Marche pour Adama Traoré : «Laissez-nous respirer» – Libération
Face à la mairie de Persan (Val-d’Oise), une nuée de journalistes se presse sur le parvis, encadrée par des dizaines de personnes vêtues d’un T-shirt orange, demandant justice pour Adama Traoré. Sont présentes également les familles d’Ibrahima Ba, de Lamine Dieng et également de Babacar, tué à Rennes en 2015. En quelques secondes, les distances de sécurité volent en éclat. Face à eux, sous un soleil de plomb, Assa Traoré, la sœur d’Adama Traoré mort il y a quatre ans jours pour jours lors de son interpellation par la gendarmerie de Persan, inaugure cette nouvelle marche en l’honneur de son petit frère par une conférence de presse.
«Je ne vous cache pas qu’en 2016, lorsque mon frère est mort, jamais je n’aurai imaginée être encore là, avec ma famille, dans la rue, pour demander la vérité et la justice. Quatre ans que nos mères se battent et que nos familles demandent la vérité», rappelle Assa Traoré en indiquant que les juges d’instruction parisiens chargés de l’enquête sur la mort de son frère ont demandé l’ouverture de «dix-sept nouvelles investigations» centrées sur le passé du jeune homme et des gendarmes. Toutefois, les juges ont refusé la reconstitution des faits demandée par l’avocat de la famille, Me Yassine Bouzrou. Une nouvelle expertise médicale, ordonnée par les juges, a été confiée à quatre médecins belges et est attendue pour janvier 2021. «Ils étaient prêts à fermer le dossier alors qu’on sait que mon frère n’est pas mort à l’heure déclarée. Cinquante minutes plus tôt, il était déjà en arrêt cardiaque. Nous demandons la récusation de la juge qui a instruit l’affaire, car elle fait honte à la justice. Si ce n’est pas le cas, nous organiserons un rassemblement immense devant le tribunal au mois de septembre», a annoncé Assa Traoré en précisant vouloir un «procès public».
Assa Traoré, lors de la marche. Photo Cyril Zannettacci
Organisée en collaboration avec les militants d’Alternatiba, un mouvement citoyen de mobilisation autour du dérèglement climatique et pour la justice sociale fondé en 2013, cette marche intervient dans une séquence marquée par les violences policières. Près de deux mois après la mort de George Floyd et plus d’un mois après les rassemblements parisiens consécutifs face au Tribunal judiciaire de Paris et place de la République, la foule a répondu à l’appel du Comité «La vérité pour Adama», massivement partagé sur les réseaux sociaux. «Assa Traoré et Ramata Dieng étaient présentes lors de la marche du siècle du 16 mars 2019. Ils nous ont demandé de participer à cette marche. Pour nous c’était une évidence, reconnaît Teissir Ghrab, 23 ans et membre d’Alternatiba depuis plus d’un an. La génération climat s’est levée en 2018, la génération Adama s’est levée le 2 juin. On défend l’écologie populaire et on partage les mêmes combats pour une société basée sur la justice et l’égalité.»
«Cette année, c’est encore plus symbolique»
Une dame au volant de sa voiture, cherche son chemin : «Ils ont encore bloqué l’accès au pont. Avec leur connerie de manif !» Dans certaines rues de la ville, la circulation a été coupée. Avec un peu de retard sur le planning, la foule s’élance en direction de Beaumont-sur-Oise (Val d’Oise), guidée par deux camions sur lesquels sont nichés les familles des victimes et les membres du comité. La foule marque un arrêt devant la gendarmerie où a été déclaré mort Adama Traoré quatre ans plus tôt. Derrière les grilles, cinq gendarmes toisent les manifestants. L’un d’eux, caméra au poing, filme la scène. Dans le cortège sont réunies plusieurs milliers de personnes, davantage que les trois précédentes éditions. On y croise des personnalités telles que le rappeur Mokobé ou Dj Snake, des élus comme Danielle Simonnet et Manuel Bompard (LFI), et, çà et là, des gilets jaunes. Jean Baptiste, retraité, est venu spécialement de Mâcon avec une petite dizaine de camarades. «Les états d’urgence qui se succèdent, ça contribue à museler une contestation et ils ne reviennent jamais en arrière sur les lois liberticides prises dans ces contextes, explique-t-il masque sur le visage et casquette aux couleurs du drapeau cubain vissée sur la tête. Il est temps que les affaires sortent. On ne peut pas être la patrie des droits de l’homme si on ne peut pas y être en sécurité.»
Venue de Montreuil par un bus affrété par la mairie, Nassima, 27 ans et les cheveux au vent, est une habituée de la marche de Beaumont-sur-Oise. «Cette année, c’est encore plus symbolique. Si le monde répond présent, ce sera historique. Assa Traoré a réussi à faire ce que personne n’avait fait avant, sans capituler, alors que les enquêtes ne bougent pas. C’est une femme forte. Une icône.» A ses côtés, son amie Célia, 26 ans, venue de Paris, se souvient du rassemblement place de la République qui s’est tenu le 13 juin dernier : «C’était frustrant de ne pas pouvoir marcher. Et de voir les camions anti émeutes et le canon à eau. Le gros événement de la manifestation a été cette action de merde menée par Génération Identitaire qui ont été gentiment arrêté ensuite. Ça m’a saoulé qu’on ne parle que de ça.» Camille, 26 ans, vêtue d’un t-shirt Adama, poursuit : «Ce qui est encore mieux c’est qu’aujourd’hui, la marche a été coorganisée avec Alternatiba. Le slogan est le même : “on veut respirer”. Enfin un peu de convergence dans les luttes.» Sur le chemin, des jeunes femmes, acclamées, collent un message sur le centre des finances de la ville : «Laissez-nous respirer.»
«On ne devrait pas être là»
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p class=”x_MsoNormal”>Lorsque le défilé passe dans le quartier où a grandi Adama Traoré, des banderoles sont déployées sur les toits et des fumigènes craqués dans le vacarme assourdissant de multiples tirs de mortier d’artifice et d’applaudissements. Arrivée non loin du parking où doivent se tenir des concerts et des prises de parole pour cloturer la journée, Monique, retraitée et gilet jaune sur le dos, observe le va-et-vient des manifestants : «C’est beau de voir que les jeunes sont là. Ils ont bien plus à perdre que nous.» Un constat également partagé par Camélia, 25 ans, présente lors du rassemblement du 2 juin face au tribunal judiciaire de Paris : «Maintenant on a plus besoin d’être touché directement par les violences policières pour se sentir concerné. C’est malheureux ce qu’il se passe. On ne devrait pas être là. On devrait être comme les autres jeunes, à profiter du soleil.»