Les 5 défis numériques de l’administration Biden-Harris : fin

Et nous voilà au troisième et dernier épisode de cette brève projection. Pour rappel, dans l’épisode 1, on a parlé innovation et technologies de rupture ; dans l’épisode 2, on a abordé les défis liés à la vie privée, la surveillance et la dés/mésinformation.

Ici, on parle des interactions géopolitiques – que le numérique traverse d’une façon exceptionnelle – et du besoin d’une véritable
stratégie fédérale en matière de cybersécurité. Cette dernière est, pour moi, le défi le plus titanesque pour le duo Biden-Harris. En effet, on parle de long terme et d’interdépendance de décisions concernant un secteur d’activité transverse : la cybersécurité. Autant certaines décisions prises sous Trump peuvent être renversées, autant il est improbable de voir un tas de mesures détricotées.

Sans plus attendre donc, place au…

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Défi n°2 : Diplomatie numérique

La présidence Trump a été marquée par un isolationnisme agressif, son dédain pour les institutions internationales et le multilatéralisme ayant provoqué des tempêtes diplomatiques régulières. L’arrivée de Joe Biden à la présidence annonce un apaisement (très attendu) et des efforts pour reconstruire
les instruments internationaux
. M Biden est un diplomate de renom, s’inscrivant dans une pratique des relations internationales classique : polie et multilatérale. Les engagements pour le retour des US dans l’Accord de Paris pour le climat ou pour l’annulation du
retrait américain de l’OMS sont autant de signes d’un retour à la « normale ».

Malgré un retour au multilatéralisme, l’ensemble des divergences entre les US et les autres acteurs (UE, Chine, Russie, Iran,…) ne disparaîtra pas pour autant. Déjà, respecter les engagements internationaux dépendra de la majorité au Sénat. Les résultats de cette élection préfigureront la facilité avec laquelle le futur Président pourra faire ratifier les traités internationaux (si les Républicains sont majoritaires, ça sera chaud).

Même sans aller chercher les possibles conséquences d’une cohabitation, des divergences existent que l’arrivée du duo Biden-Harris ne pourra pas dépasser. Côté Europe, la bienvenue au duo est là – tout comme l’affirmation de la recherche de l’autonomie stratégique européenne. Dans des positions complémentaires, Conseil et Commission appellent « à une coopération renouvelée […] dans le domaine de la politique étrangère,
notamment pour faire pression sur la Chine, pour relancer l’accord nucléaire avec l’Iran, pour renforcer l’OTAN, pour contenir les menaces de la Russie […] »
. M Biden soutiendra le renforcement de l’OTAN. Le sujet sensible du nucléaire iranien reviendra vite sur la table, même si les éventuelles négociations seront encore plus pénibles que ce qu’on a déjà vu. Je m’arrête là pour les sujets de pure géopolitique.

L’ambition exprimée par la Commission européenne est « de faire adhérer les États-Unis à des solutions mondiales communes » et détaille les coopérations souhaitées en matière de « […] technologies numériques, en se concentrant sur certains des principaux points de conflit dans les relations récentes ». Plus spécifiquement, « l’UE souhaite travailler avec les États-Unis pour créer un nouveau Conseil EU-US sur le commerce et les technologies. En outre, l’UE propose la création d’un dialogue spécifique avec les US sur la responsabilité des plate-formes numériques et les Big Tech et pour travailler ensemble sur une fiscalité juste et [pour corriger] des distorsions du marché ainsi que pour développer des approches communes pour la protection des infrastructures critiques. L’IA, les transferts de données et la coopération
sur la régulation et les standards [y afférant] font également partie des propositions de l’UE ».

Ainsi, la fiscalité risque d’être un point d’achoppement fort. Là où certains pays européens – dont la France – voient d’un mauvais œil l’optimisation fiscale des fleurons américains, les US y voient une fiscalité punitive. Certes, M Biden critique déjà les multinationales du numérique (notamment Amazon) et leur gestion fiscale. Mais son arrivée à la présidence ne change pas pour autant des postures bien ancrées depuis des années. On peut s’attendre à une reprise des échanges du côté de l’OCDE, où des négociations se tiennent. De même, une réaction américaine moins répressive (pensez frais d’export et de douane) sous M Biden serait d’actualité en cas de désaccord.

En dehors des divergences autour de la fiscalité, la démarche européenne pour une souveraineté numérique se précise. Il y a encore quelques années, il s’agissait d’une posture ; aujourd’hui, celle-ci prend les allures de politiques publiques. Bien sûr, des « GAFAM européens » n’arriveront pas demain. Cependant, l’UE s’affirme comme un acteur avec une place spécifique dans le jeu géopolitique – et avec une
ambition d’autonomie stratégique qui inquiète. Ainsi, l’accès au marché européen commence à paraître plus complexe pour nombre d’acteurs américains, qu’il s’agisse de l’ambition de limiter les transferts de données hors EEE ou encore la recherche d’alternatives européennes aux fournisseurs de cloud américains. On verra bien si et, le cas échéant, comment, les talents de négociatrice de Mme Harris interviendraient ici.

Enfin, un terrain d’entente – et de négociation ? – pourrait être les différentes actions à l’encontre de la position monopolistique des Big Tech. Aussi bien en Europe qu’aux
US
, la tendance
est aux actions antitrust. Mais encore une fois, hold your horses, comme qu’y dirait : ne nous excitons pas trop, déjà parce que M Biden est resté évasif sur le sujet. Plus notable, les actions en faveur de régulation de contenus pourraient se voir mises en avant comme substitut de serrage de vis antitrust (relire l’épisode 2 pour rappel et suivre l’actualité européenne sur le Digital Services Act).

Bien sûr, lorsqu’on parle géopolitique et numérique, il est difficile d’occulter la Chine et la Russie. D’après les déclarations globales, l’axe de coopération avec la Chine se concentrerait sur une tentative de dénucléariser la Corée du Nord (good luck with that one…). La possible coopération avec la Russie porterait plutôt sur un meilleur contrôle international des armes. Les sujets à gérer avec ces deux acteurs incontournables ne s’arrêtent cependant pas là : le numérique a un rôle important aussi. En tant que vice-président, M Biden insistait sur l’apport de la cybersécurité au maintien de relations diplomatiques apaisées. On peut s’attendre à une continuité de conviction de sa part en tant que président. Ceci paraît d’autant plus plausible que M Biden s’est déjà positionné sur son intention de raviver les négociations et accords internationaux pour la création de normes communes, qu’il s’agisse de nouvelles technologies en général ou dans le domaine de la cybersécurité plus spécifiquement.

Endiguer la tendance à la suprématie technologique chinoise est un défi de taille (relire l’épisode 1 sur les technologies de rupture). Pour y parvenir, un
rapprochement stratégique entre l’UE et les US pourrait s’opérer, à travers le développement de principes et standards communs sur ces innovations. Comme pour l’anti-concurrentiel, l’Europe a de l’avance ici aussi : les restrictions imposées aux équipementiers 5G sont encouragées par les US et participent à circonscrire la main-mise sur le marché de fournisseurs tels que Huawei et ZTE. Même si la position de M Biden sur le sujet chinois doit encore être précisée, il est important de rappeler qu’il a de l’expérience en la matière : en tant que vice-président d’Obama, il était
impliqué dans les échanges de politesses quant à d’éventuels vols de propriété intellectuelle américaine par la Chine. Ces échanges ont résulté en
un accord bilatéral prohibant l’espionnage économique par des acteurs étatiques cyber (la promesse semblait tenue, au moins jusqu’à l’arrivée de Donald Trump…).

Enfin et en très bref, on peut s’attendre à une posture plus stricte vis-à-vis de la Russie. Déjà, le sujet de la dés/mésinformation est l’un des marronniers de M Biden, de même que la lutte contre l’ingérence étrangère, soit deux activités souvent considérées favorites de la part de la Russie. Outre la protection d’infrastructures critiques, M Biden souhaite aussi reprendre le renforcement de l’OTAN – auquel il est très attaché – comme un outil stratégique de partenariat avec les Européens et rempart contre l’interférence russe dans son étranger proche. Enfin, pour servir ces ambitions, il est en faveur d’une meilleure coordination des efforts de renseignement et d’application de la loi. On y revient plus bas.

Défi n°1 : Une stratégie holistique

Certes, ce sujet englobe tous les autres. Je l’ai mis en top priorité parce qu’il est une feuille de route qui informera le reste des sujets, plus ou moins précis. Et que si vous trouvez que les initiatives en matière de numérique de tel Etat ou tel autre ne sont pas vraiment lisibles, c’est qu’il vous manque the endgame, soit où tout ça nous mène.

Légiférer, investir, etc. sont des instruments de gouvernance. Vais-je investir en priorité dans les technologies de rupture ? Ou dans une égalité d’accès au numérique ? Vais-je privilégier un achat public de solutions sur étagère pour laisser mes fonctionnaires se concentrer sur le service aux citoyens ? Etc. Les réponses à ces questions et les moyens qui y sont alloués constituent une stratégie.

Ces mêmes questions se posent partout, y compris aux US. On a surtout en tête la Silicon Valley, mais je me permets de casser un peu l’ambiance en pointant que 162
millions d’Américains n’ont pas accès à l’Internet haut débit
(et 33 millions n’utilisent pas Internet du tout, soit 10% de la population US). De plus, l’investissement
R&D est à la traîne
et, malgré tous les défis, n’a plus de Directeur fédéral pour la cybersécurité depuis que Trump a congédié le dernier en 2018.

Il est illusoire d’imaginer que le duo Biden-Harris va tout changer. Notamment parce que certaines politiques numériques de Trump n’ont pas de couleur politique ; il n’y a aucune raison de les abroger donc. Plus largement, les sujets du numérique et notamment de la cybersécurité relèvent souvent de la sécurité intérieure et de la diplomatie. Et là, M Biden est fort, en grande partie aussi de par sa longévité politique : déjà sur les dernières semaines de la campagne, une équipe d’experts des administrations Obama et Bush a commencé à plancher sur des propositions concrètes sur différents sujets de stratégie nationale en cybersécurité. Il y a fort à parier que Biden recréera le poste de Directeur fédéral de cybersecurité (cette proposition a déjà été faite plus tôt cette année). Mon petit doigt me dit que ce document peut être utile pour comprendre les recommandations déjà formulées par des parlementaires, recommandations que la majorité républicaine n’a pas vraiment pris en compte (pour l’instant).

J’insiste, on parle de long terme et de l’interdépendance de décisions concernant un secteur d’activité transverse : la cybersécurité. Autant certaines décisions prises sous Trump peuvent être renversées, autant il est improbable de voir un tas de mesures détricotées. De même, les têtes de gondole dans les différents organismes fédéraux peuvent changer ; cela n’infléchit que peu les priorités existantes. Il ne faut pas confondre la politique de spectacle et la loyauté aux valeurs, propre à beaucoup dans les administrations publiques fédérales. Ce qui compte dans ces cas est d’appréhender la facilité avec laquelle l’information pertinente arrive aux oreilles du Président et est évaluée. La prise en compte d’éléments remontés de différentes administrations de façon coordonnée fait qu’une administration pourra avancer sereinement, aspect à ne pas négliger en pleine crise sanitaire. L’intention assez manifeste de Biden-Harris de revenir à une administration fournie en expertise est rassurante en ce sens.

Un sujet spécifique demande de l’attention. M Biden attache une importance particulière à la capacité de contrer des menaces, que ce soit niveau informationnel (lutte contre la désinformation) ou purement technique. Il est ainsi probable que les opérations cyberoffensives (hack back) se pérennisent sous sa présidence. Cette doctrine est assez choquante et périlleuse de point de vue de certains Européens. Et c’est là que ça devient rigolo : l’élargissement des pouvoirs de l’armée US à faire du hack back est le fait de Trump. Sous Obama, ces opérations étaient soumises à une autorisation expresse du Président. Biden a déjà indiqué soutenir la décision de Trump, spécifiant que certaines opérations peuvent être tellement ciblées qu’il n’y a pas de danger de débordement, donc inutile de soumettre leur exécution à autorisation préalable du Président.

Le sujet de l’implication offensive des services de renseignement américains est également à mettre sur le devant de la scène. Le doux nom d’“engagement
persistant”
, utilisé à profusion par le patron de la NSA, cache un spectre large d’activités de l’Agence qui gravitent autour de la même approche : identifier, découvrir, neutraliser les adversaires par le biais d’opérations cyberoffensives. Pour les plus distraits, je rappelle la news du milieu de l’été qui relatait quasiment un blanc-seing donné à la CIA pour mener des opérations cyberoffensives contre des adversaires d’autres pays (la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord sont explicitement visés).

La question ici sera de savoir jusqu’où l’administration Biden ira trop loin en la matière. Une raison de plus, s’il en fallait, pour élaborer une stratégie structurée et holistique.

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