Etats-Unis : un an après la mort de George Floyd, la ville d’Austin “réinvente” sa sécurité publique en réduis – franceinfo

Dans la capitale du Texas, les failles de la police ne sont pas une affaire nouvelle. En cinq ans, au moins 35 personnes sont mortes au cours d’interventions policières. À Austin comme dans le reste des Etats-Unis, des habitants noirs sont trop souvent ciblés par des hommes en uniforme. Un chef adjoint de la police a été mis en retrait à l’automne 2019, accusé de propos racistes tenus durant une décennie. “Une discussion s’est alors engagée sur la manière de réinventer notre sécurité publique, relate à franceinfo Natasha Harper-Madison, membre du conseil municipal. Le meilleur moyen était de repenser le budget de la police.” 

Les violences policières de l’année 2020 vont donner l’impulsion à cette réforme. Dans la ville texane, Michael Ramos, un homme noir et hispanique, meurt sous les tirs d’un officier en avril. Un mois plus tard, à Minneapolis, un Afro-Américain, George Floyd, est tué par un policier blanc, Derek Chauvin. Ce meurtre déclenche une pression massive de la rue en faveur de coupes budgétaires. Depuis, Austin, îlot progressiste dans un Etat républicain, est devenue la métropole des Etats-Unis la plus avancée dans le définancement des forces de l’ordre, selon Bloomberg*. Avec quels effets ? 

Jusqu’à l’an dernier, le financement des forces de l’ordre* dans la capitale texane représentait 40% de l’enveloppe budgétaire municipale. Le nouveau budget, voté en août 2020, met sur pause une hausse de 50% de ces dépenses sur sept ans, rapporte le Texas Monthly*. Les crédits destinés aux policiers sont ramenés de 434,4 millions de dollars à 292,9 millions par an. 

Cette réduction entraîne la suppression de 180 postes de policiers – dont 150 vacants – sur un total d’environ 1 800 agents. La formation de quatre nouvelles promotions de policiers est retardée, et le budget dédié aux heures supplémentaires réduit.

“La majorité de notre budget était liée au contrôle de notre population. Il fallait doubler la mise sur nos investissements dans la collectivité.”

Natasha Harper-Madison, membre du conseil municipal et maire suppléante d’Austin

à franceinfo

Le premier axe de cette réforme consiste à réinvestir 31,5 millions de dollars dans un vaste éventail de programmes sociaux, de santé et de prévention de la violence, entre autres. Les sommes dégagées bénéficient notamment à l’assistance aux sans-abri, “pour les traiter comme des patients et non comme des criminels”, souligne Natasha Harper-Madison.

La ville d’Austin a acheté deux hôtels, amenés à être transformés en quelque 150 logements pour ces sans-domicile-fixe. Chris Harris, directeur du projet de justice pénale au sein de l’organisation Texas Appleseed, et membre du groupe de travail pour réformer la sécurité publique à Austin, précise que les anciens fonds de la police “financeront des services sur place, comme des soins de santé mentale, ou des traitements en cas de toxicomanie”. 

Des soignants des services médicaux d'urgence (EMS) d'Austin, au Texas (Etats-Unis), s'apprêtent à entrer dans une maison de retraite, le 5 août 2020.  (JOHN MOORE / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

D’autres fonds issus du maintien de l’ordre viendront financer l’aide aux victimes de violences familiales. “Cela signifie un deuxième centre d’hébergement pour ces personnes”, se félicite Kelly White, présidente de The Safe Alliance, qui gère déjà un centre d’accueil à Austin pour ces victimes. 

Le définancement de la police profite aussi aux services médicaux d’urgence de la capitale texane. Entre les fonds venus des forces de l’ordre et ceux dédiés à la lutte contre l’épidémie de Covid-19, ils ont gagné 10 millions de dollars. Cela représente “72 postes en plus”, “un sacré investissement”, selon Andy Hofmeister, chef adjoint de ces services. Grâce aux ressources policières, deux nouvelles ambulances roulent maintenant 24 heures sur 24.

“Cela nous permet d’aller dans la direction que nous souhaitions depuis longtemps. Que les patients aient exactement ce dont ils ont besoin.”

Andy Hofmeister, chef adjoint des services médicaux d’urgence à Austin

à franceinfo

La municipalité entend ramener les policiers à leur première mission : le maintien de l’ordre. Le deuxième volet de la réforme amorce cette réorganisation : 76,6 millions de dollars ont été immobilisés dans un fonds dit “de séparation”. Une somme tirée des budgets de services jusqu’alors rattachés à la police, et que la ville pourrait rendre indépendants. Ces 76,6 millions serviraient alors toujours à financer ces missions, même si elles sortent du giron policier.

Le bureau de la police scientifique est ainsi devenu une entité à part en février, à la suite de graves problèmes révélés en 2016. Contaminations de certains prélèvements, manque d’expertise scientifique, recours à des méthodes contestables… Le constat était tel qu’une fermeture temporaire du laboratoire a été décrétée, suivie d’une reprise en main par l’Etat.

“La police triait les affaires. Si, à ses yeux, une accusation d’agression sexuelle ne pouvait pas aboutir, elle ne menait pas ces tests”, assure Amanda Lewis, cofondatrice du Survivor Justice Project, une organisation d’Austin qui défend les victimes de violences sexuelles. Egalement membre du groupe de travail pour réformer la sécurité publique, elle se félicite de cette nouvelle entité distincte.

“Les services de police non directement liés au maintien de l’ordre ont tendance à être sous-estimés, à manquer de ressources.”

Amanda Lewis, directrice du Survivor Justice Project

à franceinfo

L’accent est également mis sur la transparence, avec un budget doublé pour le bureau indépendant de surveillance de la police. Ce dernier est chargé d’évaluer ses pratiques et de recevoir les plaintes à son encontre. Pour la directrice du bureau, Farah Muscadin, “les plaintes qui nous arrivent ont augmenté, et le fait d’avoir des postes supplémentaires nous aide énormément”. 

Les services d’assistance et le centre recevant les appels d’urgence ont à leur tour été détachés, poursuit Alison Alter, membre du conseil municipal d’Austin. L’idée est désormais d’envoyer des soignants, et non des policiers, pour les appels relevant d’urgences psychiatriques. D’après un rapport* de 2019, Austin est la métropole américaine comptant le plus de décès par balle lors d’interventions policières pour ces urgences. 

Une manifestation du mouvement Black Lives Matter devant le siège de la police d'Austin, au Texas (Etats-Unis), le 4 juin 2020.  (AMERICAN-STATESMAN-USA TODAY NET / SIPA)

Ressources humaines, finances, bureau d’information publique… Plusieurs services internes de la police ont rejoint les départements généraux de la ville dédiés à ces sujets*. Quant aux autres missions dissociables, “je ne peux pas vous dire si nous allons les déplacer, le processus est en cours”, concède Alison Alter. Le bureau des affaires internes, chargé d’évaluer des incidents impliquant des policiers et des plaintes les visant, est concerné. “Ses membres sont tous des officiers… Il est clair que cela contribue à un manque de discipline, commente Chris Harris, regrettant les retards pris sur cet engagement. Des questions légales se posent, et il y a une certaine pression politique.” 

L’autonomie du service des victimes, qui apporte un soutien psychologique, pose également question. Courtney Santana, directrice de Survive2Thrive, un organisme qui cherche des places d’hébergement pour des victimes de violences, travaille directement avec ce service. “Si vous le sortez du giron de la police, il disposera de moins de ressources, craint-elle. Il aura moins d’informations et moins d’accès aux données. Nous avons le sentiment que la police ne l’appellera pas s’il est dissocié des forces de l’ordre.” 

Le débat sur le service des victimes se poursuit. Il s’inscrit dans le troisième et dernier axe de la refonte du budget de la police : le transfert de 45,1 millions de dollars vers un fonds pour “réimaginer la sécurité publique” à Austin. A terme, il pourrait financer des programmes alternatifs de sécurité, après la réflexion du groupe de travail* dédié au sujet. Composé d’associations locales et de directeurs municipaux, il se réunit chaque mois depuis septembre. Des sous-groupes échangent chaque semaine, sur des sujets tels que l’usage de la force, les effectifs des services de patrouille ou la lutte contre les inégalités.

Cette “task force” a présenté ses recommandations* au conseil municipal le 20 avril, dans l’espoir que certaines apparaissent dans le prochain budget. En 75 pages, le groupe de travail réclame par exemple de définancer certains services, comme l’unité antigang. Les patrouilles chargées de la circulation, poursuit-il, “ne doivent plus avoir d’armes létales en leur possession”. Les fonds débloqués pourraient, entre autres, financer un programme pilote de revenu universel à Austin, pour “les communautés trop contrôlées par la police”. 

Ces communautés ont fait partie intégrante du processus. “Nous souhaitions vraiment avoir le retour d’habitants touchés négativement par le maintien de l’ordre”, souligne Farah Muscadin, également membre de la “task force”. L’un de ses pairs, Chris Harris, évoque “des heures de discussion” avec des habitants, “pour parler de leurs expériences en matière de sécurité publique”. Cet accent mis sur la collectivité peut s’avérer très efficace, selon Ben Struhl, directeur du Centre sur la criminalité et la résilience de la population à l’université Northeastern (Etats-Unis).

“Quand la police discute avec les habitants sur la manière dont ils peuvent travailler ensemble pour arrêter et prévenir la violence, des villes avec des problèmes de longue date deviennent beaucoup plus sûres.”

Ben Struhl, directeur du Centre sur la criminalité et la résilience de la population à l’université Northeastern

à franceinfo

Ces réformes venues des citoyens verront-elles le jour ? A Austin, des voix s’élèvent pour préserver le statu quo. “Attention ! La police d’Austin est définancée, vous entrez à vos risques et périls !” pouvait-on lire sur des panneaux d’affichage dès septembre. A l’origine du slogan, l’association des polices municipales du Texas. Une coalition d’élus et de militants a plus récemment été lancée pour faire pression sur le conseil municipal et obtenir une marche arrière. Et le gouverneur républicain du Texas, Greg Abbott, a déjà menacé d’empêcher ce définancement.

Leur argument ? Ces coupes budgétaires ont selon eux des effets néfastes, déjà visibles. L’association de la police d’Austin affirme que les démissions de policiers – 62 entre le 1er janvier et le 8 avril  sont directement liées à ces réformes. “Ces gens ne veulent pas travailler pour une police en sous-effectif, ils veulent travailler pour une ville qui les soutient”, dénonce auprès de franceinfo le président de l’association, Kenneth Casaday. Et cette année, la criminalité a explosé.”

Le gouverneur de l'Etat du Texas, Greg Abbott, exprime son soutien à la police et son opposition à la réduction de son budget, lors d'une conférence de presse à l'association de la police d'Austin, le 10 septembre 2020 à Austin, au Texas (Etats-Unis).  (AMERICAN-STATESMAN-USA TODAY NET / SIPA)

Si les démissions sont bien en hausse, la criminalité l’était déjà début 2020, avant l’entrée en vigueur du budget, en octobre. “Il est impossible de dire l’impact de ces réformes sur la criminalité. Vous ne pouvez pas isoler ces coupes budgétaires d’autres facteurs, comme la pandémie ou l’économie”, réplique Ben Struhl. Le chercheur ajoute que “des villes ont démontré que d’excellents investissements dans des programmes sociaux et de santé publique réduisent le besoin de maintien de l’ordre”.

Répondre aux craintes sur la criminalité est le premier obstacle sur le chemin de la réforme. “Des gens pensaient que nous allions abolir la police, que tout effort pour réduire son budget impliquerait moins de sécurité, regrette Natasha Harper-Madison. Ce que nous disons, c’est que le maintien de l’ordre a été mauvais. Et qu’il peut devenir bien meilleur.”

* Ces liens renvoient vers des contenus en anglais.

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