Monica Vitti, la muse d’Antonioni, est morte – Le Monde

Monica Vitti en 1965.

Muse d’Antonioni, symbole visuel « intello » des années 1960, l’actrice italienne Monica Vitti était atteinte depuis des années d’une maladie dégénérative. Elle est morte à l’âge de 90 ans, a annoncé, mercredi 2 février, le ministre de la culture italien, Dario Franceschini. « Adieu à Monica Vitti, adieu à la reine du cinéma italien. Aujourd’hui est un jour vraiment triste, une grande artiste et une grande Italienne disparaît », a écrit le ministre dans un communiqué.

Née Maria Luisa Ceciarelli le 3 novembre 1931, à Rome, d’ascendance sicilienne (elle a passé son enfance bourgeoise à Messine), la future icône des films sur l’incommunicabilité et l’aliénation semble avoir développé très jeune une forte personnalité.

Au travers des livres autobiographiques qu’elle publia en 1993 (Sept jupes, titre reprenant le surnom qui lui avait été donné lorsque, gamine frileuse, elle s’habillait en accumulant les vêtements l’un sur l’autre) et en 1995 (Le Lit est une rose, recueil de souvenirs, pensées, poèmes), Monica Vitti confesse avoir été « à part » dans sa famille : trop blonde pour une Latine, trop mince, trop grande perche, bigleuse (elle est astigmate).

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Ce tempérament anticonformiste allie une fibre fantaisiste et des pulsions suicidaires. Elle distrait très jeune ses frères par des spectacles de marionnettes, révèle un talent comique, et décide néanmoins à 14 ans de se supprimer. Jouer est sa soupape. « J’ai décidé de faire semblant d’être une autre, dira t-elle. Et de me faire rire autant que possible au théâtre et au cinéma. Dans la vie, c’est une autre histoire. »

Pasionaria des névroses

Elle confiera avoir voulu être actrice « pour ne pas mourir », pour « tout réinventer, effacer et reconstruire, rire avec moi ». Elle avouera que sauter de la farce à la tragédie « est une chance extraordinaire », que jouer à être une autre a été sa façon d’exister : « Quand la représentation prend fin, pour moi, la réalité se termine ».

C’est ainsi qu’elle commence des études de secrétariat pour ne pas contrarier sa famille, avant d’oser lui tenir tête : non, décidément, c’est le théâtre auquel elle aspire, et elle s’inscrit au conservatoire d’art dramatique de Rome. Reprenant comme nom d’artiste le début du nom de sa mère (Vittiglia), bien que celle-ci l’ait mise en garde, « la poussière de la scène corrode l’âme et le corps ».

Shakespeare, Brecht, Molière sont à son répertoire, mais c’est en la voyant interpréter Georges Feydeau que Michelangelo Antonioni la repère. Sa voix enrouée, rauque, lui a donné envie de lui faire doubler l’actrice Dorian Gray dans Le Cri (1957). Coup de foudre, artistique et sentimental ! « Elle a une très belle nuque ! Elle pourrait faire du cinéma », lâche t-il. « Tu veux me filmer de dos seulement ? », réplique t-elle.

Shakespeare, Brecht, Molière sont à son répertoire, mais c’est en la voyant interpréter Feydeau que Michelangelo Antonioni la repère

Il filmera ses yeux : « C’est ce qu’il y a en elle de plus bizarre. Ils ne s’arrêtent sur aucun objet, mais fixent de lointains secrets. C’est le regard d’une personne qui cherche où finir son vol et ne le trouve pas », dit-il, paraphrasant l’étrange affirmation de la comédienne : « Je suis une mouette ». L’Avventura (1958) est une révolution. Le film inculque une nouvelle philosophie narrative, la dissipation de l’intrigue, l’abandon de la dramaturgie classique. Il est illuminé par une nouvelle égérie, cette Monica Vitti surgie de nulle part.

Regard perdu de myope, blondeur nonchalante, inquiétude lasse, celle dont Antonioni a dit qu’elle avait « le visage de l’angoisse », incarnera désormais la pasionaria des névroses, avec la grâce mystérieuse des femmes émancipées qui semblent infirmes d’un amour perdu. Son physique diverge des critères en vogue, une présence s’impose, celle d’une crinière dense, d’une certaine nonchalance, une tendance à s’évader de l’étreinte, à arborer une mine fermée, laisser le spectateur y décrypter l’émotion.

Prisonnière de l’image de ses rôles

Après Claudia, l’amoureuse tourmentée de L’Avventura, suivront Valentina, la tentatrice d’homme marié de La Notte (1961, Ruban d’argent des critiques italiens pour son rôle de second plan), Vittoria, l’errante en désarroi amoureux de L’Eclipse (1962), Giuliana, l’épouse névrotique d’un industriel du Désert rouge (1964), femme fantôme désincarnée qui traverse des paysages industriels en somnambule, manteau vert pomme.

Le cinéma d’Antonioni, dont elle se sépare sentimentalement, reste hanté par cette présence/absence lumineuse, visage en énigme, miné par l’ombre du doute. Lorsqu’elle tourne dans Blow up, en 1966, l’actrice Vanessa Redgrave confesse avoir rêvé « d’être comme Monica Vitti ».

On l’aura vue dans Château en Suède, de Roger Vadim d’après Françoise Sagan (1963), dans Modesty Blaise, de Joseph Losey (1966), une parodie des films d’espionnage. Le cinéaste américain raconta qu’elle était quelqu’un de très drôle en société, si obsédée par son nez romain qu’elle surveillait qu’on ne la filme pas de profil, et prisonnière de l’image de ses rôles antonioniens, très éloignés d’elle-même.

Libérée de l’emprise du maestro des états d’âme, Monica Vitti revient à des films conformes à sa vraie nature, s’illustrant dans des comédies et films à sketchs écrits ou dirigés par Luciano Salce (Les Poupées en 1964, Les Ogresses en 1966), et surtout Mario Monicelli (La Fille au pistolet, 1968), Ettore Scola (Drame de la jalousie, 1970), Marcello Fondato (Nini Tirebouchon, 1970), ou encore Dino Risi (Moi, la femme, où elle joue douze rôles, 1971).

Libérée de l’emprise du maestro des états d’âme, Monica Vitti revient à des films conformes à sa vraie nature, s’illustrant dans des comédies et films à sketchs

Elle est complice d’Alberto Sordi (Poussière d’étoiles, 1973), de Luis Buñuel (Le Fantôme de la liberté, 1974), qui la campe en mère de famille coincée dont les fillettes se sont fait refiler par un satyre des cartes postales de monuments parisiens obscènes. Elle est deux fois jurée à Cannes, en 1968 et 1974. Et trois fois filmée par Carlo Di Palma (Teresa la voleuse en 1973, Ici commence l’aventure en 1975, Mimi Bluette en 1976), le chef opérateur d’Antonioni devenu son nouvel amour, avant qu’elle n’épouse le photographe Roberto Russo, qui la filmera à deux reprises.

En 1990, elle réalise elle-même Scandale secret, avec Elliott Gould (sélectionné à Cannes, section « Un certain regard »), où une femme ayant reçu comme cadeau une caméra vidéo s’en sert pour tenir un journal intime… C’est sa dernière apparition à l’écran. Elle refusera la proposition de Patrice Chéreau d’incarner Catherine de Médicis dans La Reine Margot (1994), rôle qui est repris par Virna Lisi. Un Lion d’or lui est décerné en 1995 pour l’ensemble de sa carrière.

Monica Vitti en quelques dates

3 novembre 1931 Naissance à Rome

1958 « L’Avventura »

1961 « La Notte »

1963 « Château en Suède »

1968 « La Fille au pistolet »

1974 « Le Fantôme de la liberté »

1990 Réalise « Scandale secret »

2022 Mort à l’âge de 90 ans

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