Un procès pour montrer « la réalité terrifiante des désastres du Mediator » – L’Union

Ce procès pénal hors norme, qui verra comparaître jusqu’à fin avril 2020 le groupe pharmaceutique et l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), est très attendu, neuf ans après la révélation de l’affaire par la pneumologue brestoise Irène Frachon. Les milliers de victimes exigent « réponses et réparation », tandis que les laboratoires Servier espèrent qu’il permettra de « sortir ce dossier de la caricature ».

De nombreuses victimes déjà indemnisées par Servier

Avant même le début du procès, plusieurs milliers de victimes du Mediator ont été indemnisées en réparation de pathologies liées à ce médicament commercialisé pendant trente-trois ans par les laboratoires Servier.

Le groupe pharmaceutique, qui publie chaque mois sur son site internet un point actualisé, indique avoir déjà adressé des offres d’indemnisation à plus de 3 700 malades pour un montant total évalué fin août à 164,4 millions d’euros, dont 131,8 millions déjà versés.

Ces indemnisations vont « de quelques milliers à plusieurs centaines de milliers d’euros », atteignant même un million d’euros « dans un seul cas », avaient précisé les laboratoires en avril. Les victimes ayant développé des séquelles et des lésions cardiaques après avoir pris ce médicament avaient quatre possibilités pour faire expertiser leur préjudice et demander réparation : s’adresser au fonds public d’indemnisation, saisir le juge civil ou le juge administratif, ou encore s’associer aux procédures pénales.

Au total, près de 10 500 demandes indemnitaires ont été déposées avant l’ouverture du procès pénal, selon la firme.

– Le fonds public d’indemnisation

La voie de loin la plus empruntée a été celle d’un règlement amiable, via le fonds public d’indemnisation des victimes du Mediator et de leurs ayants droit, créé par décret et géré par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) depuis septembre 2011.

Le collège d’experts de l’Oniam a, sur la base de dossiers médicaux, rendu 10 084 avis depuis la création du dispositif et reconnu l’imputabilité au médicament dans 37 % des cas (3 735 avis positifs). Le processus se poursuit puisque, depuis le début de l’année, l’Oniam a reçu « 224 nouvelles demandes, soit près d’une trentaine par mois », précise l’Office.

Une fois le lien avec la prise de Mediator reconnu, c’est alors à Servier de proposer une offre transactionnelle dans les trois mois. « C’est seulement en cas de silence, de refus ou d’offre manifestement insuffisante de la part du laboratoire Servier que la victime peut demander à l’Oniam de l’indemniser », ajoute-t-on de même source. Ce dispositif, qui a permis d’indemniser rapidement « un nombre considérable » de personnes, présente toutefois pour un avocat de victimes, Charles Joseph-Oudin, «  des inconvénients »  : les montants sont « inférieurs de moitié » à ceux prononcés par un juge.

– Les contentieux devant les tribunaux

Des plaignants ont préféré se tourner vers le tribunal de grande instance pour que soit engagée la responsabilité des laboratoires ou le tribunal administratif pour engager celle de l’État. Quelque 900 demandes ont à ce jour été étudiées par les juridictions civiles ou administratives, précise la firme pharmaceutique, selon laquelle l’imputabilité a été reconnue dans 27,1 % des dossiers. La responsabilité civile des laboratoires Servier, pour avoir laissé sur le marché un médicament « défectueux », est définitivement reconnue par la justice française. La faute de l’État dans la surveillance du médicament à partir de 1999 a elle aussi été tranchée.

– Les poursuites pénales

En parallèle, une victime pouvait déposer plainte au pénal. Plusieurs milliers de personnes l’ont fait depuis la révélation du scandale en 2010. Celles ayant signé un accord transactionnel avec Servier, contenant une clause de confidentialité et un engagement à renoncer à toute poursuite, se sont déjà désistées ou devront le faire au procès qui s’ouvre.

L’une d’elles, témoignant sous couvert d’anonymat, s’est dite « pénalisée » par la clause de confidentialité. « Vu mon état de santé, je n’ai pas pu attendre. J’ai frôlé la mort trop de fois », a expliqué « Louise ». « Je regrette de ne pas pouvoir informer les juges de ce qui m’est arrivé et du calvaire que je vis au quotidien », a-t-elle insisté.

Les victimes « veulent comprendre comment on a pu laisser ce médicament aussi longtemps sur le marché », souligne Me Charles Joseph-Oudin, qui représentera 250 parties civiles à l’audience.

Utilisé par cinq millions de personnes en France pendant les 33 ans de sa commercialisation, le Mediator, présenté comme un adjuvant au régime du diabète mais largement prescrit comme coupe-faim, est à l’origine de graves lésions cardiaques et pourrait être responsable à long terme de 2 100 décès, selon une expertise judiciaire.

Beaucoup de victimes ne viendront pas au procès, “malades, loin, désabusées, désargentées”

S’il a été retiré du marché français le 30 novembre 2009, ce produit phare des laboratoires Servier n’a fait les gros titres qu’un an plus tard. L’annonce par l’Afssaps (devenue ANSM après le scandale) « d’au moins 500 morts » liées à ce médicament, avait provoqué un coup de tonnerre, vingt ans après l’éclatement d’une autre affaire de santé, celle du sang contaminé.

Entretien avec Irène Frachon, la pneumologue qui a révélé l’affaire

Qu’attendez-vous de ce procès-fleuve, près de dix ans après vos révélations ?

J’attends que la justice soit rendue pour les victimes, au-delà de leur indemnisation. On ne peut pas vivre dans une société où la criminalité en col blanc resterait impunie. Le criminel à col blanc, c’est celui qui présente toutes les marques de la respectabilité et commet pourtant des actes délictueux pouvant aller jusqu’au décès de personnes. C’est cela que devra juger le tribunal lors de ce procès. L’opinion publique a été effarée face à ce scandale, révélant notamment l’incapacité des pouvoirs publics à déjouer ce que j’appelle un « attentat sanitaire », ourdi par un industriel sans scrupule. Un jugement exemplaire pourrait envoyer un signal très fort pour que les gens retrouvent confiance dans l’industrie pharmaceutique, dans les médicaments et dans la capacité des autorités de santé à réguler le secteur.

Pensez-vous que les leçons ont été tirées ?

Non, toutes les leçons n’ont pas encore été tirées, et un pareil scandale pourrait se reproduire aujourd’hui ! Je suis surprise par exemple depuis des années de constater qu’un laboratoire mis en examen pour des faits gravissimes, révélant de pratiques commerciales dangereuses pour la santé puisse poursuivre sans entrave ni contrôle son commerce de médicaments. Alors même que plus de la moitié de ses produits, autres que le Mediator, ont aussi été retirés du marché après avoir fait des dégâts pendant des dizaines d’années. C’est ce que j’appelle la « pharmacodélinquance », mais je vois que ces actes choquent moins que d’autres plus ordinaires, alors qu’ils ont entraîné des milliers de morts. Une vieille dame qui meurt intoxiquée par le Mediator, cela impressionne moins qu’une vieille dame à qui on arrache le sac et qui mourra d’une fracture du crâne ! Il faut que les mentalités changent et pour cela je souhaite que ce procès et les jugements qui seront prononcés soient à la hauteur de la gravité extrême du crime qui a été commis. Ce procès est une étape majeure pour que de tels scandales ne se reproduisent plus.

Dans quel état d’esprit êtes-vous avant l’ouverture du procès dans lequel vous êtes citée comme témoin ?

Je suis soulagée que ce procès se tienne enfin, malgré une certaine appréhension car c’est quand même l’inconnu un procès pénal de cette ampleur en correctionnelle face à des adversaires que je connais bien, dont je connais l’agressivité, la violence procédurale et la capacité d’enfumage. Je m’attends donc à ce qu’il y ait des moments pénibles, des mises en cause qui vont parfois me choquer ou me mettre en colère. Je vais être bousculée c’est certain, mais je reste concentrée et sereine.

Le fondateur des laboratoires Jacques Servier est décédé en 2014 à 92 ans

Deux informations judiciaires ont été ouvertes à Paris. Celle pour « homicides et blessures involontaires » se poursuit toujours mais les cas de 91 victimes, dont quatre sont décédées, pour lesquelles les expertises sont terminées et ont conclu à un lien de causalité certain entre les pathologies et la prise de Mediator, ont été joints au principal volet du procès, celui pour « tromperie aggravée ».

Une grande partie de ces victimes corporelles a accepté des accords transactionnels d’indemnisation avec Servier en vertu desquels elles se désisteront de la procédure pénale, indique Jean-Christophe Coubris, avocat de 1 650 parties civiles (lire ci-contre).

De nombreuses victimes sans séquelles mais estimant avoir été trompées ne feront pas le déplacement parce qu’elles sont « malades, loin, désabusées, désargentées », pointe Me Oudin, qui veut « éviter que ce ne soit qu’un procès d’experts, de médecins et de techniciens ». « Il faut rappeler au tribunal la réalité terrifiante des désastres et méfaits du Mediator », insiste-t-il. Une centaine de témoins ont été cités par les parties, dont le Dr Frachon, qui sera présente tout au long du procès.

Les laboratoires “ont à cœur de venir expliquer pourquoi ils n’ont pas identifié de signal de risque avant 2009”

Celui-ci se tient sans le principal protagoniste, le fondateur des laboratoires Jacques Servier, décédé en 2014 à 92 ans, au grand dam des victimes qui auraient « souhaité qu’il s’explique à la barre », note Me Coubris. Il est reproché au groupe pharmaceutique (sa maison mère et une galaxie de sociétés) d’avoir dissimulé les propriétés réelles du Mediator, sa parenté médicale avec d’autres anorexigènes dont l’Isomeride retirés du marché depuis 1997, ainsi que ses effets indésirables, ce qu’il conteste.

« Penser que les laboratoires connaissaient les risques de ce médicament et qu’ils l’ont fait consommer sciemment à des patients est une accusation qui pour eux est intolérable », affirme François de Castro, l’un des avocats du groupe Servier. Les laboratoires « ont à cœur de venir expliquer pourquoi ils n’ont pas identifié de signal de risque avant 2009 », ajoute-t-il.

Des amendes en vue pour les laboratoires

L’Agence du médicament est elle renvoyée pour « homicides et blessures involontaires » par « négligences », pour avoir tardé à suspendre le médicament, malgré une accumulation d’alertes sur les risques depuis le milieu des années 1990, en France et en Europe.

Représentant l’ANSM au procès, son directeur général Dominique Martin assure qu’il participera « à tous les débats dans la transparence la plus totale afin de concourir à la manifestation de la vérité pour les victimes et leurs proches » et qu’il (assumera sa) « responsabilité de directeur d’établissement public ».

Parmi les personnes prévenues figurent l’ex-numéro deux du groupe, Jean-Philippe Seta, des médecins membres de commissions de l’Afssaps également rémunérés comme consultants pour les laboratoires, ou encore l’ex-sénatrice Marie-Thérèse Hermange, soupçonnée d’avoir rédigé en 2011 un rapport favorable à Servier. Le groupe Servier et l’ANSM encourent des amendes et l’indemnisation de nombreuses victimes.

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