Retraites : «Les Français ont raison de redouter une entourloupe», juge Martine Aubry – Le Parisien

Sa voix est rare, elle porte. Elle qui refuse d’habitude toutes les interviews pour se consacrer à sa ville de Lille, où elle vient d’annoncer sa candidature à un quatrième mandat, sort du silence à l’aube de la grande mobilisation sociale parce que, dit-elle, « les Français sont inquiets et se sentent vulnérables ».

Fine connaisseuse du dossier des retraites, l’ancienne ministre du Travail accuse le chef de l’Etat d’entretenir sciemment le flou et de diviser les Français dans un moment de grande fragilité pour le pays. Elle qui défilera dans les cortèges parmi les manifestants appelle aussi à éviter à tout prix les violences.

Vous serez présente dans les cortèges contre la réforme des retraites ?

MARTINE AUBRY. Bien sûr, comme je l’avais fait en 1995. Je vais manifester à Lille, comme à chaque fois qu’on veut nous imposer une réforme injuste.

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Emmanuel Macron s’en est pris ce mercredi à « ceux qui ne prennent jamais la mer », dans une métaphore maritime visant la gauche et les syndicats…

C’est quoi prendre la mer dans l’esprit du président de la République? S’attaquer au pas de charge, en accroissant les inégalités, à tout ce qui fonde notre pacte social? La retraite en est un élément majeur. Ceux qui la prennent, après avoir travaillé longtemps, doivent pouvoir recevoir un revenu leur permettant de vivre correctement, de continuer à s’épanouir. Rappelons qu’en France, l’espérance de vie en bonne santé n’est que de 62,5 ans, en dessous des autres pays développés.

« Quand c’est flou, il y a un loup », pour reprendre une de vos expressions ?

Je ne suis pas là pour faire des petites phrases, mais pour dire combien je suis inquiète. Cela fait des semaines que le gouvernement nous dit qu’il concerte, qu’il consulte, et on n’a toujours pas le moindre texte sur la table. On navigue en plein brouillard! Un jour on nous parle d’âge pivot, le lendemain de la clause du grand-père, et on ne connaît toujours pas les éléments majeurs de la réforme, comme le taux de remplacement ou la valeur du point. Quand on voit ce flou permanent, cette cacophonie entre ministres, les Français ont raison de redouter une entourloupe, comme le dit justement Laurent Berger ( NDLR : leader de la CFDT ). Et ce d’autant que le président, qui avait promis de ne pas toucher aux retraités, a augmenté la CSG, désindexé les pensions, avant de les rétablir partiellement après la crise des Gilets jaunes. Jean-Paul Delevoye ( NDLR : haut-commissaire aux Retraites ) a annoncé qu’on gardait l’âge de départ à 62 ans, en oubliant de préciser que ce n’était pas à taux plein. Le président, lui, a annoncé 1 000 euros minimum de retraite – bruts –? On ne sait pas s’il parle de la retraite de base, du minimum contributif, qui sera déjà à 970 euros au 1er janvier, ou du minimum vieillesse, qui sera à 900 euros. Il y a vraiment de quoi s’inquiéter…

Pourtant, est-ce qu’une réforme systémique, avec un régime universel par points, n’est pas incontournable ?

Oui, il faut une réforme des retraites, mais une réforme juste, pas pour faire face aux problèmes financiers que l’on a soi-même créés. Le problème de nos retraites n’est plus financier : ce n’est pas moi qui le dis, c’est Emmanuel Macron, pendant la campagne présidentielle ! Le Conseil d’orientation des retraites, fort opportunément, vient de publier des perspectives de 8 à 17 milliards d’euros de déficit pour 2025. Il y a un an, c’était 5 milliards. Entre-temps, le gouvernement a pris des mesures qui ont aggravé ces prévisions, comme la baisse du nombre de fonctionnaires, le gel de leur salaire et la réforme de l’Unédic, qui font moins de recettes dans les caisses. Mais si on se situe au-delà de 2025, la réforme des retraites n’est plus un enjeu financier. Selon les économistes, les prévisions à court terme sont très variables. Ils prévoient une prévision du déficit jusqu’en 2030, avant un retour à l’équilibre.

Donc toucher à l’âge légal de départ à 62 ans ou travailler plus, pour vous…

C’est non !

Les régimes spéciaux ne sont pas très populaires…

Il faut que le gouvernement arrête d’opposer les Français entre eux. Quand il y a un régime spécial, c’est qu’il y a des raisons spéciales : de la pénibilité, des contraintes horaires, du travail le week-end, des salaires plus bas etc. Quand j’entends le gouvernement opposer un chauffeur routier et un conducteur de train pour dire que ce dernier est un nanti, je trouve cela insupportable. Ce sont de petites retraites, dans les deux cas. Par ailleurs, depuis les réformes de 2008 et 2011, les cheminots qui sont nés après 1973 vont cotiser 43 ans. Qu’on le dise aux Français, au lieu de les présenter comme des nantis! Et parlons des fonctionnaires, dont on nous dit que les primes seraient dorénavant intégrées au calcul du salaire. Faut-il y croire? Et que dire pour les enseignants et les infirmières, qui n’ont pas de primes? Quand on parle de fiscalité, en revanche, je constate que tout est normal, rien n’est spécial! Le gouvernement a quand même créé un régime spécial avec la « flat tax » plafonnant à 30 % l’imposition des revenus des actions et obligations, un cadeau pour les plus riches. Sans parler de la refonte de l’ISF…

Ce serait quoi, une réforme juste ?

Ce serait une réforme qui corrige une partie des inégalités, à commencer par l’écart d’espérance de vie, qui est de six ans entre les ouvriers et les cadres, et de treize ans entre les 5 % de Français les plus riches et les 5 % moins riches. D’où l’importance de la prise en compte de la pénibilité. François Hollande a permis le départ à 60 ans pour les carrières longues et mis en place le compte personnel de pénibilité. Ce gouvernement a supprimé quatre des huit critères de pénibilité. Qu’il regarde les artisans et les salariés du bâtiment qui ont le dos brisé à 50 ans, les aides-soignantes dans les Ehpad, les agriculteurs, qui ont, par ailleurs, des retraites basses. Une réforme juste, c’est prendre en compte les carrières hachées ou précaires, car les femmes ont des pensions inférieures de 40 % à celles des hommes, et c’est prévoir un taux de remplacement plus élevé quand on a un bas salaire.

Un an après le début des Gilets jaunes, n’est-ce pas périlleux d’entamer une réforme si massive ?

L’entamer comme cela oui, car le pays est fragile, les Français sont inquiets, ils se sentent vulnérables. Cela n’empêche pas de faire des réformes, mais dans la clarté et la justice, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Je n’ai jamais pensé qu’il fallait régler les problèmes dans la rue et encore moins avec violence. J’appelle vraiment à se mobiliser sans violence. J’espère que ce grand mouvement social sera fort et calme pour que le gouvernement comprenne qu’on ne peut pas continuer à réformer dans l’injustice.

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Des macronistes accusent le PS de défiler au côté du Rassemblement national…

Alors là, ça suffit ! On voit très bien qu’Emmanuel Macron veut rejouer le match contre le Rassemblement national. Regardez le débat hallucinant sur le foulard des mères qui accompagnent leurs enfants dans les sorties scolaires. Tout est là pour aller de nouveau vers ce duel. Ce jeudi, vont défiler tous ceux qui considèrent que cette réforme est injuste et qui se sentent méprisés. Ils manifestent pour la justice. Voilà la vérité.

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