Soignants : «Les gens ne se sentent plus concernés, on a été vite oubliés» – Libération

L’heure devait être celle des rassemblements au-delà des applaudissements. Le temps des retrouvailles et de l’union entre la population et les soignants, après trois mois de crise sanitaire inédite, pour redire au gouvernement l’urgence d’une refonte du système de santé. Mardi, plusieurs dizaines de milliers de manifestants se sont retrouvées un peu partout en France pour dénoncer un modèle hospitalier en panne de moyens humains et financiers. Médecins, aides-soignants, infirmiers, ambulanciers, techniciens… tous les personnels de santé étaient représentés. Mais cette mobilisation en plein «Ségur de la Santé» (lire page ci-contre) n’a pas été largement rejointe par les Français.

Paris : «Difficile de faire plus universel !»

Les non-soignants qu’on croisait dans le cortège parisien (18 000 personnes selon la police), étaient des habitués du cri de colère. Fonctionnaires dévoués à la cause du secteur public, retraités sensibilisés de longue date, gilets jaunes, jeunes militants familiarisés aux convergences des luttes… Difficile de trouver de «nouveaux visages», sur le pont pour la toute première fois.

Dora, 37 ans, enseignante dans un collège des Hauts-de-Seine, est clairement déçue : «Il faut que les gens comprennent que l’hôpital est un bien commun qui ne concerne pas seulement les employés mais toute la société. La santé, c’est difficile de faire plus universel quand même !» Sophie, 39 ans, agent de la Poste, peine aussi à cacher sa frustration : «Ça fait des années que les soignants dénoncent dans leur coin le système de soins. La crise a averti tout le monde sur la gravité de la situation. Aujourd’hui, l’engagement de la population doit dépasser les rebords de fenêtres.» René et Paule, couple de retraités de 70 ans, partagent le constat mais l’exprime avec retenue : «Manifester n’est peut-être pas encore le moyen d’expression le plus évident pour tous les Français. Je ne doute pas qu’ils sont en soutien, mais ils le font par délégation…» Olivier, 47 ans, technicien de laboratoire à l’hôpital Henri-Mondor à Créteil, ne veut pas entrer dans ce débat. «C’est l’Etat qui nous abandonne, personne d’autre, martèle-t-il, la colère dans la voix et les mains prises par une pancarte indiquant “Macron, le méprisant de la République”. Les gens n’ont pas pu tous venir, je les comprends, ils doivent travailler, nourrir leurs familles. Je sais qu’ils nous soutiennent.»

Dans son trajet en métro pour rallier l’avenue de Ségur, Olivier a été remercié par plusieurs usagers. «Ça suffit à me rebooster.» Pour Marion, ergothérapeute en psychiatrie de 27 ans, la présence massive (ou non) des citoyens ne changera, de toute façon, rien au problème. «Se sentir soutenus de près ou de loin est comme un baume au cœur», reconnaît-elle, mais les espoirs d’un «bouleversement de cap gouvernemental» sont à ses yeux bien trop minces. «Macron n’a jamais été ouvert aux demandes du peuple dans la rue. OK, il a exprimé des regrets sur sa politique durant la crise mais je ne crois pas une seconde à ces beaux discours. Un homme ne change pas sa nature en trois mois», développe-t-elle, abattue. Sa collègue Ophélie préfère rester optimiste : «Tout le monde n’est pas dans la rue mais l’opinion publique a pris conscience de notre combat. Il faut se saisir de ce contexte pour créer un après et ne plus jamais revenir la situation avant Covid.»

Lyon : «Les planètes sont alignées»

«Du flouze pour nos blouses», «des pépettes, pas des paillettes» : pour ce quatrième «mardi de la colère» à Lyon, où les hôpitaux ont été particulièrement mobilisés pendant la crise du Covid-19, près de 6 000 personnes, selon la police, ont défilé de l’hôpital Edouard-Herriot au site de l’Agence régionale de santé d’Auvergne-Rhône-Alpes. Un flot de blouses blanches, vertes, bleues, des drapeaux des centrales syndicales et quand même des manifestants «lambda» venus faire corps avec les soignants. Comme Hélène, 66 ans : «Je suis là en tant que patiente et, même si ce n’est pas agréable d’y penser, comme future pensionnaire d’un Ephad», explique l’institutrice retraitée, également «électrice», précise-t-elle : «Quel service public on va laisser à nos enfants ? Je n’ai pas été très à l’aise avec les applaudissements pendant le confinement, comme si c’était beaucoup de bruit pour couvrir les revirements du gouvernement.»

Les vivats aux balcons n’ont pas non plus convaincu Eddie Mercoyrol, médecin urgentiste à l’hôpital Edouard-Herriot : «Je n’y ai jamais cru, c’est une imposture, il y a un égoïsme général, chacun pense d’abord à sa condition, regrette-t-il. Ce qu’on dénonce aujourd’hui, on le dénonce depuis des années, il y a une vraie désespérance, un épuisement non pas physique mais moral.» Pour la première fois de sa carrière, il se dit «très pessimiste» et insiste sur le «point de rupture» atteint : «J’espère juste que les personnels paramédicaux vont être augmentés mais je n’attends rien sur le fond du Ségur de la santé.»

Stéphane Maréchal, infirmier et délégué syndical CGT au centre Les Massues, y croit «un peu» : «Je n’ai pas envie de cracher sur Macron mais de dire qu’il doit mettre en musique ses promesses, prouver que ce n’est pas que de la com, explique-t-il. J’ai l’impression qu’il nous a entendus, qu’il a donné quelques preuves que les choses vont bouger. Mais il faut que le changement soit radical.» Le soignant pointe aussi la spécificité des établissements, tels les Massues, privés à but non lucratif, qui représentent 15 % de l’offre hospitalière du pays : «On partage le même souci de service public, mais on n’est pas fonctionnaires, on n’a pas la sécurité de l’emploi, on est d’autant plus soumis aux dogmes de la productivité, du chiffre d’affaires, de la performance, des parts de marché, de l’équilibre… Il faut renoncer à ça, c’est le moment, les planètes sont alignées, on n’a jamais rassemblé autant de monde dans les rues.»

Aide-soignante, Dalila Aissani travaille dans un Ephad également privé à but non lucratif. «Nous réclamons des moyens humains, du personnel vraiment formé pour prendre en charge les personnes âgées dans la dignité, dit-elle. Il faut des responsables moins gestionnaires, il n’y a que le budget, toujours le budget.» Yannick Duaux-Carrier, infirmier dans le même établissement qu’elle : «Je pense à mes grands-parents, à mes parents, à nous plus tard : ce n’est pas ce que je veux pour eux, pour nous. Quand j’ai des étudiants, je suis heureux de leur donner envie de ce métier, il faut que ça continue.»

Rennes : «Ça n’a rien changé, au fond»

A Rennes, mardi, des grappes serrées de personnels soignants arborent des masques frappés de «SOS» ou des «Hôpital en danger» inscrits dans le dos de leur blouse. Ils ont convergé vers l’esplanade Charles-de-Gaulle au son des casseroles, des applaudissements et d’une sirène d’ambulance traversant la foule. A l’image d’un ciel capricieux, le sentiment des manifestants se révèle en demi-teinte. La mobilisation a attiré 1 300 manifestants selon la police, mais beaucoup regrettent de ne pas avoir été davantage rejoints par des non-soignants, même si des fonctionnaires, des enseignants, des retraités, quelques couturières ou intermittents du spectacle ont grossi les rangs. «La plupart des gens qui applaudissaient à leurs fenêtres ont repris le travail, leur petite vie normale et ne se sentent plus concernés, déplore Sandrine, 50 ans, infirmière puéricultrice à Rennes. Pour eux, la crise du Covid est quasiment terminée et ils veulent penser à autre chose, à l’été, aux vacances. On a été vite oubliés.»

La majorité des infirmières et des aides-soignants, en provenance des établissements publics et privés, réclament davantage de moyens et des salaires plus conformes à leurs missions. Pour tous, il n’y a pas grand-chose à attendre du gouvernement et du Ségur de la Santé. «C’est de la fumisterie !» tacle Florian, aide-soignant en réanimation au CHU de Rennes, qui dénonce l’absence de représentants du personnel paramédical aux discussions. A ses côtés, Claire, 31 ans, coiffée d’un calot fleuri, n’y croit pas davantage. «Comment attendre quelque chose du gouvernement quand notre hiérarchie elle-même ne sait pas ce qu’est notre travail sur le terrain et nous demande de prendre en charge les patients tout en nous traitant comme des machines ? s’interroge-t-elle. On manifeste depuis septembre mais à chaque fois qu’on compte sur le gouvernement, on n’a que des paroles en l’air ou des mesurettes. On peut débloquer des milliards pour Air France ou l’industrie automobile mais pas pour la santé des gens, c’est bizarre, non ?»

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Elise, infirmière de 40 ans : «Quoi qu’on fasse, ça tombe dans le vide car on ne rapporte pas d’argent. Et quand on se met en grève, le boulot est fait quand même, on n’embête pas les gens.» Laurence, aide-soignante de 49 ans, dit de son côté avoir «le cœur serré» et fait cette mise en garde : «Si le Ségur de la santé n’est pas à la hauteur, encore moins de jeunes viendront travailler dans les hôpitaux et plus d’anciens partiront, redoute-t-elle. C’était bien de nous applaudir, mais ça n’a rien changé au fond. On s’en fiche des mercis ou des médailles, on veut juste être considérés à la hauteur de notre investissement quotidien.»

Globalement, la mobilisation s’est déroulée dans le calme dans toute la France. Des heurts ont néanmoins éclaté à la fin, à Paris notamment. Aux Invalides, les manifestants ont subi des tirs de gaz lacrymogènes et une infirmière a été violemment interpellée.
Pierre-Henri Allain à Rennes , Maïté Darnault à Lyon , Anaïs Moran à Paris Photo Ulrich Lebeuf. Myop

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