Présidentielle 2022 : de Jeanne d’Arc à de Gaulle, le “roman national” fait son retour en force dans la campag – Franceinfo

Lorsqu’il a enfin mis fin au faux suspense qu’il entretenait depuis des semaines et annoncé, mardi 30 novembre, sa candidature à l’élection présidentielle, Eric Zemmour a longuement rappelé sa vision de la France. Notre pays est celui “de Jeanne d’Arc et de Louis XIV, le pays de Bonaparte et du général de Gaulle, (…) le pays de Victor Hugo et de Chateaubriand, le pays de Pascal et de Descartes, (…) le pays de Pasteur et de Lavoisier, le pays de Voltaire et de Rousseau”. Comme dans ses livres La France n’a pas dit son dernier mot (éd. Rubempre) et Le Suicide français (éd. Albin Michel), l’écrivain et éditorialiste d’extrême droite a dessiné dans son annonce de candidature une France sur le déclin, mais au passé glorieux, dont la nation combative et éternelle est peuplée de héros.

Eric Zemmour s’inscrit dans la tradition du “roman national”, une manière de dire l’histoire, née sous la IIIe République, qui a recours aux grandes dates, aux hauts faits et à la vie de grands hommes pour unifier la nation française et exalter son patriotisme. Ce “roman national” – aussi appelé parfois “récit national”, quand il se targue d’une plus grande vérité historique a ensuite été critiqué à la fin du XXe siècle par des historiens soulignant son inexactitude, sa linéarité et l’absence dans ses pages des heures moins glorieuses.

La mobilisation de l’histoire et de ses acteurs n’est pas nouvelle en politique. “C’est le propre du pouvoir d’utiliser un grand récit historique pour se légitimer”, souligne à franceinfo Nicolas Offenstadt, historien et cofondateur du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire. Et d’évoquer, entre autres exemples, “le récit idéalisé des luttes ouvrières” mis en place, en son temps, par l’Union soviétique. 

La génération de politiques qui faisaient de l’histoire “un mode de pensée” a néanmoins laissé place, au XXIe siècle, à une classe politique qui la réinterprète comme une “mythologie” ou la met en scène en recourant “à la première personne”, note l’historien Christophe Prochasson, auteur de Que doivent-ils à l’histoire ? (éd. Bayard, 2012). En 2007, Nicolas Sarkozy est ainsi le premier à faire du “roman national” un argument central de sa campagne présidentielle, conseillé par Henri Guaino et Patrick Buisson, souligne Nicolas Offenstadt dans L’histoire bling-bling. Le retour du roman national (éd. Stock, 2009). A l’époque, Nicolas Sarkozy évoque “nos ancêtres les Gaulois”. Il est aussi à l’origine d’un ministère où apparaît la notion d’identité nationale (le ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement) et d’un projet de musée de l’histoire de France (la Maison de l’histoire de France), qui a été abandonné par la gauche en 2012.

A sa suite, François Fillon et Bruno Le Maire, notamment lors de la primaire de la droite de 2016, Robert Ménard ou désormais Eric Zemmour ont tous, eux aussi, recours au “roman national”, estimant même parfois qu’il doit être enseigné à l’école, comme le rappelle L’Obs. Dans la même veine, Xavier Bertrand, candidat à l’investiture de la droite pour 2022, estime dans Le Monde, en juin, qu’Emmanuel Macron participe à la “déconstruction de l’histoire” et va à l’encontre de “la cohésion nationale” par sa politique de reconnaissance des torts de la France sur la colonisation et l’esclavage.

Comment expliquer ce retour en force ? Depuis les années 1980, on observe “un réinvestissement intense dans le national”, avance l’historienne Anne-Marie Thiesse dans L’histoire de France en musée, publié dans la revue Raisons politiques en 2010. “Les mutations économiques, financières et sociales de la mondialisation (…) avivent les angoisses sur l’avenir d’autant que l’effondrement des idéologies révolutionnaires et réformistes ne permet plus de le penser en résolution des maux présents”, écrit-elle.

“L’Etat-nation, dont le pouvoir décline fortement du fait de ces mutations, apparaît comme refuge, protection, bastion de résistance aux forces hostiles.”

Anne-Marie Thiesse, historienne

dans “L’histoire de France en musée”

Le réexamen des périodes sombres de l’histoire de France l’esclavage et la colonisation, la guerre d’Algérie… – avec l’adoption de lois dites “mémorielles”, participe également au retour en puissance à droite et à l’extrême droite d’un “roman national” glorieux face à ce qui est perçu comme une culture de la “repentance”.

Si le recours au “roman national” est plus traditionnellement utilisé à droite et à l’extrême droite, c’est parce que “l’exaltation de la patrie et de la nation, au détriment des luttes sociales, des tensions du corps social et des récits minoritaires, se coule plus facilement dans la droite conservatrice”, souligne Nicolas Offenstadt.

Pourtant, elle est loin d’être la seule à en user. A gauche, Yannick Jadot, candidat écologiste à la présidentielle, refuse de s’en inspirer en estimant que “la France n’est pas un musée”, rapporte L’Express. Mais Jean-Luc Mélenchon mobilise régulièrement la Révolution française, Victor Hugo ou Jean Jaurès dans ses prises de parole. 

Si le “roman national” est aussi populaire chez les politiques, c’est d’abord parce qu’il est très utile pour décrire une vision du monde. “Un programme, c’est une proposition politique, une réponse aux problèmes de l’heure, avance Alexis Corbière, porte-parole de Jean-Luc Mélenchon et ancien professeur d’histoire-géographie. Une campagne présidentielle (…) passe par les idées, mais aussi (…) par des moments de grand débat et d’explication autour de l’avenir dans lequel on s’inscrit, donc forcément en s’appuyant sur l’histoire.”

“Faire des choix sur ce qu’on veut valoriser et transmettre de notre histoire, c’est une manière de se projeter dans le futur.”

Alexis Corbière, porte-parole de Jean-Luc Mélenchon

à franceinfo

Même constat dans le camp opposé, où Matthieu Louves, un des porte-paroles de l’association des Amis d’Eric Zemmour, assure : “Bien sûr qu’il y aura [dans la campagne] des mesures concrètes sur le pouvoir d’achat ou l’écologie. Mais Eric Zemmour veut avant tout apporter une vision de l’avenir, de la société et du monde, il ne veut pas être un candidat gestionnaire.”

Dans ce cas-ci, utiliser le “roman national” fonctionne comme une “réconfortification”, analyse Sébastien Ledoux, chercheur en histoire contemporaine à l’université de Paris I et spécialiste des enjeux de mémoire : “C’est un discours du réconfort pour les électeurs, qui vont être sensibles à cet imaginaire d’une histoire française positive. Et il permet de créer une muraille historique autour de soi qui désigne le ‘nous’ et le ‘eux’ qui nous menace” et contre lequel il faut agir. Ce discours permet également à Eric Zemmour “de se différencier du discours de Marine Le Pen, en rendant ce dernier vulgaire”, puisque la candidate du Rassemblement national à la présidentielle n’emploie quasiment pas excepté la figure de Jeanne d’Arc de références à l’histoire, estime la sociologue des médias Isabelle Veyrat-Masson. 

A l’inverse, le “roman national” de gauche de Jean-Luc Mélenchon, qui se veut plus progressiste et plus inclusif que celui de la droite ou de l’extrême droite, permet d’offrir “une alternative” à celui d’Eric Zemmour, “en insistant sur le phénomène de métissage” comme un processus historique ayant permis de créer la culture française actuelle – ce que Jean-Luc Mélenchon nomme, en empruntant le concept au poète martiniquais Edouard Glissant, “la créolisation”. Il s’articule autour de “références historiques qui mettent en avant des figures populaires, où le peuple est en mouvement, comme la Révolution française ou la Commune. Cette histoire-là légitime le rôle personnel que Jean-Luc Mélenchon souhaite avoir, celui de porte-parole du peuple”, avance Sébastien Ledoux.

Outre d’exposer une vision du monde, les figures invoquées par les responsables politiques permettent de leur faire bénéficier de la popularité de ces personnages historiques, souligne Nicolas Offenstadt. Y compris lorsque leurs positions ne sont pourtant pas, a priori, compatibles. Nicolas Sarkozy convoque ainsi Guy Môquet sans évoquer son communisme, Robert Ménard rend hommage à Jean Jaurès en oubliant son socialisme et l’ensemble de la classe politique du centre à l’extrême droite se réclame de De Gaulle. “L‘extrême droite se valorise en s’inscrivant dans l’héritage de figures beaucoup plus consensuelles qu’elle, pour en radicaliser ensuite l’héritage”, souligne aussi l’historien.

Outre Jean-Luc Mélenchon et Eric Zemmour, Emmanuel Macron use aussi du “roman national”, pour “réconcilier les mémoires”, selon l’ambition qu’il a lui-même dessinée. Une obligation de “jouer collectif” liée à sa fonction présidentielle, qui l’oblige à “incarner la continuité nationale”, souligne Nicolas Offenstadt. Mais qui répond aussi à une stratégie politique : celle du ni droite, ni gauche, mais contre l’extrême droite, reconnaît un conseiller du président. Emmanuel Macron a ainsi “campé une histoire de France des figures illustres individuelles, de Jeanne d’Arc à Bonaparte, dans une stratégie très claire d’occuper le terrain à droite, souligne Sébastien Ledoux. Et en même temps, il a fait un travail sur les mémoires, notamment celle sur la guerre d’Algérie”, avec la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat dans la mort de Maurice Audin ou dans l’assassinat d’Ali Boumendjel. Dernièrement, il a aussi mis en garde contre ceux qui “manipulent notre histoire”, dans une pique dirigée contre Eric Zemmour, rapporte Le Parisien.

Cette utilisation de l’histoire dans le discours politique fonctionne-t-elle chez les électeurs ? Difficile à dire, selon les experts interrogés par franceinfo. L’historien Nicolas Offenstadt note néanmoins qu’en liant les problématiques actuelles à celles du passé, “comme s’il existait une Résistance exclusive, de celle de la Seconde Guerre mondiale à la résistance contre l’islam”, est “extrêmement opérant” pour le présent puisque cela lui “donne un sens”. Eric Zemmour “joue sur l’angoisse d’insécurité culturelle, complète Sébastien Ledoux. Il dit aux électeurs : ‘Votre existence même est en jeu’. Donc clairement, on n’est pas sur un problème de hausse de salaires.”

Le “roman national” en politique n’est en tout cas pas sans conséquence, s’inquiètent les historiens. “S’il y a une visibilité considérable d’un certain nombre de personnes qui disent des contre-vérités historiques, il devient difficile pour les historiens de contrer les visions romanesques de l’histoire et de réussir à se faire entendre, pour une simple raison d’audience”, se désole Sébastien Ledoux. Surtout lorsque certains candidats, à l’instar d’Eric Zemmour dans le Figaro en 2013, assument vouloir faire de l’histoire “une arme politique”.

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