“On se dirige vers la porte de Brandebourg avec des marteaux” : ils racontent la chute du mur de Berlin – Franceinfo

La plupart des Allemands étaient couchés quand le Mur a été ouvert. Ils prennent connaissance des derniers événements de la nuit aux informations du matin. Débute alors une véritable ruée vers la frontière.

Eric Franciosi, employé d’une entreprise berlinoise de transports : Ce matin, près du Ku’damm, les rues sont jonchées de bouteilles. Ça sent la grosse fête la veille.

Igor Deperraz, étudiant français en droit : Il fait un froid extrême. Je vais de café en café pour me réchauffer et je prends des photos pendant une heure. Quand ils passent la frontière, les Berlinois de l’Est sourient mais sans être démonstratifs. Il y a surtout de la joie chez les Berlinois de l’Ouest. Certains ont apporté des régimes de bananes [un fruit difficile à trouver à l’Est], mais je trouve que c’est une forme de racisme déguisé, un peu comme des colons du communisme.

Sophie Bornstein, en voyage de classe avec la prépa HEC du lycée Carnot de Paris : Les titres des journaux annoncent : “Le Mur est tomb锓Le Mur n’est plus.” Toute la classe se mêle à la foule et à la liesse, on distribue des fleurs et des fruits. Il y a un mouvement très spontané de générosité. Au poste-frontière d’Invalidenstraße, les voitures Trabant [constructeur est-allemand] défilent à perte de vue.

Des files d\'attente s\'étendent dans les rues de Berlin, ici à Invalidenstraße.
Des files d’attente s’étendent dans les rues de Berlin, ici à Invalidenstraße. (CLASSE PREPARATOIRE HEC DU LYCEE CARNOT)

Igor Deperraz, étudiant français en droit : Beaucoup de jeunes ont pris les Trabant de leurs parents. Ce sont des voitures “en carton”, qui roulent avec un mélange d’essence et d’huile. Certains font le plein côté Ouest, sauf qu’ils se retrouvent en panne à cause du carburant non mélangé. On en voit plusieurs avec le capot ouvert. Un peu partout, il y a des files d’attente très tôt devant les magasins.

Pierre Crenner, commandant du détachement français de gendarmerie à Berlin : Les hauts-parleurs de la police répètent sans arrêt : “Arrêtez de vous agglutiner.”

Thierry Noir, street-artist français à Berlin-Ouest : Depuis plusieurs années [1970], les rares Est-Allemands qui peuvent visiter l’Ouest reçoivent 100 deutsche Marks en cadeau [le Begrüßungsgeld, ou “argent de bienvenue”]. D’un seul coup, des milliers de gens font la queue devant les banques, avant de dévaliser les drogueries pour acheter du coton, du savon, du shampooing… Du coup, je ne trouve plus de couches pour ma fille de deux ans et je dois aller hyper loin.

Des Allemands de l\'Est patientent devant une banque afin d\'obtenir 100 Marks de bienvenue, le 10 novembre 1989.
Des Allemands de l’Est patientent devant une banque afin d’obtenir 100 Marks de bienvenue, le 10 novembre 1989. (SVEN SIMON / PICTURE-ALLIANCE / AFP)

David Hertrich, cuisinier à l’ambassade de France : En allant chercher mon pain et le journal, je vais dans une grande surface et je vois des Allemands de l’Est découvrir la modernité : un groupe me demande comment fonctionnent les CD, combien ça coûte… On me demande mon salaire et l’un d’eux me dit : “J’ai l’impression que chez vous, la liberté, c’est quand on a de l’argent.”

Cathleen Wunder, étudiante allemande à Berlin-Est : A l’école de commerce du Kombinat VEB [un groupement d’entreprises], tout le monde est parti voir le Mur. Pour moi, le quotidien se poursuit. Nous ne sommes que trois, dans une classe de 25 ou 30 ! Le professeur reste inflexible et dit qu’il notera les absences.

Sandra De Rouck, lycéenne : Je suis arrivée de Bruxelles la veille au soir, en avion, avec ma mère berlinoise. Après une nuit passée chez mes grands-parents, je fouille la cave et trouve un marteau dans une boîte à outils. J’ai vu des gens casser le Mur à la télévision, mais je suis surprise. En fait, c’est terriblement dur ! Je n’arrive qu’à arracher des morceaux microscopiques. À un moment, la tête de mon marteau s’envole. Quelqu’un me prête un autre outil et je recommence.

Sandra De Rouck essaie de casser des morceaux de mur, le 10 novembre 1989.
Sandra De Rouck essaie de casser des morceaux de mur, le 10 novembre 1989. (SANDRA DE ROUCK)

Michel Thibaudin, salarié dans l’éducation populaire à Lyon : Ça fait dix heures qu’on roule. Arrivés à 30 kilomètres du Mur, on se retrouve bloqués dans les embouteillages avec les trois autres occupants de la voiture. On traverse donc l’autoroute à pied, pour rejoindre un groupe d’Allemands de l’Ouest, qui distribuent café et bière aux arrivants de la RDA. Je baragouine à ces derniers une question : “Vous quittez définitivement l’Est ?” L’absence de bagages dans les voitures me donne aussitôt la réponse : ils veulent simplement profiter d’un week-end de semblants de liberté. C’est une 2×2 voies, mais les Trabant et les R12 circulent en permanence sur trois voies. Finalement, nous faisons demi-tour sans avoir vu le Mur.

Marie-José Deschamps, citoyenne française résidant à Munich : Sur les ponts qui surplombent l’autoroute, des dizaines d’Allemands de l’Ouest agitent des drapeaux.

Pierre Crenner, commandant du détachement français de gendarmerie à Berlin : En ville aussi, le passage des voitures est incessant. Les Trabant envahissent notamment le Ku’damm, où il n’y a normalement que des Mercedes. Ça sent mauvais. Forcément, ces voitures ont des moteurs à deux temps. Les Berlinois de l’Ouest sont effarés de voir leur rue préférée être polluée et bouchée de la sorte.

Marie-José Deschamps, citoyenne française résidant à Munich : On peut déjà sentir de l’agacement chez certains Berlinois de l’Ouest. J’ai vu l’un d’eux donner un coup de pied dans une Trabant garée sur le trottoir, en disant : “Ça suffit maintenant !” 

Des cortèges de Trabant se forment pour passer à l\'Ouest, le 10 novembre 1989.
Des cortèges de Trabant se forment pour passer à l’Ouest, le 10 novembre 1989. (DPA / AFP)

Elisabeth Sokoll, employée allemande par le gouvernement militaire français : Au niveau du Reichstag, il y a un mirador de la RDA dont la garde est habituellement assurée par deux soldats qui ne doivent pas se connaître et ne peuvent pas communiquer entre eux. À un moment, je vois une porte, jusqu’ici invisible, s’ouvrir dans le mur. Deux Vopos entrent sur le territoire de la RFA par cette entrée dont j’ignorais jusqu’ici l’existence. C’est vraiment irréel.

David Benaïm, Français en service militaire : Le Mur est déjà éventré par endroits. Je colle mon œil à un trou, mais je fais un bond en arrière : un autre soldat regarde lui aussi de l’autre côté ! Je me rapproche et lui demande en anglais s’il est content de la chute du Mur : “Ça ne change rien, je retournerai bientôt dans mon village, après le service militaire.” C’est interdit, mais j’insiste pour qu’il m’envoie sa chapka par-dessus le mur, contre mon béret. Après quelques minutes, il finit par accepter.

Dans l\'après-midi du 10 novembre 1989, David Benaïm pose devant le mur de Berlin, dans lequel une faille laisse entrevoir un soldat est-allemand.
Dans l’après-midi du 10 novembre 1989, David Benaïm pose devant le mur de Berlin, dans lequel une faille laisse entrevoir un soldat est-allemand. (DAVID BENAÏM)

Franck Balbi, danseur au Deutsche Oper Berlin : Dans l’après-midi, sur la Potsdamer Platz, des grues commencent à lever les premiers pans du Mur.

Patricia Hacquin, femme de militaire français : Je fais garder mes trois filles et nous partons voir le Mur au niveau du Reichstag, près de la porte de Brandebourg. Des Allemands nous aident à grimper avec mon mari. Je m’attends à ce que ça soit paisible de l’autre côté, mais des Vopos armés sont positionnés en face. Certains Berlinois les traitent d’“Idioten”, pour les provoquer. Mon mari me propose de monter sur ses épaules, mais je refuse. Je ne vais quand même pas mourir pour l’Allemagne !

Patricia Hacquin et son mari, sur le mur de Berlin au niveau du Reichstag, près de la porte de Brandebourg, le 10 novembre 1989.
Patricia Hacquin et son mari, sur le mur de Berlin au niveau du Reichstag, près de la porte de Brandebourg, le 10 novembre 1989. (PATRICIA HACQUIN)

Cathleen Wunder, étudiante allemande à Berlin-Est : Après les cours, je propose à ma petite sœur d’aller voir le Mur. Elle a très peur, mais je la convaincs. Arrivée au checkpoint de Bornholmer Straße, je demande à un soldat s’il est sûr que nous pourrons revenir, car j’ai peur de rester bloquée de l’autre côté. Il me répond : “Aucun souci, allez-y.” J’ai quand même peur que les autorités me sanctionnent, en tamponnant ma carte d’identité au retour. Il est 17 heures et il fait déjà nuit. 

La carte d\'identité allemande de Cathleen Wunder.
La carte d’identité allemande de Cathleen Wunder. (CATHLEEN WUNDER)

Même si nous avons vu des images de l’Ouest à la télé, c’est un grand saut dans l’inconnu. De l’autre côté, les gens nous accueillent, perchés sur des arbres et des lampadaires. Tout le monde nous applaudit, tout le monde crie. Certains tapent sur les Trabant avec enthousiasme. Je ne suis pas très rassurée. Ma petite sœur ne parle pas beaucoup. Sur les cartes disponibles à l’Est, Berlin-Ouest apparaît en blanc. Nous n’avons aucun moyen de connaître les noms des rues.

Denis Thouard, étudiant français en voyage à Berlin : Au checkpoint d’Invalidenstraße, la BVG [régie de transports] distribue des cartes de l’Ouest. Quand on vit à l’Est, Berlin-Ouest n’existe pas vraiment, c’est juste une épine dans le pied.

Marie-José Deschamps, citoyenne française résidant à Munich : Un journal gratuit a été spécialement réalisé par l’office de tourisme de Berlin et le Berliner Morgenpost. C’est comme un gros mode d’emploi à destination des Allemands de l’Est qui arrivent à l’Ouest. Ils peuvent y trouver où se garer, où faire ses courses, où aller profiter et dépenser. Mon mari voit une limousine noire immatriculée à l’Est qui s’arrête près de Checkpoint Charlie, devant une pile de journaux. Une main en sort, attrape un exemplaire, et la voiture poursuit sa route.

Le journal réalisé le 10 novembre 1989 par l\'office de tourisme de Berlin et le \"Berliner Morgenpost\" pour les Allemands de l\'Est.
Le journal réalisé le 10 novembre 1989 par l’office de tourisme de Berlin et le “Berliner Morgenpost” pour les Allemands de l’Est. (MARIE-JOSE DESCHAMPS)

Eric Franciosi, employé d’une entreprise berlinoise de transports : D’ordinaire, on n’approche pas la porte de Brandebourg. Mais là, on réussit à se faufiler sur le côté et à la traverser ! Sous le monument, je bois une bière avec un copain. On chiale un peu, comme tout le monde. Mettre le pied à l’Est et savoir que ce Mur de merde est tombé, c’est incroyable. Quand j’étais militaire, j’allais une fois par semaine à l’Est. Il faut se rendre compte du niveau de pauvreté et du délabrement des bâtiments, avec des tas de charbons dans les arrière-cours… Comme à la fin de la guerre en France, en fait.

Stéphane Germain, militaire français : Les autorités militaires françaises nous demandent de rester prudent. À Checkpoint Charlie, je monte sur le Mur grâce à une échelle laissée là. Je suis seul, car ma copine allemande retrouve sa famille de l’Est. Les gens sont heureux, mais ils n’ont rien à se dire. Ne pas se voir pendant 40 ou 50 ans, vous imaginez ? Le décalage est énorme.

Une foule se dresse sur le mur de Berlin tandis que des soldats les surveillent d\'en bas, le 10 novembre 1989.
Une foule se dresse sur le mur de Berlin tandis que des soldats les surveillent d’en bas, le 10 novembre 1989. (CHRISTIAN BOURGUIGNON)

Igor Deperraz, étudiant français en droit : Sur Potsdamer Platz, quelqu’un passe No Woman, No Cry de Bob Marley. Les gens de l’Est, qui ont alors un peu de retard sur les modes musicales, reprennent la chanson plusieurs fois. C’est très émouvant. Ils pleurent à la fois parce qu’ils ont rêvé de voir l’Ouest, mais aussi parce qu’ils pressentent la chute d’un continent perdu, l’arrivée du capitalisme arrogant…

Christine Ockrent, journaliste à Antenne 2 : A 20 heures moins une, au moment où je dois prendre l’antenne, Helmut Kohl, chancelier d’Allemagne de l’Ouest, les yeux embués, passe à côté de moi. Je lui pose une question, il a l’amabilité de me répondre. Au bout de quelques minutes, je vois [l’ingénieur] Yves Devillers me faire des grands signes avec les bras. La liaison avec Paris n’était pas établie, car les morceaux de fer contenus dans le mur faussent les calculs pour établir la liaison satellite. Ça aurait été un scoop mondial !

Le chancelier Helmut Kohl s\'adresse à 100 000 personnes massées devant le Mur, le 10 novembre 1989.
Le chancelier Helmut Kohl s’adresse à 100 000 personnes massées devant le Mur, le 10 novembre 1989. (DPA / DPA)

Eric Lange, animateur des matinales sur la radio RFM : Avec ma sœur Nadine, on a pipeauté la Lufthansa pour attraper un vol Paris-Hambourg en milieu d’après-midi, puis le dernier Hambourg-Berlin de la journée. Elle a fait croire que j’étais journaliste au journal Le Monde et qu’elle était mon assistante… Ça nous a coûté une blinde ! Cette nuit-là, tout le monde marche, c’est comme une immense errance. Les gens de l’Est ne croient pas du tout à ce qui vient de se passer. Seuls les “toc, toc, toc” des milliers de gens qui tapent sur le mur nous ramènent à la réalité.

Nadine Lange, étudiante en thèse d’histoire contemporaine : Nous montons sur un mirador avec mon frère et un ami, qui sort une bouteille de champagne et trois coupes. On la descend en trois minutes et on jette nos verres. La ville entière est bourrée ! Vers 5 heures du matin, on voit arriver une grue avec une dent cassée. Elle soulève un pan du Mur et la foule se met à hurler “Freiheit ! Freiheit !” (“Liberté !”). 

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