Rentrée des gilets jaunes : «On n’a pas les moyens de vivre, ni de crever» – Libération

Ce samedi 12 septembre, presque deux ans après le début du mouvement et six mois de silence, les gilets jaunes sont encore «bien là». Ces deux mots, ils les chantent, à dix heures, sur la place parisienne de Wagram (XVIIe arrondissement), où l’ambiance est guillerette mais la colère palpable. Les manifestants de la première heure se retrouvent entre accolades et sourires, le masque souvent baissé sur le menton. Et de ces bouches sortent toujours les mêmes revendications, que la crise sanitaire n’a fait qu’attiser : «justice sociale», «plus de démocratie participative», «fin des privilèges», ou encore «droit de manifester», un principe que l’interdiction des rassemblements pour cause de Covid-19 met à mal depuis mars.

Casque avec deux cornes sur la tête – «Parce qu’on nous a traités de “Gaulois réfractaires”» -, Jérôme, 54 ans, a roulé de nuit depuis la Haute-Savoie, où il s’occupe de la remontée des sièges mécaniques dans la station de ski d’Avoriaz. Mais c’est la dernière fois qu’il fera le voyage, car il en appelle, avec d’autres antennes locales, à la fin des manifestations. «On n’est pas entendus, donc il faut changer de méthode : mener au tribunal les ministres pour haute trahison, comme quand Agnès Buzyn a démissionné de son poste à la Santé pour aller à la mairie de Paris, en plein Covid !» Autre motif de poursuites, selon lui : la privatisation des «bijoux de famille» comme Aéroports de Paris. Le seul porte-parole qu’il pourrait envisager serait le philosophe Michel Onfray. «Mais les politiques, c’est fini», tranche Jérôme, qui n’avait jamais battu le pavé avant le 17 novembre 2018, date du premier rendez-vous des gilets jaunes.

Les gilets jaunes remisés

Marie, 24 ans, étudiante en droit, reste sceptique sur des poursuites contre les membres du gouvernement. «Ils sont protégés, le jugement serait seulement symbolique», estime celle qui vient de passer ses concours pour entrer dans une école d’avocats. Pour payer ses études, cette Héraultaise vivant à Sète travaille une centaine d’heures par mois comme auxiliaire de vie, pour 900 euros de salaire. Avec un loyer à 600 euros. «Mais j’ai arrêté pendant cinq semaines parce que j’ai attrapé le Covid, et je n’ai pas été indemnisée par la Sécu parce que je n’ai pas assez cumulé d’heures», regrette-t-elle. La jeune femme est une manifestante de la première heure. Depuis, juge-t-elle, le chômage et le coût de la vie n’ont fait que s’aggraver. «Il y a soi-disant eu des primes mais je n’étais pas concernée, et les bourses, je n’en ai pas vu la couleur…»

Seul le prix du carburant a baissé, «grâce au Covid, c’est triste à dire», note Mélanie, 29 ans. Pour ses 50 kilomètres de trajet quotidiens autour de Melun (Seine-et-Marne), celle qui travaille dans le sport automobile dépense 250 euros par mois. Ce samedi matin, le trajet s’est fait sans encombres : pas de périphérique bloqué ou de fouilles pour lui confisquer ses lunettes de plongée, utiles contre le gaz lacrymogène souvent utilisé par les CRS ou gendarmes mobiles. Comme la plupart de ses camarades, Mélanie n’a plus de gilet jaune, car ce serait prendre le risque d’une amende pour rassemblement non autorisé. À la main, elle tient une pancarte «On veut vous voir sur un vélo», moins une ode aux mobilités douces qu’une adresse aux «privilèges des politiques avec chauffeur».

«On n’a pas les moyens de vivre, ni de crever»

L’environnement ? «Bullshit», tacle Stefan, un Néerlandais qui participe pour la première fois au mouvement à Paris. Avec trois amis, il est venu pour défendre la liberté d’expression, ses convictions antimasque («Le masque retient le virus») et climatosceptiques («Le climat change tout le temps»). Plus loin, Marius et celui qui se fait appeler «Jean-Mi» placent, au contraire, la décroissance parmi les priorités. «Il faut décroître, affirment ces trentenaires. On n’a pas besoin de trop d’électricité ou de pétrole. C’est le système politique mondial qu’il faut changer.»

Par quels moyens ? «En donnant plus de pouvoir aux citoyens. Voter pour des gens ne sert à rien, il faut voter pour des projets», avance Jean-Mi. «Mais pour avoir un comportement écolo, faut d’abord en avoir les moyens.» Des propos qui font écho aux racines de la mobilisation des gilets jaunes, d’abord remontés contre le prix des carburants, avant que les revendications ne s’élargissent.

Moun, 53 ans, ne roule pas sur l’or. Cette enseignante à mi-temps gagne avec son mari 2 000 euros par mois. «Mais il faut enlever 1 000 euros pour le logement, ajoute derechef la Parisienne. On n’a pas les moyens de vivre, ni de crever. Même l’incinération coûte cher !», s’exaspère-t-elle. Autour, des manifestants la reconnaissent et la saluent amicalement. Parce que Moun, c’est la femme au parapluie multicolore, qui s’élève au-dessus de la foule. «De toutes les couleurs, parce qu’on se bat pour tout le monde.»

La police dans le viseur

Lorsque Moun a rejoint le mouvement, elle visait principalement les «privilèges», mais aujourd’hui s’est ajoutée la colère envers les policiers, pour celle qui dit avoir subi trois blessures dues à des tirs de LBD (lanceurs de balles de défense). «On ne peut pas rester pacifique, je suis la première à être grossière quand un représentant m’insulte», lâche-t-elle, la fin de phrase recouverte par des sirènes de police. Des huées émergent de la foule, les insultes fusent.

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«C’est de la pure provoc leurs sirènes, quels gamins», sourit presque Moun. À quelques pas, Aomar, 44 ans, tient à préciser que «tous les policiers ne sont pas mauvais». Lui, que certains appellent le «leader», est déjà passé devant les tribunaux après des manifestations musclées. Habitant Charleville-Mézières, dans les Ardennes, il est arrivé dans la nuit, afin d’éviter les fouilles policières.

À la mi-journée, la foule, un millier de personnes, occupe toute la largeur de l’Avenue de Wagram et reprend le slogan devenu habituel : «Tout le monde déteste la police !» Beaucoup ont le regard tourné vers l’Arc de Triomphe, à quelques centaines de mètres de là, solidement protégé par les forces de l’ordre. On entend un bruit de pétard. Et quelques conseils à la volée : «Faites attention à vous !»

Au gré d’affrontements sporadiques entre les manifestants et la police, dans cet arrondissement de l’Ouest parisien, le cortège s’est séparé en plusieurs groupes avec des dizaines de motos de la préfecture de police de Paris à leurs trousses. Des nasses ont aussi été réalisées par les forces de l’ordre au cours de l’après-midi et de nombreuses grenades lacrymogènes ont été tirées. À 18 heures, les autorités annonçaient que 256 personnes avaient été interpellées.

Fanny Guyomard

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