TEMOIGNAGES. Biélorussie : exilés loin de leur pays, les opposants au président Loukachenko “terrifiés” depuis – franceinfo

Les exilés biélorusses se savaient déjà constamment surveillés. Ils avaient peur pour leur sécurité, mais ce sentiment s’est renforcé et depuis l’arrestation de Roman Protassevitch, dimanche 23 mai, ils craignent pour leurs vies. Selon eux, le détournement du vol Ryanair reliant Athènes à Vilnius pour arrêter ce journaliste de 26 ans constitue un tournant dans la stratégie du président Alexandre Loukachenko à l’encontre de ses opposants. “Le message est clair : ‘Quel que soit l’endroit où vous vous trouvez, nous vous combattrons’. Loukachenko veut montrer que quiconque soutient les manifestations et l’opposition n’est pas en sécurité. Qu’il soit activiste, journaliste ou défenseur des droits humains”, analyse Oleg Kozlovsky, chercheur pour l’Europe de l’Est et l’Asie centrale pour Amnesty International. 

Jointe par téléphone, la journaliste Bella Fox, réfugiée à Vilnius (Lituanie) depuis novembre dernier, ne cache pas sa nervosité : “Jusqu’ici, je me sentais plutôt en sécurité. Mais maintenant, je me dis qu’à tout moment la police peut venir me chercher, des représentants du gouvernement ont fait des menaces explicites à l’encontre des opposants. C’est terrifiant.” La jeune femme est d’autant plus traumatisée qu’elle a été kidnappée en octobre par le KGB − les services secrets biélorusses − puis retenue en prison pendant dix jours avant d’être relâchée. Elle travaillait alors pour le Press Club Belarus, une plateforme pour le développement des médias et les journalistes indépendants biélorusses. “Quand je suis rentrée, la police est venue sonner chez moi et chez mes voisins, en demandant s’ils m’avaient vue récemment. J’ai ensuite reçu un courrier me demandant de me rendre au tribunal le plus proche de chez moi, à Minsk. J’ai compris que j’allais être arrêtée de nouveau”, raconte-t-elle à franceinfo. Ses collègues lui ont alors conseillé de quitter le pays, ce qu’elle a fait le 5 novembre. Quelques jours après, ses confrères ont tous été arrêtés. “Ils sont en prison depuis sept mois et attendent leur procès. Ils risquent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Je suis soulagée d’être partie à temps”, confie-t-elle, la voix tremblante.

Comme Bella Fox, de nombreux opposants ont trouvé refuge dans les pays voisins. Car après la réélection très contestée du président Loukachenko, le 9 août 2020, la Biélorussie a été secouée par un mouvement de manifestations sans précédent. Face à la violente répression gouvernementale, des milliers de protestataires ont été arrêtés et de nombreux autres ont dû fuir le pays, entraînant une vague d’exils pour qu’ils se mettent en lieu sûr ou parce qu’ils “ne voyaient aucune possibilité pour leur avenir en Biélorussie”, analyse Oleg Kozlovsky. Selon lui, deux types d’opposants sont particulièrement ciblés par le gouvernement : il y a d’une part toutes les personnes connectées à la principale opposante, Svetlana Tikhanovskaïa, “et notamment ses proches conseillers”. D’autre part, l’ensemble des blogueurs et journalistes. Il cite notamment Stepan Putilo, jeune fondateur de la chaîne Telegram d’opposition Nexta, dont le nom figure en haut de la liste des “individus impliqués dans des activités terroristes”, au côté de celui de Roman Protassevitch, l’ancien rédacteur en chef de cet influent média. Tous deux risquent la prison à vie.

Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), fait part de son inquiétude. “Il y a toute une génération de jeunes journalistes très ciblée par le gouvernement, avec une amplification de la répression ces derniers jours. Plus de vingt journalistes sont actuellement en détention en Biélorussie”. Il relate sa rencontre mercredi avec un groupe de cinq jeunes journalistes biélorusses exilées à Vilnius. Toutes se disent “terrifiées” depuis l’arrestation de Roman Protassevitch. “Jusqu’à présent, elles se sentaient à l’abri. Maintenant, elles commencent à se dire que tout est possible, que le gouvernement peut à tout instant venir les chercher”. L’ONG a porté plainte en Lituanie contre le président biélorusse pour “détournement à des fins terroristes”. 

Si l’anxiété est palpable, les opposants interrogés par franceinfo ne sont pas surpris par la spectaculaire opération du gouvernement de Loukachenko. “J’ai été très choquée mais j’ai malheureusement trouvé ça logique de leur part. Début mai, le ministre des Affaires intérieures a déclaré à la télévision que le gouvernement allait retrouver tous les opposants à l’extérieur du pays et appliquer les mêmes méthodes que celles appliquées par les Etats-Unis contre Ben Laden. C’est-à-dire, nous supprimer”, relate Alice Syrakvash, co-présidente de l’association Bélarus en France. Elle a dû quitter son pays il y a dix-sept ans, menacée pour avoir dénoncé des fraudes en sa qualité d’observatrice indépendante des élections présidentielles de 2001. Pour elle, le fait que le président intervienne directement contre l’un de ses opposants montre qu’il craint son influence. “C’est rassurant, car cela veut dire que notre action est efficace et à la fois, ça fait très peur”. 

Aleś Zarembiuk, 38 ans, a lui aussi été forcé de fuir la répression du pouvoir qui n’a pas apprécié qu’il se présente à des élections locales, dans l’ouest du pays, il y a dix ans. Depuis Varsovie (Pologne), autre bastion des dissidents, il a fondé l’association Maison biélorusse, qui a pour mission d’organiser des concerts, des expositions et de créer du lien au sein de la diaspora biélorusse. Mais depuis août 2020, l’association s’occupe exclusivement des opposants réprimés. Pour lui, cette volte-face de Loukachenko n’est pas surprenante. “Ce dictateur n’a pas de limites. Il est totalement imprévisible. Je n’aurais pas été surpris s’il avait ordonné d’abattre l’avion en cas de refus des pilotes de procéder à l’atterrissage.”

Pendant longtemps, la stratégie du président autocrate a été de contraindre ses opposants à l’exil forcé en les poussant littéralement hors du pays. La police a pour habitude de les enfermer dans des voitures puis de les conduire à la frontière, en les obligeant à la traverser, sous peine d’être emprisonnés. En septembre dernier, Maria Kolesnikova, l’une des figures de la contestation, a ainsi été arrêtée en pleine rue par des hommes masqués puis emmenée de force à la frontière avec l’Ukraine. Elle a réussi à s’extirper de la voiture dans laquelle elle était retenue et a déchiré son passeport pour ne pas être expulsée. Depuis, elle est inculpée pour “conspiration visant à prendre le pouvoir par des moyens anticonstitutionnels” et “création et gestion d’une formation extrémiste”, selon Le Monde, et risque jusqu’à douze ans de prison. 

Mais désormais, le gouvernement biélorusse semble avoir changé son fusil d’épaule. “Les autorités ont compris qu’elles devaient arrêter de pousser tout le monde dehors. Elles ont laissé une communauté grandissante s’exiler. Or, même depuis l’étranger, celle-ci continue son travail de collecte et de diffusion des informations et encourage les civils restés en Biélorussie à poursuivre leur lutte pacifique contre le pouvoir”, décrypte Oleg Kozlovsky. Selon lui, le gouvernement a compris qu’il allait être très difficile de stopper ces exilés et qu’il devait donc arrêter de mettre les protestataires dehors. “J’ai bien peur que ce soit le début d’une nouvelle ère de répression qui va traverser les frontières”, s’inquiète Oleg Kozlovsky. 

Jusqu’ici, les services de police polonais et lituaniens ont fourni une protection aux opposants. Les bureaux de l’association gérée par Aleś Zarembiuk sont ainsi surveillés “24 heures sur 24 et sept jours sur sept” depuis août par la police polonaise. Oleg Kozlovsky souligne que plusieurs journalistes et activistes bénéficient effectivement d’une protection de la part de ces Etats. “Mais pas tous. Leur sécurité n’est donc pas garantie, d’autant que les services secrets biélorusses sont massivement présents en Lituanie et en Pologne, soutenus par les Russes”, ajoute le chercheur d’Amnesty International. Aleś Zarembiuk assure ainsi être constamment “suivi” dans les différentes villes de Pologne où il se déplace avec ses collègues. “En mars, mon téléphone a été piraté. En avril, ils ont essayé de hacker nos e-mails, l’un de nos collègues a reçu plusieurs milliers de menaces au cours des cinq derniers jours, dont celle-ci : ‘Nous allons te tirer dessus à Varsovie'”, détaille-t-il. 

“Il faudrait qu’ils puissent bénéficier d’une protection d’Etat en les aidant à changer leurs noms ou leurs emplois”.

Oleg Kozlovsky, chercheur pour l’Europe de l’Est et l’Asie centrale pour Amnesty International

Pour la journaliste Bella Fox, les opposants les plus ciblés devraient pouvoir bénéficier d’un garde du corps, “au moins le temps que la situation s’apaise”. Elle s’inquiète particulièrement pour les équipes de Svetlana Tikhanovskaïa et d’Alexeï Navalny, toutes deux installées à Vilnius. “Le KGB (les services de renseignements biélorusses) et le FSB (son homologue russe) pourraient les kidnapper facilement car ils sont tout proches de la frontière. Techniquement, c’est possible. De facto, ça n’est encore jamais arrivé.” Elle souligne que beaucoup d’exilés ont demandé l’asile politique ou s’apprêtent à le faire. “C’est leur ultime moyen de protection. Je réfléchis aussi à faire cette demande de mon côté.” Christophe Deloire appelle à aider les journalistes biélorusses “à quitter le pays plus facilement en leur permettant d’avoir des visas”. Selon le porte-parole de RSF, il faut que l’Europe réfléchisse à “un grand plan de soutien en incluant la question de leur protection, pour leur permettre de se former et de travailler, à l’abri des pressions extérieures”. 

Jusqu’ici, l’Union européenne s’en est tenue à des sanctions financières. Elle a gelé les avoirs de plus de 50 dirigeants du pays, dont le président Loukachenko, plusieurs ministres et les responsables de la police. Autant de personnes qui sont également interdites de séjour dans l’UE. Il y a également eu des gestes symboliques, comme l’attribution du prix Sakharov 2020 à l’opposition biélorusse. 

Selon la cheffe de l’opposition, Svetlana Tikhanovskaia, la communauté internationale doit encore durcir les sanctions contre le régime du président Loukachenko. “Il est urgent d’agir. Il ne faut pas perdre de temps, car cette escalade dans l’oppression en Biélorussie est le résultat d’une impunité et nous avons fui cette impunité, juge-t-elle. L’Europe doit isoler Loukachenko politiquement. Il ne faut plus lui parler, il faut parler aux autres représentants de la Biélorussie et notamment à ceux de la société civile et démocratique”.

Les championnats d’Europe de cyclisme sur piste, normalement prévus du 23 au 27 juin à Minsk, viennent par ailleurs d’être annulés. Avec plusieurs membres de la diaspora, cela faisait deux mois qu’Anna*, une opposante exilée en France qui préfère rester anonyme, mettait la pression sur le ministère des Sports et sur la Fédération de cyclisme pour parvenir à cette décision. Elle juge cette annulation tardive : “Il a fallu en arriver à un détournement d’avion pour que le gouvernement comprenne la gravité de la situation. C’est triste et inquiétant“, déplore-t-elle à franceinfo. 

Pour celle qui se présente comme une représentante de la communauté biélorusse, il faudrait des sanctions “très dures” et attaquer directement l’économie du pays à sa source, en interdisant toute importation. “Il y a trois secteurs stratégiques : les produits chimiques, le bois et les engrais pour les plantes. Ces marchandises permettent à Loukachenko de financer sa police et son armée. Le jour où il ne pourra plus les payer, elles le lâcheront”, assure-t-elle. 

* Le prénom a été changé.

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