“Moi, Juju, je l’aime encore” : au procès du 13-Novembre, la douleur insondable des proches – Le Journal du dimanche

Il y a eu des prénoms. Des photos. Un masque baissé pour essuyer les larmes. Des voix étranglées. Une main passée dans le dos pour réconforter. Un baiser déposé sur un front. Dans la salle d’audience qui accueille le procès du 13-Novembre sur l’île de la Cité à Paris, les corps disent l’humanité. Les mots, eux, racontent l’inverse ; les cadavres enchevêtrés, les “rafales dans la nuque”, le silence glaçant qui suit les tirs ; et les cris, déchirants. A La Belle Equipe, dans le 11e arrondissement de Paris, beaucoup ont leurs habitudes. Ce soir-là, ils venaient fêter des anniversaires, celui de Hodda, dont le conjoint Grégory est le patron des lieux, celui de Jessica, aussi, qui a témoigné vendredi. A  la barre, tous racontent la joyeuse bande. La belle équipe. Ce soir-là, beaucoup se connaissaient. Ce n’est pas un proche qu’ils ont perdu, mais bien souvent une vie entière.

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Après les tirs, le chaos total

C’est ce que raconte Sarah, 34 ans. Elle est soutenue par sa sœur, ses mains tremblent sur la feuille de papier sur laquelle elle a couché son témoignage. Au fond de la salle, on entend par moment son nouveau-né, âgé de deux mois et demi, qui se manifeste, pour l’appeler. La soutenir a-t-on envie de penser. Elle raconte qu’elle a été “sauvée” car la dernière table disponible à La Belle Equipe ce soir-là se trouvait en salle, tout au fond, près des toilettes.

Pendant de longues minutes et de sa voix douce, elle décrit “le chaos total”, “le silence de mort” qui suit les tirs. “ll a été brisé par un hurlement déchirant, et puis d’autres.” “Je fais partie des chanceux, je n’ai pas été blessée, je n’ai pas été recouverte de corps (…) J’ai pensé que peut-être mon témoignage n’était pas aussi valable que les leurs [les blessés physiques, Ndlr], mais peut être que ça m’aidera à passer à autre chose”, poursuit-elle, avant de raconter cette carrière dans la restauration qu’elle a dû abandonner.

Cette Sarah me manque un peu

“Je pense constamment à la mort, au fait que quelque chose va m’arriver. Si je descends les escaliers, je me dis que je vais tomber et me casser le cou. Si j’attends le métro, je pense que quelqu’un va me pousser. C’est exténuant”, décrit-elle encore, avant d’évoquer son inquiétude permanente pour son nouveau-né. “Ce soir-là, j’ai perdu une partie de moi, la Sarah insouciante, joyeuse et qui n’avait peur de rien. Cette Sarah me manque un peu.”

Khaled a perdu ses deux soeurs, Hodda et Halima

Le grand Khaled s’approche après elle, il vient parler de ses sœurs, Hodda et Halima, toutes deux tuées à La Belle Equipe. Le jeune homme raconte son enfance en Bourgogne, ses huit frères et sœurs, ses parents analphabètes, son arrivée à Paris à l’âge de 20 ans, hébergé par Hodda. “On n’a pas eu une enfance facile mais on a eu beaucoup d’amour. Notre éducation, c’était entre frères et sœurs, dit-il, ému. Je vais essayer de ne pas pleurer. On va essayer d’être fort comme il le faut.”

Fort, il l’est, assurément. Il poursuit son récit. Après les tirs, qu’il pense être un problème électrique, il n’a qu’une idée en tête : retrouver ses deux sœurs. “J’enjambe tous les corps (…) Quand j’ai vu tout ça, je suis musulman, pas pratiquant, mais mes premiers mots, c’était de faire appel à Dieu, de lui demander du courage.”

C’est comme si on perd Messi au Barcelone

Il ajoute, à l’adresse des accusés : “Le même Dieu que vous, mais le vrai Dieu.” “Avec la peur, le courage est venu”, dit-il, en racontant les corps déplacés pour retrouver celui de sa sœur Halima, maman de deux enfants qui vivent aujourd’hui au Sénégal.

Hodda, elle, respire, quand Halima a été tuée sur le coup. Il espère pouvoir la sauver. Les pompiers et les médecins lui expliquent qu’il n’en sera rien. “Il fallait qu’ils sauvent les autres. Je suis resté. Je ne voulais pas partir tant qu’elle respirait. Je viens d’une famille pauvre, Hodda, elle payait les vacances, elle aidait toute la famille. C’est comme si on perd Messi au Barcelone. Ils m’ont enlevé le pilier de la famille.”

Je n’ai plus envie d’avoir peur

Lui aussi raconte la suite, difficile, douloureuse. “Je me sentais hors société. Je ne croyais en rien, j’avais envie que tout le monde meure. On ne mérite pas d’être sur terre si des gens comme ça existent, témoigne-t-il. J’ai essayé plein de fois de reprendre la restauration, je me suis battu. A chaque fois, je craquais. C’est comme si on coupait les doigts à un pianiste. Cette catastrophe, c’est trop pour un seul être humain.”

Accompagné par les associations de victimes, il remonte lentement la pente, intervient dans des écoles dans les banlieues de Paris et de Nice. Aujourd’hui, père de deux enfants, il travaille de nouveau dans la restauration. “Je n’ai plus envie d’avoir peur. L’amour triomphe toujours.”

Grégory a perdu Justine, Marie-Amélie a perdu Marie-Aimée

Aux parties civiles présentes ce soir-là sur les lieux des attaques, succèdent les proches. Ceux qui ont perdu un amour, un fils, une fille. Grégory s’approche, il vient parler de sa “Juju”, Justine Dupont, 34 ans, elle aussi décédée à La Belle Equipe. Il demande que soit projetée une photo de la jeune femme souriante, puis des images du couple, heureux. Sur son t-shirt noir, une photo de la jeune femme. “Ça, c’était Justine, ma moitié. Elle est entrée dans ma vie, elle a percé toutes mes carapaces.”

Je suis marié à un fantôme

Au fur et à mesure de son témoignage, on comprend : à quel point cette rencontre l’a sauvé, alors qu’il souffrait d’une rupture amoureuse, à quel point Justine l’a accompagné et aidé, lui qui était souvent en proie à la colère, et à quel point sa disparition l’a anéanti. Il montre la bague qu’il porte, comme une alliance, à l’autre main.

“Je suis marié à un fantôme”, dit-il, racontant sa vie dans leur appartement commun, ses nuits qu’il n’arrive toujours pas à passer dans leur lit d’avant. Six ans qu’il dort sur son canapé.  “Elle gérait ma colère (…) Aujourd’hui, c’est très difficile pour moi de rester calme. J’ai énormément de colère et de haine.”

L’homme est rongé par la culpabilité. “Je m’excuse auprès des amis de Justine, de son père, sa mère, son frère, sa cousine, son filleul parce que je n’étais pas auprès de ma femme, je n’étais pas là pour essayer de la protéger.”

Il le répète plusieurs fois devant la cour : il s’en veut terriblement de ne pas l’avoir accompagnée ce soir-là. “On me dit que Justine n’a pas souffert. Je ne sais pas, je n’y étais pas. Je n’étais pas là pour essayer de la sauver, pour l’accompagner dans son dernier souffle, son dernier battement de cœur. Et ça, c’est une chose qui me pèse énormément. Je culpabilise.” 

“Moi, Juju, je l’aime encore”, poursuit-il. “Ces gens-là”, dit-il en les montrant du doigt, “m’ont arraché une partie de moi”. Il quittera la barre en les regardant longuement un par un.

J’ai été sa grande sœur et j’ai aimé ça

Après lui, Marie-Amélie vient raconter sa sœur, Marie-Aimée, qui se trouvait elle aussi à La Belle Equipe, et qui est décédée au côté de son compagnon, Thierry. Sami, le fils de la défunte, l’accompagne à la barre. Il ne parlera pas, il avait 13 ans à l’époque. Ce soir-là, il a perdu beaucoup de ses tontons et tatas. C’est ainsi qu’il considérait les amis de sa mère, Marie-Aimée. “Marie-Aimée c’était ma petite sœur, nous avions 12 ans de différence. J’ai été sa grande sœur et j’ai aimé ça, pendant 34 ans.”

“Les années qui ont suivi ont été teintées de silences, de colère, de larmes (…) Depuis 6 ans, je tente d’aider Sami à se construire avec cette douleur mais aussi en dehors. Je ne souhaite pas que ça devienne son identité.” Aujourd’hui, Sami travaille dans un restaurant, “pas n’importe lequel” : il est tenu par deux frères, amis de sa mère, qui étaient présents le 13 novembre à La Belle Equipe.

D’autres parents, d’autres drames

Le père d’Anne-Laure, elle aussi tombée sous les balles des terroristes dans ce bar du 11e arrondissement, vient lui rendre hommage. “Anne-Laure n’est plus là. Restent ses vêtements soigneusement rangés. Anne-Laure n’est plus là, restent ses dessins. Anne-Laure n’est plus là, reste une médaille du terrorisme. Anne-Laure n’est plus là, restent nos souvenirs et cette photo”, dit-il alors qu’à l’écran s’affiche la photo de la jeune femme brune, souriante.

Le père et la mère de Victor Munoz, 24 ans, décédé lui aussi à La Belle Equipe, vont aussi témoigner. D’autres parents, un autre drame. Des vies interrompues, et toujours la même souffrance. “C’était un garçon beau, solaire, joyeux, solaire, affectueux”, né à Barcelone, arrivé à Paris à l’âge de 10 ans. Le week-end précédent, Victor et Alexandra, son amie, fêtent leur premier appartement. Une semaine après, c’est elle qui apprendra la terrible nouvelle lors d’un coup de téléphone de l’Institut médico-légal.

Nous avons glissé un maillot du Barça dans son cercueil

“Victor aimait le sport, surtout le foot et le Barça. Nous avons glissé un maillot du Barça dans son cercueil, ainsi que du sable de Barcelone, dit sa maman. La mort de Victor a saccagé notre vie. Nous étions heureux, fiers de nos fils. Du jour au lendemain, le bonheur disparaît. Et apparaît une vie sans bonheur, sans projet. (…) J’ai sauvegardé ses textos et ses mails mais petit à petit j’oublie le son de sa voix et ça me désole infiniment.”

Une vraie fille du 11e arrondissement

Après le père de Victor, qui demande au président comment vivre avec “un tel deuil”, se succèderont à la barre le jeune frère et la mère de Lamia Mondeguer, elle aussi tuée à La Belle Equipe. Pendant de longues minutes, sa mère décrit leur quartier – “Lamia était une vraie fille du 11e arrondissement” -, où ils vivent depuis 46 ans, elle, originaire d’Egypte, son mari, originaire du Finistère. Ce dernier n’est pas dans la salle.

“Il aurait dû être à nos côtés, mais il est allé rejoindre sa petite coccinelle. C’est comme ça qu’il appelait Lamia. La tristesse l’a dévoré de l’intérieur.” Quelques instants plus tard, elle décrit la bande d’amis de sa fille, qui l’ont accompagnée et soutenue depuis six ans ; “ce cadeau” que lui a laissé Lamia. Dans la salle d’audience, toute l’humanité et son contraire.

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