RECIT. “Ce n’est que le soir qu’on a compris l’ampleur du massacre” : le 30 janvier 1972, le Bloody Sunday ens – franceinfo

“La tristesse, la douleur et la colère causées par le Bloody Sunday sont encore plus grandes aujourd’hui qu’il y a 50 ans.” Joe McKinney pèse chacun de ses mots. Le Nord-Irlandais de 68 ans, ancien mécanicien, a passé l’essentiel de sa vie à réclamer justice pour les 14 victimes du massacre survenu le 30 janvier 1972 dans la deuxième ville d’Irlande du Nord (Derry pour les catholiques, Londonderry pour les protestants). “Il a fallu attendre 38 ans pour que le gouvernement britannique reconnaisse que ces morts étaient ‘injustifiées et injustifiables’, rappelle ce témoin de la tuerie, qui lui a pris un frère. On attend toujours la condamnation des militaires qui ont abattu des innocents en pleine rue. Et leurs excuses.”

Immédiatement après ce dimanche sanglant, l’armée assure avoir ouvert le feu en réponse à des tirs. Ce que vient confirmer une première enquête bâclée. Il faut attendre une seconde investigation, qui n’a livré ses conclusions qu’en 2010*, pour reconnaître qu’aucune des victimes ne “constituait un danger” pour les soldats. “La réalité, c’est que l’armée a commis 14 meurtres ce jour-là”, condamne Kevin McDaid, dont le frère a été abattu.

La manifestation démarre pourtant dans une “ambiance légère”, ce dimanche de janvier 1972. “C’était un bel après-midi d’hiver. Il faisait froid mais grand soleil, ce qui est assez rare à Derry”, selon Joe McKinney, âgé de 18 ans à l’époque. Lorsqu’il arrive sur l’immense pelouse du quartier de Creggan, dans la moitié catholique de cette ville divisée par les tensions communautaires, il est “surpris par la taille de la foule”. Quelque 20 000 personnes sont rassemblées au point de départ de la marche.

Des milliers de manifestants participent à la marche pour les droits civiques, le 30 janvier 1972, à Derry-Londonderry (Irlande du Nord). (ROBERT WHITE / COURTESY MUSEUM OF FREE DERRY)

Tous bravent l’interdiction de manifester proclamée par le gouvernement nord-irlandais face à l’escalade des violences entre les catholiques nationalistes (partisans de l’union de la province avec la république d’Irlande voisine) et les protestants unionistes (fidèles à la couronne britannique). “Comme beaucoup”, Jimmy Duddy est “venu dénoncer l’emprisonnement sans procès des nationalistes”. Cinq mois plus tôt, les autorités unionistes ont autorisé la détention arbitraire de ces militants, croyant ainsi endiguer les violences. “Nous étions là pour défendre nos droits”, résume Gerry Duddy, présent à la manifestation, du haut de ses 14 ans.

“A cette époque, les catholiques étaient traités comme des citoyens de seconde zone en Irlande du Nord, sans les mêmes opportunités pour trouver un emploi ou logement.”

Gerry Duddy

à franceinfo

L’adolescent “ne saisit pas totalement” l’enjeu de cette marche pour les droits civiques, mais il décide de “sortir en cachette” pour suivre son grand frère Jackie. Vers 15 heures, le long cortège s’élance depuis Creggan dans une “atmosphère joyeuse”. “Il y avait un sentiment d’unité, presque de victoire parce que nous étions si nombreux à manifester”, raconte Liam Wray, venu avec ses parents et trois de ses frères et sœurs. Le chant militant We Shall Overcome (“Nous triompherons”, en anglais) résonne entre les petites maisons de briques. “L’insouciance règne”, malgré la présence de nombreux militaires britanniques.

L’armée, déployée en Irlande du Nord depuis trois ans pour “maintenir la paix”, est déjà impliquée dans la mort de plusieurs civils innocents*. “On se méfiait des soldats. On s’attendait à ce qu’il y ait des personnes battues, des arrestations, rien de plus grave”, assure Liam Wray. La situation se tend lorsque la foule atteint le quartier du Bogside, bastion des nationalistes et du groupe paramilitaire IRA (Irish Republican Army). Juste avant 16 heures, le cortège s’engage sur Williams Street pour rejoindre le centre-ville, mais un barrage de l’armée bloque son passage.

 (ELLEN LOZON / FRANCEINFO)

La majorité des protestataires emprunte alors Rossville Street, sauf quelques dizaines de personnes, qui s’en prennent aux soldats postés sur le barrage. Les insultes sont suivies de jets de pierres, auxquels les militaires répliquent avec du gaz lacrymogène, des canons à eau et des tirs de balles en caoutchouc. Un peu plus haut dans la rue, Joe McKinney entend “des claquements secs”. Des tirs à balles réelles. Deux manifestants, dont l’oncle de Jimmy Duddy, sont touchés*.
Dans l’agitation, Liam Wray perd de vue le reste de sa famille. “Ça ne m’a pas inquiété : on était dans une marche pacifique et l’émeute, tout au bout de Williams Street, s’est calmée en une dizaine de minutes, raconte-t-il. Comment aurait-on pu se douter qu’ils allaient se mettre à abattre des manifestants ?”

Vers 16 heures, l’armée britannique envoie un régiment de parachutistes dans le Bogside pour “arrêter autant de manifestants que possible”, selon la BBC*. “Lorsque que j’ai vu les véhicules blindés s’engager sur Rossville Street, et leur vitesse, j’ai compris que ça allait mal tourner”, témoigne Joe McKinney. La plupart des manifestants marchent le long de cette large rue ou sont déjà arrivés au niveau du Free Derry Corner, un peu plus loin. La centaine de personnes qui se trouve encore au niveau du barrage de Williams Street bifurque par Chamberlain Street de peur d’être arrêtés.

Un véhicule blindé, suivi par des parachutistes, s'engage sur Rossville Street, faisant fuir les manifestants. (ROBERT WHITE / COURTESY MUSEUM OF FREE DERRY)

Kevin McDaid est parmi ces derniers. “Au bout de l’impasse, j’ai voulu rejoindre Rossville Street en passant par le parking d’une résidence, Rossville Flats”, raconte-t-il à franceinfo. Un autre adolescent court quelques mètres devant lui. Un nouveau claquement fend l’air. “J’ai vu le garçon s’effondrer et, sur ma droite, un soldat armé debout à la porte d’un véhicule blindé.” Jackie Duddy, le grand frère de Gerry, a reçu une balle dans le dos. L’adolescent de 17 ans est la première victime de l’armée britannique ce dimanche-là.

Dans la cour de ces grands immeubles, “les gens courent en cherchant un mur, un escalier où se cacher”, raconte Liam Wray. “Derrière moi, j’entends des hurlements et des salves de tirs.” En une dizaine de minutes, les parachutistes tirent 108 balles. “On était tous paniqués”, confie Kevin McDaid, qui trouve refuge dans l’un des bâtiments.

Des centaines de manifestants fuient l'armée britannique et se réfugient dans le parking de Rossville Flats. (DEREK TUCKER / COURTESY MUSEUM OF FREE DERRY)

Il ignore que son grand frère Michael se trouve à quelques mètres de là, près de la barricade que les habitants du Bogside ont dressée sur Rossville Street. Alors qu’il tente de fuir les soldats, “Mickie”, barman de 20 ans, meurt d’une balle dans la tête. Deux autres jeunes hommes de 17 et 19 ans sont abattus près de la barricade. Aucun d’entre eux n’est armé.

Des personnes portent secours à une victime près de la barricade située sur Rossville Street, dans le quartier catholique du Bogside. (ROBERT WHITE / COURTESY MUSEUM OF FREE DERRY)

Au pied de Rossville Flats, Patrick Doherty, père de six enfants, reçoit une balle dans le dos tandis qu’il rampe au sol pour se mettre à l’abri. Lorsque Robert McGuigan s’avance pour lui porter secours, en agitant un mouchoir blanc pour signaler qu’il n’est pas armé, il est tué d’une balle à l’arrière de la tête. “Arrivé dans le parking par Chamberlain Street”, Jimmy Duddy “passe près de leurs corps”. Un petit groupe transporte une femme, la jambe “en partie arrachée par une balle”.

“D’autres sont passés en portant le corps de Jackie Duddy. Nous ne sommes pas de la même famille mais je le connaissais. Je ne pouvais pas croire ce qui se passait : l’armée était en train d’assassiner des manifestants.”

Jimmy Duddy

à franceinfo

De l’autre côté de la rue, des manifestants prennent la fuite en direction de Glenfada Park. Plusieurs sont touchés par les balles des parachutistes, certains mortellement. Jim Wray, un “grand gaillard” de 22 ans sur le point de se marier, se trouve parmi eux. “On a été séparés pendant la manifestation, mais plusieurs photos ont capturé ses derniers instants, rapporte son frère Liam. Alors qu’il était au sol, blessé, un groupe de soldats l’a tué d’une seconde balle dans le dos.”

Lorsque les détonations cessent enfin et que les premières ambulances arrivent, Gerry Duddy rentre chez lui à toute vitesse. “J’ai vu plein de gens devant la maison et j’ai compris que quelque chose n’allait pas.” Sa sœur lui apprend qu’on a tiré sur son frère Jackie. “A ce moment-là, on pensait qu’il était blessé. Mais quand on est allés à l’hôpital, on nous a dit qu’il était mort.” La même scène se reproduit de maison en maison, de Creggan au Bogside.

“Mes parents étaient très inquiets quand je suis arrivé. On les avait prévenus qu’un de leurs fils avait été touché, mais ils ne savaient pas lequel.”

Joe McKinney

à franceinfo

Le jeune homme finit par apprendre que son frère William, 27 ans, a été tué alors qu’il tentait de secourir une autre victime à Glenfada Park. Informé de la mort de son frère Jim en fin de journée, Liam Wray se rend à la morgue pour identifier sa dépouille. “A l’entrée, il y avait des soldats armés et la police m’a fouillé. C’était une offense supplémentaire”, s’emporte-t-il. A l’intérieur, plusieurs corps sont allongés dans le couloir et dans une salle, certains dans “des sacs”. “Je me suis approché de celui de Jim. Il était froid comme la pierre.”

“Ce n’est que le soir qu’on a compris l’ampleur du massacre”, souffle Kevin McDaid, qui a d’abord “cru que son frère Michael avait été arrêté”. “On nous donnait le nom d’un mort, puis deux, trois, quatre…” Treize hommes au total, dont sept adolescents, ont été abattus par les parachutistes*. Quatorze autres personnes ont été blessées, touchées par des tirs ou écrasées par des véhicules blindés. L’un d’entre eux, John Johnston, succombe à ses blessures quatre mois et demi plus tard. “On espérait qu’il guérirait avec le temps, mais mon oncle ne s’est jamais remis de ce qui s’est passé ce jour-là, atteste son neveu, Jimmy Duddy. Il a connu une mort lente et atroce.”

Les quatorze victimes du Bloody Sunday, de haut en bas et de gauche à droite : Patrick Doherty, Gerald Donaghey, Jackie Duddy, Hugh Gilmour, Michael Kelly, Michael McDaid, Kevin McElhinney, Bernard McGuigan, Gerard McKinney, William McKinney, William Nash, Jim Wray, John Young et John Johnston. (MUSEUM OF FREE DERRY)

Toute la communauté catholique de Derry est ébranlée par le massacre. “Ma mère était éperdue de douleur, confie Kevin McDaid, la gorge nouée. Aucun parent ne s’attend à voir son enfant revenir d’une marche pacifique dans un cercueil.” La même douleur “terrasse” les parents de Joe McKinney. Lorsqu’il descend les escaliers de la maison familiale, le lendemain du massacre, le jeune homme de 18 ans découvre son père “assis sur une chaise, en larmes, absolument brisé”. “Voir la souffrance de mes parents est probablement ce qui m’a retenu de rejoindre l’IRA et d’infliger la même douleur à d’autres”, admet-il aujourd’hui.

Des proches de victimes du Bloody Sunday lors d'une procession funéraire à Derry-Londonderry, le 8 février 1972. (HULTON DEUTSCH / CORBIS HISTORICAL / GETTY IMAGES)

A Derry et dans le reste de l’Irlande du Nord, “de nombreux jeunes ont pris les armes après le Bloody Sunday parce qu’ils avaient le sentiment de n’avoir pas d’autre choix”, estime Gerry Duddy. “S’ils devaient être abattus en militant pour leurs droits, beaucoup préféraient le faire une arme au poing.” Beaucoup l’ont été. En trente ans, le conflit armé en Irlande du Nord a fait 3 720 morts et plus de 47 000 blessés*. L’année 1972, entamée avec ce “Bloody Sunday”, est restée la plus sanglante de ces trois décennies*.

* Les liens suivis d’un astérisque renvoient vers des contenus en anglais.

Leave a Reply

Discover more from Ultimatepocket

Subscribe now to keep reading and get access to the full archive.

Continue reading