TEMOIGNAGES. “Je n’ai plus peur des camions, je n’ai plus peur du noir” : six ans après l’attentat de Nice, le – franceinfo

Il est 22h57, ce soir du 14 juillet 2016. Anne Gourvès court en direction de la Promenade des Anglais. Elle tient ses tongs à la main, et remonte à contre-courant d’une marée humaine. Anne Gourvès cherche sa fille, Amie. Vingt-quatre minutes plus tôt, à 22h33, le Samu de Nice a reçu un appel. Le premier d’une longue soirée. Le premier à annoncer la présence de plusieurs blessés sur la “Prom'” à cause d’un camion. Un premier appel dont voici un extrait, tiré d’un podcast en cinq épisodes : “Attentat de Nice, les enfants du 14-Juillet”.

Amie, 12 ans, “toute contente”, était invitée à dormir “pour la première fois” chez sa meilleure amie Sherine. C’est avec elle qu’elle se rend au feu d’artifice du 14-Juillet, pendant qu’Anne et le reste de la famille y assistent depuis les hauteurs de Nice. L’air est doux, l’ambiance sur la Promenade des Anglais est festive. À 22h22, le feu d’artifice se termine. Dix minutes plus tard, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel s’élance sur la “Prom” à pleine vitesse, feux éteints, avec le camion frigorifique blanc de 19 tonnes qu’il a loué.


>> PODCAST. “Attentat de Nice, les enfants du 14-Juillet”
Le 14 juillet 2016, un camion fonce sur la promenade des Anglais, tuant 86 personnes dont 15 mineurs. Alors que s’ouvre le procès, David Di Giacomo est allé à la rencontre de ceux dont la vie a été bouleversée par cet attentat. Un podcast en cinq épisodes à écouter sur franceinfo et l’appli Radio France.


À 22h48, Bouchra, la mère de Sherine, appelle Anne Gourvès : “Elle me dit, mot pour mot : ‘Anne, il y a eu un attentat sur la Prom. Nos filles sont blessées, mon fils est mort’.” Anne Gourvès se précipite sur la Promenade des Anglais. Elle se souvient : “C’est inimaginable. Ce que je vois tout de suite, ce sont des cadavres, recouverts par des nappes blanches.” Elle finit par apercevoir Amie. Quatre personnes déplacent sa fille, à l’aide d’une couverture, et l’installent dans une voiture de police. “Je m’assois en tailleur à côté. Amie est blessée, comme si elle avait fait une chute de vélo, raconte-t-elle. Elle n’est pas médicalisée, donc pour moi, ce n’est pas grave.” Amie décédera aux urgences d’une hémorragie interne. Elle fait partie des 15 enfants morts ce soir-là.

En tout, ce sont 86 personnes qui ont perdu la vie dans l’attentat de Nice. 434 ont été blessées, dont 42 enfants. Landy, 11 ans, est l’une d’entre eux. “Dans la vie, quand tu te fais écraser par un camion, tu n’as pas beaucoup de chances de survivre. Nous, on a eu beaucoup de chance de survivre”, raconte-t-elle dans le podcast “Les enfants du 14-Juillet”, au micro de David Di Giacomo. 

Parmi les adultes blessés, il y a Stéphanie Marton. Elle était venue au feu d’artifice avec ses cinq enfants. Blessée aux deux genoux, elle n’a pas pu reprendre son travail et marche désormais avec une canne. “Il nous a pris une partie de notre vie, confie cette mère de famille. L’après a été le plus dur.”

L’après, c’est la reconstruction. Stéphanie et ses enfants ont fui Nice, direction Cherbourg. Elle espérait que ses enfants, et particulièrement ses jumeaux, Mathias et Lazard, trouveraient en Normandie la tranquillité qu’ils avaient perdu à Nice. Aujourd’hui, plus de six ans après l’attaque, les deux adolescents de 13 ans ne sortent pas seul. “Dès que je sors, je fais une crise d’angoisse, raconte Mathias. Les seules fois, c’est quand j’ai un rendez-vous ou quand je dois sortir le chien.” Et son jumeau Lazard ne dit pas autre chose : “Je ne peux pas sortir seul dehors. Dès qu’il y a un camion blanc ou autre chose, j’angoisse.”

Suivant les conseils d’un psychiatre, la famille a adopté en 2017 la petite Naïa, une jeune labrador. “La sortir, jouer avec elle dehors, ça leur a donné un peu envie de sortir. Le chien les a beaucoup aidés. Même si ce n’est pas encore ça, il y a un mieux”, confie Stéphanie, un peu soulagée.

Ces symptômes de stress post-traumatiques ne sont pas très étonnants après une telle attaque, selon pour la professeure Florence Askenazy. “Chez les tout petits, on note souvent de l’agitation avec des profils d’enfants hyperactifs, qui peuvent faire énormément de crises de colère ou avoir un sommeil de mauvaise qualité”, détaille la cheffe de service du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Lenval, à Nice. “Chez les 6-12 ans, on a plutôt vu une généralisation des peurs et les angoisses de séparation. Et chez les plus grands, on a plus de symptômes de type addictions, mise en danger, et parfois des crises suicidaires.”

Pour faire face aux conséquences spécifiques du stress post-traumatique chez les enfants “Ce joli terme pour dire que c’est le bordel dans notre tête”, comme le définit Damien, policier à Nice le 14 juillet 2016 –, la professeure Askenazy a monté avec sa collègue, la docteure Michèle Battista, un lieu inédit : le Centre d’évaluation pédiatrique du psychotraumatisme (CE2P), baptisé centre Simone-Veil. Situé à côté de l’hôpital Lenval, sur la Promenade des Anglais, là où le camion a commencé son parcours meurtrier, il est né en 2017 et reçoit toujours de nouveaux patients. “Il ne faut pas négliger le stress post-traumatique, insiste la professeure Askenazy. C’est une maladie psychologique sévère qui a de fortes complications. Il peut ravager une vie, y compris une vie d’enfant.” Plus de 60% des enfants du 14-Juillet souffrent de stress post-traumatique, et la moitié d’entre eux sont concernés par des “symptômes avec troubles, de type dépression, addiction ou tentatives de suicide”, détaille la pédopsychiatre. 

C’est Michèle Battista qui nous guide à travers les couloirs colorés et lumineux du centre Simone-Veil, unique en France. Depuis son ouverture en janvier 2017, le centre a réalisé 7 889 consultations. Aujourd’hui, 692 mineurs sont encore suivis par les équipes du docteur Battista, et les demandes ne cessent d’arriver, alors que le procès de l’attentat approche. Elle nous guide jusqu’à son bureau, qui donne sur la mer, et sur la Promenade des Anglais. Des affiches de couleur ornent les murs alors qu’une ribambelle de figurines égayent le bord de la fenêtre, située à mi-hauteur du mur pour que la “Prom” soit moins visible. Des fauteuils verts complètent le mobilier. Enveloppants, protecteurs, avec leurs larges accoudoirs. “Ils portent même les bras”, ont confié plusieurs parents à la pédopsychiatre. 

Car si le centre s’occupe des enfants, il accueille aussi leurs parents pour des séances de suivi. La thérapie familiale fait en effet partie de la panoplie d’outils que mobilisent les équipes médicales. Le 14 juillet 2016, “on a attaqué la fonction familiale, c’est-à-dire le lien papa-maman-enfants”, analyse Florence Askenazy. 

“Si papa et maman, toute la journée, sont dans leurs pensées, à revivre, comment vont-ils pouvoir s’occuper du petit enfant de trois ans qui, lui aussi, revoit les choses ? C’est notre capacité à être parent qui a été attaquée profondément.”

Florence Askenazy

à franceinfo

L’enfant reste bien sûr au centre de l’accompagnement, avec tout un panel de thérapies : cognitivo-comportementale, relaxation, psychomotricité… “L’histoire la plus folle qu’on ait eu est liée à la vaccination, se souvient Michèle Battista. Une jeune fille a fait des crises d’angoisse à chaque fois qu’on a essayé de l’approcher par la gauche [pour la vacciner]. Et puis, à force d’en parler, elle me dit : ‘Je crois que je sais’. On n’avait jamais fait le lien avec le fait que le camion avait frôlé son épaule gauche.”

C’est comme ça que les choses se font et que les angoisses se défont au CE2P : petit à petit, en détricotant lentement les signes envoyés par le corps des enfants, qui n’arrivent pas toujours à mettre en mots ce qu’ils ressentent. Et c’est là aussi que l’on apprend à se satisfaire des petites victoires : retourner dehors, revoir un camion blanc sans paniquer, revenir à l’école, sortir de l’isolement. Des angoisses qui ont parfois touché des enfants qui n’avaient que quelques semaines le 14 juillet 2016, voire qui n’étaient pas encore nés.

Telyan lui, avait 4 ans lors de l’attentat. Avec sa grande sœur, son petit frère et ses parents, ils ont déménagé à Saint-Laurent-du-Var, à l’ouest de Nice. Suivi au centre, avec toute sa fratrie, Telyan a réussi à surmonter ses angoisses. Il raconte. “Moi, c’est fini, je n’ai plus peur des camions, ne n’ai plus peur du noir.” 

Retour dans le bureau de Michèle Battista. Dans un coin traîne une caisse de jouets : des Playmobil, une voiture de police, un hélicoptère, des bateaux, une ambulance. “Dans chaque bureau, il y a les mêmes jouets. Ils sont le fil conducteur d’un récit possible pour ces enfants.” Si un récit est amorcé dans un bureau à partir d’un jouet, il faut que ce jouet soit partout, explique la pédopsychiatre.

La petite Louise, 7 ans, arrive pour une consultation de suivi, aux côtés de ses parents, Eva et David, et de son petit frère Marius. Mais ce sont surtout ses parents qui ont rendez-vous avec la psychiatre, eux qui ont encore tant de mal à laisser leur fille s’éloigner d’eux. Lors de ce soir du 14-Juillet, Louise était dans sa poussette. Sa mère l’a poussée entre deux palmiers avant de se jeter sur elle. Son père, lui, a couru à l’opposé, côté plage. Eva était persuadée pendant de longues minutes que David était mort, et David, lui, ne se pardonne toujours pas d’avoir “abandonné” sa famille. “C’est grâce à cette séparation que vous êtes encore ensemble”, souligne Michèle Battista, enveloppant de sa voix chaleureuse les angoisses parentales.

De l’autre côté du mur, Louise joue calmement. Les crises d’angoisse se sont espacées, son attention à l’école est revenue en même temps qu’elle s’est faite de nouvelles copines dans la cour de récré. “Louise est prête à vivre sa petite vie d’enfant”, conclut Michèle Battista, le sourire aux lèvres. À 7 ans, on avance parfois plus vite que les grands.


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