Gérard Noiriel : «Les propos d’Eric Zemmour sont une incitation à demi-mot à la guerre civile» – Libération

Tribune. Le discours prononcé par Eric Zemmour à la «convention de la droite» samedi et sa retransmission intégrale, et en direct, sur la chaîne LCI, ont suscité une indignation compréhensible. Ce qui est surprenant néanmoins, c’est que beaucoup semblent découvrir aujourd’hui en quoi consiste le fonds de commerce de ce journaliste polémiste et de ceux qui le soutiennent.

Comme à son habitude, le polémiste a prononcé un discours de haine reprenant les grandes lignes de l’histoire identitaire qu’il ressasse dans ses livres. Pour ceux qui n’auraient pas encore compris, le message est politique : «Nous devons être conservateurs de notre identité» et plus loin «la question identitaire du peuple français précède toutes les autres». Alors que le mouvement des gilets jaunes avait replacé les inégalités économiques et sociales au premier plan, ce rassemblement avait pour but de séduire un électorat socialement hétéroclite qui fait encore défaut à l’extrême droite. Voilà pourquoi Zemmour affirme dans son discours que «cette question de l’identité est aussi la plus rassembleuse car elle réunit les classes populaires et les classes moyennes et même une partie de la bourgeoisie».

La spécificité de son discours repose sur sa grammaire identitaire qui présente la situation de la France sur un mode tragique («Vous avez raison d’avoir peur») mobilisant un récit (emprunté à la rubrique des faits divers qu’il généralise) centré sur deux principaux personnages : la France (la victime) et l’Islam (l’agresseur). Ainsi les attentats islamistes annonceraient une «guerre de civilisation» risquant de transformer le pays en une «République islamique française». Toute la vision du passé et du présent est organisée à partir de ce clivage central par emboîtement de couples antagonistes : étrangers-français, musulmans-chrétiens, progressistes-conservateurs, universalistes-nationalistes.

Rhétorique complotiste

Une autre règle fondamentale dans la rhétorique zemmourienne consiste à inverser les relations entre dominants et dominés : les minorités (musulmans, féministes, homosexuels) sont accusées d’exercer leur domination sur le «nous Français» auquel l’auteur s’identifie lui-même. Ce «nous» lui permet notamment d’enrôler sous sa bannière des «ouvriers blancs» punis aujourd’hui, dit-il, parce qu’ils ont profité autrefois de la colonisation.

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Etant donné que la France est une victime, et qu’Eric Zemmour parle au nom de la France, il faut logiquement qu’il persuade son public qu’il est lui aussi une victime. Humilié par l’élite universitaire et brimé par les médias qui l’empêchent de s’exprimer, le polémiste reprend à son compte la rhétorique complotiste qui vise à dénoncer l’«appareil de propagande qui réunit télévision, radio, cinéma, publicité». Il va même jusqu’à parler de «dictature» en comparant notre démocratie à une forme nouvelle de «totalitarisme», alors même que son discours est retransmis en direct par LCI et que CNews s’apprête à lui redonner une chronique quotidienne.

La multiplication des scandales dans lesquels Eric Zemmour a été impliqué depuis une quinzaine d’années explique aussi sa posture de victime, de façon à ce qu’il apparaisse comme celui qui dit tout haut ce que le peuple pense tout bas. Des pamphlétaires comme Zemmour n’existent effet qu’à la condition d’entretenir constamment le feu de la polémique. Voilà pourquoi dans son discours de samedi, il s’en prend à la minorité qu’il appelle «LGBTQ, X, Y, Z» ; et à Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement, qu’il présente ironiquement comme le «sommet de la distinction française».

Si Zemmour a besoin de faire scandale, il doit cependant éviter les condamnations par la justice qui ternissent son image. Pour cela, le journaliste recourt à «la rhétorique du demi-mot» dans le prolongement des «petites phrases» de Jean-Marie Le Pen. Comme lorsqu’il reprend ses attaques contre la justice sans toutefois contester explicitement les condamnations qui l’ont frappé. Ou quand il évoque la thèse du «grand remplacement» de l’écrivain Renaud Camus, qu’il ne reprend jamais explicitement à son compte tout en annonçant le «remplacement d’un peuple par un autre peuple». Les islamistes s’apprêtant à «coloniser la France», Zemmour pose la question : «Les jeunes Français seront-ils majoritaires sur la terre de leurs ancêtres ?» et il enchaîne en se tournant vers le public : «Qui seront leurs Indiens et leurs esclaves ? C’est vous.»

Bouleversements récents des médias audiovisuels

A la question : «Comment se battre ?» Eric Zemmour répond que les vieux mots de la République (laïcité, intégration, droits de l’homme) n’ont plus de sens. «Jaurès et Blum n’appelleraient plus “République” ce que nous appelons aujourd’hui “République”.» Ces débats sont dépassés ajoute-t-il, car aujourd’hui, «c’est le jihad partout pour tous», «l’alliance de la kalach et de la djellaba». «Les jeunes Français vont-ils accepter de vivre en minorité sur la terre de leurs ancêtres ? Si oui ils méritent leur colonisation, sinon ils devront se battre pour leur libération.» Implicitement, à demi-mot, ces propos sont une incitation à la guerre civile.

Ce condensé de grammaire identitaire a une histoire propre. Il a été inventé par Edouard Drumont dans la France juive (1886). Pour que celle-ci puisse fonctionner, deux conditions ont été nécessaires : l’intégration des classes populaires au sein de l’Etat nation et l’émergence d’un espace public structuré par une grande presse ayant familiarisé ses lecteurs aux faits divers (crimes, attentats, scandales, «affaires»). On ne peut pas comprendre l’audience de ce pamphlet antisémite (premier best-seller politique de la IIIe République) si on ne voit pas qu’il a été publié au moment où sont nés les grands quotidiens de masse, se livrant une concurrence acharnée pour élargir leur audience.

De la même manière que le personnage sulfureux de Drumont a joué un rôle majeur dans la diffusion de ses thèses antisémites, l’audience acquise par Eric Zemmour s’explique par les bouleversements récents des médias audiovisuels et des réseaux sociaux (information en continu et logique du clash). Les images de la chaîne LCI sont à cet égard révélatrices : Zemmour en posture du conférencier, mains cramponnées au pupitre, trémolos dans la voix, prenant à témoin son auditoire ; zoom sur le public, gros plan sur Marion Maréchal et la caution intellectuelle du jour, Raphaël Enthoven ; propos suivis d’applaudissements, de manière à convaincre les téléspectateurs qu’ils ont écouté en direct un grand penseur et un authentique résistant.

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Il suffit de consulter les réseaux sociaux pour constater que tous ceux qui s’identifient à Eric Zemmour savent compléter ses allusions au point de voir dans son discours des encouragements à combattre les musulmans par des moyens violents. On retrouve ici un processus que les historiens et les sociologues appellent «les prophéties autoréalisatrices» : les discours de haine peuvent susciter les catastrophes qu’ils annoncent en créant les conditions de leur engrenage.

Et s’il faut, bien évidemment, combattre par tous les moyens ceux qui prônent le jihad, cela ne peut en aucun cas justifier la publicité faite aux thèses d’Eric Zemmour sur LCI. De même, accorder une tribune quotidienne à Zemmour sur CNews, autre chaîne d’information en continu, pour grappiller quelques points d’audimat, c’est jouer avec le feu. Si un fanatique du «grand remplacement» commet un massacre comme celui qui s’est produit il y a quelques mois aux Etats-Unis, ces chaînes télévisées en porteront une lourde responsabilité.

Gérard Noiriel vient de publier le Venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République, La Découverte, 252 pp., 2049, 19 €.

Gérard Noiriel historien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

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