Réforme des retraites : les syndicats peuvent-ils sortir renforcés de la mobilisation face au gouvernement ? – franceinfo

Ragaillardis par une forte participation à la première journée de mobilisation, les organisations syndicales sont encore loin d’avoir remporté leur bataille face à l’exécutif.

Au moins un million de personnes dans les rues, une intersyndicale défilant pour la première fois ensemble depuis 12 ans et un gouvernement qui reconnaît une mobilisation “importante” : pour les syndicats, la première journée d’action contre la réforme des retraites, jeudi 19 janvier, a réuni les ingrédients d’un mouvement social bien lancé. “C’est une vraie réussite pour eux”, confirme auprès de franceinfo Bernard Vivier, président de l’Institut supérieur du travail (IST). 

Désormais, tous les yeux sont rivés sur la prochaine journée de mobilisation contre la réforme, prévue mardi 31 janvier. Les syndicats s’avancent confiants pour cette échéance, comme pour la suite de la contestation. “Tous les voyants sont au vert, du côté syndical, pour le retrait de la réforme”, assure Fabrice Angéï, secrétaire confédéral de la CGT. Cela leur suffira-t-il pour remporter le bras de fer face au gouvernement ?

S’ils se félicitent du taux de mobilisation observé jeudi 19, les syndicats savent qu’ils sont au début d’un bien long chemin. “Pour eux, l’image d’une première manche gagnée est excessive. C’est un bon signe, mais c’est une course de fond. Il est beaucoup trop tôt pour préjuger de la fin de ce mouvement social”, nuance Antoine Foucher, président du cabinet Quintet Conseil, spécialisé en stratégie sociale, et directeur de cabinet de Muriel Pénicaud au ministère du Travail entre 2017 et 2020.

“La notion de victoire est relative : à leurs yeux, c’est le retrait du projet qui est considéré comme une victoire, pas d’avoir mobilisé un grand nombre de personnes”, abonde Jean-Marie Pernot, politologue spécialiste des syndicats. “Ils sont soulagés, mais on devine que ce n’est peut-être pas suffisant pour eux”, prolonge Dominique Andolfatto, autre spécialiste des mouvements sociaux.

“On dirait qu’il y a une certaine insatisfaction chez les syndicats.”

Dominique Andolfatto, spécialiste du syndicalisme

à franceinfo

Tous les syndicats l’affirment : le conflit est amené à durer tant que le gouvernement n’abandonnera pas son projet. Pour parvenir à ce recul, “c’est un chemin pavé d’embûches qui s’annonce”, prévient Jean-Marie Pernot, auteur du Syndicalisme d’après (éditions du Détour). Au premier rang des défis à venir figure la difficulté de rassembler davantage de personnes le 31 janvier que le 19 janvier. “Le 19, ce n’était pas la barre maximale de la mobilisation”, assure le cégétiste Fabrice Angéï.

Attendre douze jours entre la première et la deuxième journée de mobilisation a occasionné de nombreux débats au sein de l’intersyndicale. Les uns, comme la CGT, souhaitaient rapprocher les deux grands défilés nationaux, quand les autres, à l’image de la CFDT, voulaient mieux préparer le prochain round dans la rue. “Cela nécessite un travail de préparation gigantesque. Il faut solliciter des caisses de grève, affréter les cars et les trains… C’est une énorme logistique ; ils ont intérêt à espacer pour durer”, estime Antoine Foucher.

Pour l’heure, le front syndical s’affiche donc uni. Mais pour combien de temps ? “Certaines organisations ne vont pas accepter les méthodes de leurs voisines, quand d’autres vont faire la moue si des partis politiques s’invitent dans la mobilisation”, anticipe de son côté Bernard Vivier. 

La question des grèves reconductibles pourrait ainsi être un point de blocage entre les différentes organisations. A la CGT ou chez SUD, plusieurs fédérations de l’éducation, de l’énergie ou des transports ont lancé des grèves reconductibles dans les semaines à venir. A l’inverse, “il n’y a pas de secteur professionnel où la CFDT appelle à des grèves reconductibles”, selon Laurent Berger, patron de la centrale réformiste. Antagonistes à première vue, les mouvements sectoriels et les journées nationales de mobilisation “peuvent être complémentaires”, pour Stéphane Sirot. “Cela éviterait de mettre en porte-à-faux l’intersyndicale”, analyse l’historien et spécialiste des mouvements sociaux.

Quoi qu’il arrive, les syndicats doivent composer avec le calendrier scolaire et les vacances d’hiver qui démarrent le 4 février pour la zone A, et se terminent le 5 mars pour la zone C. Les mouvements annoncés à la SNCF ou dans les remontées mécaniques pourraient perturber les déplacements et les loisirs de centaines de milliers de Français. Au point de faire basculer l’opinion publique, jusqu’ici en accord avec la mobilisation, selon plusieurs sondages ? Dans ce contexte, les syndicats se disent conscients de la difficulté de conjuguer blocages de l’économie et soutien des Français. “Il ne faut pas pénaliser les salariés que l’on veut voir en grève”, met en garde Fabrice Angéï, partisan d’“initiatives populaires” pour convaincre. 

“Il y a une nécessité de bien articuler toutes les actions, de faire du cousu main.”

Fabrice Angéï, secrétaire confédéral à la CGT 

à franceinfo

Un autre risque se profile pour l’intersyndicale : les potentiels débordements de contestataires plus véhéments. A la CGT, explique Dominique Andolfatto, “ils vont essayer de pousser en interne pour que le mouvement se radicalise”. Et le spécialiste de citer les blocages de raffineries ou de coupures de courant, “des actions relativement impopulaires”. Dans un conflit qui dure, certaines fédérations pourraient s’affranchir des positions nationales. “Ça n’est parce que la CGT dit quelque chose qu’elle est suivie localement. Idem à la CFDT, où les cheminots avaient poursuivi la grève à l’hiver 2019 contre la précédente réforme des retraites, rappelle Stéphane Sirot.

Pour aboutir à leurs revendications, les syndicats ne peuvent pas vraiment compter sur des partis de gauche au meilleur de leur forme. Le Parti socialiste est englué dans une crise interne liée à l’élection contestée de son premier secrétaire, tandis que La France insoumise, elle aussi théâtre de tensions internes, dessine son propre calendrier de mobilisation. Pour Dominique Andolfatto, “le bras politique de l’opposition est un peu chétif et cela affaiblit le mouvement général”.

Difficile, dans ces conditions, d’imaginer le mouvement social actuel réussir là où la contestation de 2010 avait échoué à pousser le gouvernement à retirer son projet de réforme des retraites. A moins d’adopter une stratégie différente ? “A l’époque, en fin de conflit, les syndicats s’étaient rendu compte que le manque de grèves avait été un problème, insiste Jean-Marie Pernot. Tant qu’il n’y a pas de grève, ça ne dérange pas l’exécutif. Et elle n’a d’efficacité que si elle affecte le système économique.” 

Plus largement, aucune mobilisation syndicale n’a débouché sur le retrait immédiat d’une réforme depuis le conflit lié au Contrat première embauche (CPE), en 2006, rappelle Maxime Quijoux, spécialiste du syndicalisme. La contestation avait alors été menée par les lycéens et les étudiants. “Pour faire reculer les pouvoirs publics, il faut soit les jeunes, soit la grève”, résume Jean-Marie Pernot.

Face à la contestation, le gouvernement paraît déterminé à aller au bout, sans céder sur le recul de légal de départ à la retraite, casus belli de l’intersyndicale. “S’ils perdent, les syndicats seront malgré tout relégitimés parce qu’ils auront été le porte-voix d’une majorité de la population”, assure Antoine Foucher. Là est l’autre enjeu de la mobilisation actuelle pour les centrales, auxquels adhéraient seulement 10,3% des salariés en 2019, contre le double au lendemain de 1968. Aujourd’hui, “ils innervent beaucoup moins le monde du travail”, constate Dominique Andolfatto, rejoint par Jean-Marie Pernot.

“Certes, les syndicats sont les seules structures capables de mobiliser plus de deux millions de personnes. Mais ils doivent se recréer un espace parmi les travailleurs.”

Jean-Marie Pernot, politologue spécialiste des syndicats

à franceinfo

“Ces manifestations permettent aux syndicats de dire ‘nous avons un rôle dans la société, pour représenter le monde du travail'”, assure Bernard Vivier, pour qui “les centrales montrent que la dérive d’un monde social inquiet anti-Macron ne relève pas juste des gilets jaunes”. S’ils perdaient le bras de fer face au gouvernement, les syndicats sauraient-ils se contenter de cette victoire symbolique ?

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