Retraite à points… de non-retour – Monde Diplomatique

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Vassily Kandinsky. — « Quelques cercles », 1926.

Selon les « éléments de langage » (expression branchée pour dire propagande) du gouvernement, les grèves du 5 décembre dans les transports, l’enseignement, les universités, les hôpitaux, parmi les policiers, etc., seraient menées par des privilégiés qui défendent leurs régimes spéciaux de retraite. Vieille tactique de division.

S’il est vrai que le droit de grève est mieux respecté dans les services publics — c’est aussi pour cela que les pouvoirs successifs s’acharnent à les démanteler —, la réforme des retraites concerne toute la population, salariés et chômeurs, et tous verront leur pension réduite — sauf les très, très, très gros salaires. La propagande n’a guère emporté la conviction. Et le mécontentement des couches populaires et moyennes, comme l’a montré la mobilisation des « gilets jaunes », est si profond que l’approbation ou le soutien à la grève l’emportent sur sa condamnation.

Pour faire passer la nécessité « incontournable » de la réforme, un énième rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) est tombé à pic le 21 novembre, qui conclut à un déficit d’ici à 2025 (0,7 point du produit intérieur brut). En réalité, le déficit est créé essentiellement par la non-compensation des exonérations de cotisations sociales par l’État (pour la première fois depuis la loi Veil de 1994), la forte baisse de la masse salariale (et donc des effectifs) de la fonction publique et quelques tours de passe-passe financiers. Le déficit « disparaît pratiquement si une autre convention comptable est adoptée », note et démontre Henri Sterdyniak.

M. Emmanuel Macron et ses porte-voix veulent gagner du temps en imposant tout de suite un recul de l’âge de départ à la retraite (devenu par le miracle de la novlangue l’« âge pivot » ou l’« âge d’équilibre »…) pour pouvoir mener leur grand-œuvre : supprimer la retraite par répartition (nettement plus solidaire, même si elle est imparfaite) pour aller vers la retraite à points que réclament en chœur le patronat, la Commission européenne, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et — on peut le regretter — le patron de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), M. Laurent Berger.

Voir aussi, à la fin de l’article, une sélection d’archives du Monde diplomatique sur ce sujet

Et de parer le système du magnifique adjectif « universel ». Mais cela serait universel si chacun pouvait accéder aux mêmes droits quelle que soit sa situation de départ. Si, par exemple, un ouvrier pouvait vivre autant qu’un cadre, soit six ans de plus ; ce qui impliquerait entre autres de nouvelles organisations du travail plus saines et moins intensives, un système de santé préventif et… des droits à la retraite plus précoces — rien d’utopique, mais toutes ces mesures restent hors du viseur patronal et gouvernemental. Or non seulement il n’y a rien de tout cela mais, avec le système proposé, le moindre accident de la vie entraînerait une baisse de la pension (ainsi que tous les accidents économiques)…

En effet, on n’accumulerait plus des droits comme aujourd’hui, mais des points qui seraient calculés selon le salaire. Vous gagnez beaucoup, vous avez beaucoup de points. Vous gagnez peu, vous en avez peu. Vous arrêtez de travailler, vous n’avez rien.

De plus, la somme de points accumulés tout au long de sa vie professionnelle ne suffirait pas à donner le niveau de la pension. Il dépendrait de la valeur de chaque point, qui elle-même dépendrait de la croissance économique au moment du départ à la retraite, de l’espérance de vie moyenne de la classe d’âge… L’incertitude complète. M. François Fillon, ex-candidat à la présidentielle, a dévoilé le pot aux roses : « Cela permet de baisser chaque année la valeur des points et donc de diminuer le niveau des pensions » (11 octobre 2018).

Les dirigeants politiques au pouvoir n’auront plus à rendre des comptes, les dirigeants syndicaux non plus

Le système est automatique. Donc les dirigeants politiques au pouvoir n’auront plus à rendre des comptes devant les électeurs — pas plus d’ailleurs que les dirigeants syndicaux. On se souvient que l’acceptation du plan Juppé sur la Sécurité sociale et la retraite en 1995 avait été négociée par Mme Nicole Notat, alors secrétaire générale de la CFDT — ce qui avait provoqué une défection de plusieurs organisations locales et professionnelles de ce syndicat.

Le nouveau système réduirait de fait les pensions. Le système envisagé propose, au mieux, de figer la part de celles-ci dans les richesses produites (13,8 % du produit intérieur brut) alors que le nombre de retraités va augmenter : le même « gâteau » à partager par plus de monde ! Cela pousserait ceux qui en ont les moyens à choisir des « surcomplémentaires », autre nom des fonds de pension placés sur les marchés financiers.

Anxiogène, inégalitaire, individualiste, la retraite à points rompt avec la philosophie du système par répartition, plus solidaire et collectif

Une parenthèse sur la polémique soulevée par l’économiste Thomas Piketty, ardent défenseur de la retraite à points au cœur du dispositif Macron. Il s’est fait reprendre pour avoir déclaré sur France Inter le 2 décembre : « Avec la réforme des retraites, les salaires à moins de 10 000 euros cotiseront 28 % quand les salaires de plus de 10 000 euros ne cotiseront qu’à 2,8 %. ». En fait, les salariés qui touchent plus de trois fois le plafond de la Sécurité sociale — soit 10 135 euros par mois) acquitteront 25,3 % de cotisations jusqu’à 10 135 euros, comme tout salarié. Et ils ne paieront plus que 2,8 % sur la partie supérieure à ce montant.

Les porte-voix du gouvernement font valoir que ces salariés n’auront aucun droit à la retraite sur cette partie du salaire. Mais c’est justement cela qui remet en cause le principe du système de répartition : ceux qui ont le plus doivent contribuer le plus pour répondre aux besoins de tous. Or, avec le système Macron, ils participeraient moins et seraient encore davantage poussés à souscrire un plan épargne retraite privé — les fameux fonds de pension. Ce qui amènerait ces salariés à se désolidariser petit à petit du système général (pourquoi payer si l’on n’en profite pas ?) et le gouvernement à retirer la taxe dès qu’il le pourra…

Anxiogène, inégalitaire, individualiste, la retraite par point est « en rupture » totale avec la philosophie du système par répartition, plus solidaire et collectif. M. Macron le dit, et c’est bien l’un des seuls moments de vérité du président.

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