suivants, malgré la résistance des forces armées ukrainiennes. Dans les semaines suivantes, les habitants essaient désespérément de quitter la ville, comme le confiait une habitante, Anna, à l’AFP, mi-mars :

« Il y a des gens dans chaque appartement, chaque maison. Le plus important c’est de faire partir les enfants. Il y a beaucoup d’enfants et de femmes. »

Le 26 mars, ne parvenant pas à s’emparer de la capitale Kiev, Moscou annonce un changement de stratégie et le retrait de ses forces, pour mieux se concentrer sur la région du Donbass, dans l’est et le sud du pays. Les forces d’invasion russes quittent progressivement la région de Kiev : selon Moscou, elles se retirent de Boutcha le mercredi 30 mars, même si des combats continuent jusqu’au samedi 2 avril. La ville repasse sous pavillon ukrainien le 31 mars, annonce le maire, Anatoly Fedorouk.

Carte de localisation au 30 mars, avec la ville de Boutcha.

Que s’est-il passé dans la ville ?

Lorsque les soldats ukrainiens reprennent Boutcha, ils découvrent une vingtaine de corps portant des vêtements civils dans une rue de la ville. Les premières vidéos circulent le 1er avril, dans des boucles Telegram d’habitants de la ville voisine d’Irpin.

Dans les vingt-quatre heures qui suivent, après que les forces ukrainiennes se sont assurées que les corps n’étaient pas piégés, les photos et des vidéos prises par des journalistes sur place confirment la présence de cadavres dans les rues. L’Agence France-Presse (AFP) affirme alors en avoir recensé « au moins vingt-deux ». Le 2 avril, une cinquantaine d’autres corps sont identifiés dans une fosse commune, selon les propos du chef des secours locaux, Serhii Kaplytchny, rapportés par l’AFP.

« Nombre de civils ont été tués il y a plus de trois semaines, quand l’armée russe contrôlait la ville »

Selon un reportage de l’agence britannique Reuters, la décomposition de certains corps montre qu’ils étaient là depuis des jours, voire des semaines. Cette datation est confirmée par le New York Times, qui a utilisé des images satellites (de la société Maxar) de la ville, sur lesquelles on distingue au moins onze corps étendus dans la rue Yablonska de Boutcha, entre le 9 et le 11 mars 2022. Selon l’enquête du quotidien américain, « l’analyse des vidéos et de l’imagerie satellite montre que nombre de civils ont été tués il y a plus de trois semaines, quand l’armée russe contrôlait la ville ».

Si la présence de cratères suggère que certaines victimes sont mortes lors d’un bombardement, d’autres ont été retrouvées les mains attachées dans le dos, face contre terre, avec une balle dans la nuque, ce qui suggère une exécution. Mais d’autres moyens semblent avoir été employés. « Il y a eu des jets de grenades dans des caves, et des mines qui étaient installées devant les portails des habitations. Et en sortant de chez eux, des civils ont sauté sur ces mines », a témoigné sur France Inter Artem, un habitant ayant réussi à fuir la ville le 12 mars. Il raconte aussi que les soldats russes qu’il voyait étaient « souvent saouls ». Une vidéo de drone antérieure au 11 mars, exhumée par le site d’investigation Bellingcat, montre une colonne de chars russes faire feu sur un cycliste.

A leur arrivée dans la ville de Boutcha, les soldats ukrainiens découvrent des corps inanimés de civils, dans la rue. Certains sont attachés les mains dans le dos, face contre terre, une balle dans la nuque.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui s’est rendu lundi 4 avril à Boutcha, accuse Moscou de « crimes de guerre » et de « génocide ». Mardi, une porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme affirme que les images de Boutcha « pointent vers des civils ciblés délibérément », en faisant mention de « preuves très inquiétantes ».

Quelle est l’ampleur du bilan humain ?

Entre les corps qui jonchent les rues, ceux enterrés de manière précipitée et les cadavres gisant dans les habitations, le décompte des morts demeure provisoire.

Sergueï Matuk, secouriste improvisé fossoyeur rencontré par Le Monde, estime avoir lui-même enterré « environ 240 » corps dans une fosse commune et récupéré les dépouilles d’« environ 300 personnes ». Des chiffres cohérents avec ceux avancés par le maire de Boutcha, Anatoly Fedorouk, qui explique à l’AFP que 280 personnes ont dû être enterrées par les Ukrainiens ces derniers jours dans des « fosses communes » à Boutcha, car le nombre de cadavres s’accumulait. Le bilan pourrait continuer à grimper. Selon les autorités ukrainiennes, il dépasserait quatre cents morts.

Des tombes de morts « inconnus » à Boutcha le 4 mars. Selon des sources locales, il s’agit de civils tués par les Russes.

Comment a réagi la communauté internationale ?

La découverte des corps a provoqué l’indignation de la communauté internationale. Plus de 145 diplomates russes ont été expulsés d’Europe en l’espace de quarante-huit heures.

Dans un communiqué, le ministère des affaires étrangères français « condamne avec la plus grande fermeté de tels actes constitutifs, s’ils sont confirmés, de crimes de guerre ». La Lituanie a annoncé le renvoi de l’ambassadeur de Russie, à la suite des « atrocités commises » par les soldats russes en Ukraine. L’Allemagne, le Danemark, l’Italie, la Suède et l’Espagne ont également décidé d’expulser des diplomates russes.

Un rassemblement le 4 avril à Yerevan en Arménie, devant l’ambassade d’Ukraine, pour honorer les morts de Boutcha.

En guise de représailles, les vingt-sept pays membres de l’Union européenne ont lancé des discussions portant sur de nouvelles sanctions visant les importations de charbon et de pétrole russes. La ministre allemande des affaires étrangères, Annalena Baerbock, a déclaré, mardi 4 avril, vouloir « créer les conditions pour que l’Europe se retire complètement des importations d’énergie fossile en provenance de Russie ». La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le chef de la diplomatie Josep Borrell se rendront à Kiev dans la semaine.

Le président américain, Joe Biden, réclame un « procès pour crimes de guerre » et dit vouloir prendre « des sanctions supplémentaires » contre la Russie. De son côté, Pékin a de nouveau appelé à des pourparlers de paix.

Comment se défend la Russie ?

Réagissant aux expulsions des diplomates russes, le Kremlin estime que ces sanctions relèvent d’un « manque de clairvoyance » de l’Europe, qui réduit les « possibilités de communiquer au niveau diplomatique dans ces conditions difficiles ».

Selon Moscou, les photos et vidéos publiées de Boutcha ne sont qu’une « nouvelle provocation » de la part de l’Ukraine. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov évoque « une mise en scène bien orchestrée » et « une falsification monstrueuse », ajoutant que Moscou compte « défendre énergiquement » sa propre version.

Selon l’argumentaire officiel, « la Russie n’a commis aucun crime, aucun civil n’a subi de violence. Pendant la présence russe, les civils se déplaçaient librement dans Boutcha ». Moscou assure que les troupes russes se seraient retirées de Boutcha avant que ces corps n’apparaissent, et que ces derniers ne présenteraient pas de trace de raidissement cadavérique.

La défense russe de Moscou est toutefois très fragile. Le Kremlin prétend que ces exactions ont été commises après le départ des Russes, le 1er avril, ce que contredisent aussi bien les témoignages que les archives vidéo et les données satellites. Moscou pousse par ailleurs l’idée selon laquelle le massacre de Boutcha serait une mise en scène, arguant par exemple que sur un reportage de la télévision ukrainienne, la main d’un des morts bouge – un effet d’optique provoqué par une goutte d’eau.

Lire aussi : Massacre de Boutcha : sur les réseaux sociaux, l’opération de désinformation de Moscou

Y a-t-il d’autres suspicions de crimes de guerre ?

Oui. « Dans de nombreux villages des districts libérés des régions de Kiev, Tchernihiv et Soumy, les occupants ont commis des actes que les habitants n’avaient jamais vus, même pendant l’occupation nazie, il y a quatre-vingts ans », accuse Volodymyr Zelensky dans une vidéo, le 4 avril. La procureure générale Iryna Venediktova affirme qu’« en termes de pertes humaines, la pire situation est à Borodianka », commune de l’oblast de Kiev. L’AFP, qui a pu se rendre dans cette ville « éventrée », n’a pas vu de cadavre, mais a pu constater la « destruction à perte de vue » et a recueilli plusieurs témoignages d’exécutions de civils.

Selon la procureure générale ukrainienne, le bilan humain pourrait être encore plus lourd à Borodianka, presque entièrement détruite par les bombardements russes. Des survivants évoquent des exécutions de civils.

Le premier carnage découvert dans les territoires abandonnés par l’armée russe a eu lieu entre les villages de Myla et de Mriia, sur la route qui relie Kiev à Jytomyr, l’E40, relate l’un des envoyés spéciaux du Monde en Ukraine, Rémy Ourdan. Il décrit une « tuerie [qui] s’étend sur près d’un kilomètre », essentiellement des civils calcinés près de leur voiture, pris pour cible lorsqu’ils tentaient de prendre la fuite, et qui, pour certains au moins, ont pu être brûlés après coup.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés A Boutcha et dans la région de Kiev, des scènes de carnage

Le 4 avril, Jeremie Paire, envoyé spécial pour la chaîne BFM, évoquait d’« autres villes martyres autour de Kiev », en prenant l’exemple de « l’horreur absolue » dont il a été témoin dans le village de Motyzhin, à 42 km à l’ouest de Kiev, où la maire, sa famille et plusieurs habitants ont été retrouvés torturés et exécutés. La veille, le correspondant des Echos, Guillaume Ptak, faisait état de plusieurs cadavres de civils exécutés dans la ville d’Irpin.

S’appuyant sur des témoignages de survivants, l’ONG Human Rights Watch rapporte également des exécutions sommaires dans le village de Staryi Bykiv, dans la région de Tchernihiv, une attaque à la grenade fumigène et à l’arme de feu contre des civils terrés dans un sous-sol du village de Vorzel, à environ 50 kilomètres au nord-ouest de Kiev, ainsi que des viols dans la région de Kharkiv.

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