ENTRETIEN. En Ukraine, la contre-offensive « n’aurait pas dû réussir » pour l’ex-colonel Michel Goya – Ouest-France

L’armée ukrainienne a lancé le 6 septembre 2022 deux contre-offensives dans les régions de Kharkiv et Kherson, conquises par les Russes. Depuis, Kiev ne cesse de revendiquer la reprise de territoire, évoquant jusqu’à 8 000 km2 de reconquête.

Comment expliquer un tel renversement de situation, plus de six mois après le début de l’invasion en Ukraine ? L’ex-colonel de l’armée de Terre et expert en stratégie militaire Michel Goya nous donne son analyse de la situation.

Était-il possible d’envisager un tournant si rapide dans le conflit ?

L’armée ukrainienne a repris nettement plus que ce que les Russes ont pris dans les trois derniers mois. C’est une victoire assez spectaculaire. Peut-être même d’ailleurs que les Ukrainiens n’imaginaient pas qu’elle serait aussi importante.

Cette percée est très surprenante. Nous [les militaires] ne comprenons pas comment les Russes ont pu se laisser avoir comme ça.

La situation en Ukraine, le 14 septembre 2022. | INFOGRAPHIE OUEST-FRANCE

Moscou ne semble pas avoir anticipé l’ampleur de la contre-offensive ukrainienne. Comment est-ce possible ?

C’est un mystère. Ce genre d’attaque ne passe pas inaperçu : on réunit 20 000 hommes avec des centaines de véhicules blindés à quelques kilomètres du front. Surtout à une époque où le champ de bataille est normalement très transparent, alors que les Russes ont des satellites, des drones, des avions, des commandos, des espions…

Cette attaque n’aurait pas dû réussir. C’est ce qui surprend tout le monde, ce qui montre que l’armée russe est beaucoup plus faible qu’on ne le pensait à ce moment-là. On avait visiblement surestimé l’armée russe.

Il y a forcément eu des failles très profondes. Quand on subit un désastre, c’est qu’il y a une incompétence quelque part. Je pense qu’il y a eu un défaut d’appréciation de la situation.

Pourquoi l’armée ukrainienne a-t-elle fait le choix de reprendre ces régions-là d’abord ?

Les Ukrainiens ont attaqué le secteur qu’ils savaient particulièrement faible. Les Russes n’ont pas du tout vu cette offensive en préparation, ce qui est déjà en soi un mystère. À partir de là, les Ukrainiens ont percé et gagné une première bataille de dislocation. Ils ont pénétré à l’intérieur du dispositif russe, incapable de combattre de manière cohérente dans toute la région.

La bataille n’est pas terminée. Il faut voir si c’est vraiment conjoncturel ou si les Russes ont vraiment des problèmes structurels, ce que je crois. Les semaines à venir seront déterminantes : si les Ukrainiens sont capables de réorganiser leurs forces et d’attaquer à nouveau avec une opération du même ordre. Ça voudrait dire que l’initiative est complètement passée de l’autre côté.

Il y a actuellement deux contre-offensives, à l’est de Kharkiv et à Kherson. L’armée ukrainienne y déploie-t-elle les mêmes stratégies ?

Non, justement. La bataille de Kharkiv est assez classique, avec une concentration des forces face à un dispositif qui était faible.

La situation dans le Donbass, à l’est de Kharkiv, en Ukraine, le 14 septembre 2022. | INFOGRAPHIE OUEST-FRANCE

Du côté de Kherson, ça ressemble beaucoup plus à un siège. Les 20 000 hommes qui sont sur la tête de pont au-delà du Dniepr sont très largement isolés par des frappes d’artilleries, frappes aériennes, qui coupent les ponts et la logistique. C’est une zone fortifiée, qui était plus solidement tenue que le nord de Kharkiv mais ils sont quasiment assiégés. Les Ukrainiens bougent petit à petit et ils espèrent un effondrement dans la zone, un repli des forces russes en arrière du fleuve.

Donc ce sont des combats différents mais ce sont deux opérations à peu près d’une même ampleur. D’ailleurs simplement le fait de pouvoir organiser deux offensives importantes simultanément est, déjà, en soi, une performance qu’on n’imaginait pas possible tout de suite.

Comment expliquez-vous que ces contre-offensives interviennent maintenant et pas il y a deux semaines ou dans deux semaines ?

D’abord, il faut du temps pour organiser une opération comme celle-ci. Au moins trois semaines. Là, ça vient d’une opportunité, c’est-à-dire la découverte de la faiblesse du dispositif russe. Il fallait la saisir maintenant. Ensuite, les Ukrainiens veulent prendre l’initiative des combats et essayer d’obtenir des résultats décisifs, voire de gagner la guerre militairement le plus tôt possible, éventuellement avant l’hiver.

La crainte de l’hiver, c’est un enlisement des combats ?

On peut toujours combattre en hiver, mais c’est plus compliqué de lancer des offensives au milieu d’un hiver très rigoureux, comme on peut en avoir dans la région. D’où l’intérêt d’essayer d’avoir le maximum de résultat avant.

Et puis il y a également ce désir d’en finir au plus vite. C’est une épreuve terrible pour la nation ukrainienne. Donc Kiev va essayer de profiter de cette supériorité.

À quoi tient le succès de ce genre d’opération ? Est-ce à la capacité matérielle ? Au moral des troupes ? Un peu des deux ?

Faire la guerre est une affaire humaine. Des deux côtés, on a sensiblement des équipements semblables, à 80 %. Le matériel joue mais c’est surtout un problème humain. Le succès tient surtout à la qualité technique et au moral des combattants, de part et d’autre.

L’armée ukrainienne est montée en puissance. Tous les efforts qui ont été faits depuis six mois, de formation, de mobilisation, portent leurs fruits.

Depuis le début de la guerre, l’armée russe a tendance à régresser. Il y avait de bonnes unités de combat, d’élite, des fantassins de marine, des parachutistes. Elles ont subi beaucoup de pertes et sont complètement usées depuis juillet. En revanche, on a vu arriver de plus en plus de bataillons avec des jeunes recrues peu formées. Il y a eu une dégradation du capital humain.

Alors qu’inversement l’armée ukrainienne, même si elle a connu des difficultés aux mois de mai et juin, est montée en puissance. Tous les efforts qui ont été faits depuis six mois, de formation, de mobilisation, en plus évidemment de l’aide matérielle occidentale, portent leurs fruits. Donc on a une armée plus puissante qu’avant et même plus puissante que l’armée russe.

Il y a en réalité deux armées ukrainiennes : l’armée d’active et les unités territoriales, de garde nationale ou de milices qui ont été formées au début de la guerre avec des réservistes et même des civils mobilisés. Les brigades territoriales sont désormais capables d’attaquer au nord de Kharkiv. Ça veut dire que ces unités sont tactiquement bien supérieures à ce qu’elles étaient au début de la guerre. C’est ce qui fait la différence.

Est-ce que l’Ukraine a aussi bénéficié de plus d’aide qu’on le pensait ?

L’Ukraine a bénéficié de beaucoup d’aide, bien sûr, matérielle, d’artillerie, de missiles antiaériens… Mais surtout, le deuxième atout, c’est que les Américains en particulier fournissent énormément de renseignements. Les Américains et les Britanniques ont probablement aussi aidé à la conception de cette offensive. Cette aide très importante a fait la différence. Mais elle ne sert à rien si l’armée n’est pas bonne ou n’a pas envie de combattre.

Les avancées ukrainiennes suscitent de l’espoir mais ne faut-il pas rester prudent ? Jusqu’où la contre-offensive pourrait-elle aller ?

Ça suscite beaucoup d’espoirs et c’est une spirale de victoires : la victoire entraîne la victoire. Pour avoir envie de se battre et prendre des risques mortels, il faut avoir le sentiment que cela va servir à quelque chose. Avoir le sentiment que ça va permettre de gagner, de libérer le territoire ukrainien, ça rend plus facile de prendre ces risques.

À moins d’une réaction très forte de la Russie, une réorganisation très profonde de leur armée et sans doute une politisation plus importante de la nation, on ne voit pas très bien comment ils pourraient s’en sortir.

Il peut y avoir un enchaînement avec un effondrement de l’armée russe, si elle n’arrive pas à arrêter la progression ukrainienne actuelle, si elle subit d’autres échecs. Ça peut créer une spirale inverse, une spirale d’échecs.

C’est peu probable, mais si les Ukrainiens sont capables de renouveler ce type d’attaques, par exemple dans la région de Zaporijjia, dans le Sud, ça voudrait dire qu’ils ont définitivement pris l’initiative des opérations et qu’à moins d’une réaction très forte de la Russie, une réorganisation très profonde de leur armée et sans doute une politisation plus importante de la nation, on ne voit pas très bien comment ils pourraient s’en sortir.

Et vous croyez à une mobilisation plus importante ?

Ça, c’est la grande inconnue parce que la déclaration de guerre et la mobilisation générale, c’est un peu une boîte de Pandore. D’abord, matériellement, ça serait très compliqué parce que rien n’est prévu et ça prendrait des mois. Et politiquement, c’est très impopulaire. Vladimir Poutine a pris soin de mettre la population à l’écart des conséquences de cette guerre, autant que possible. C’est quand même la première fois qu’un pays européen envahit un voisin sans déclarer la guerre et sans mobilisation générale. Cela montre bien qu’il y avait une méfiance. Si l’on franchissait ce cap, ce serait l’ouverture d’une boîte de Pandore.

Vous avez évoqué la possibilité de poursuivre la contre-offensive autour de Zaporijjia. Est-ce, selon vous, la suite des opérations la plus logique ?

C’est en tout cas ce que je ferais si j’étais chef d’état-major de l’armée ukrainienne ! Dès que les Russes se ressaisissent dans le Nord, je reprends cinq ou six brigades de manœuvres (environ 20 000 hommes) et je réattaque dans une zone plutôt faible, comme celle entre le sud de Zaporijjia et la province de Donetsk. Une attaque pourrait avoir des conséquences catastrophiques pour les Russes. Si les Ukrainiens arrivaient à percer dans ce secteur, ils pourraient s’emparer de la ville de Melitopol, qui est le nœud routier de toute la région sud, récupérer la centrale nucléaire d’Enerhodar (Zaporijjia), voire éventuellement avancer vers Marioupol menacer de l’autre côté le front de Kherson. Ce doit être un peu dans les esprits et c’est de ce côté qu’il faudra certainement regarder.

Et l’armée ukrainienne a les moyens d’à la fois maintenir les positions qui sont en train de récupérer et de lancer d’autres contre-offensives ?

C’est justement toute la question. Les Ukrainiens, maintenant, sont plus nombreux que les Russes, donc ils ont une capacité à la fois de tenir le front et d’organiser des attaques. Chose que les Russes ont beaucoup de mal à faire pour l’instant. Donc, c’est possible effectivement. Mais il faut que les Ukrainiens fassent vite : dès que ça s’arrête quelque part, il faut qu’ils attaquent ailleurs.

Peut-on parler de « guerre éclair » (terme employé notamment pour décrire l’invasion allemande de la Pologne en 1939) ?

Je ne suis pas un grand fan de ce terme, qui correspond plutôt à une période où l’on obtient des résultats complètement décisifs pour gagner la guerre très vite. On n’y est pas encore.

Je compare plutôt ça aux opérations de 1918. Cette guerre, c’est un peu une Première Guerre mondiale en accéléré, avec en 1914 de grandes batailles, dont la bataille de la Marne. Puis le front se fige, avec une période des tranchées pendant plusieurs années. Et puis, en 1918, la situation se débloque à nouveau avec toute une série d’attaques, d’offensives. À force d’ouvrir des brèches, d’ouvrir des poches, le front allemand a fini par s’effondrer. Militairement, ça ressemble plutôt à ça aujourd’hui.

On pourrait s’attendre à la même issue, avec un effondrement russe ?

Exactement.

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