Le soulèvement des produits

Le soulèvement des produits

Une connaissance sur Twitter a eu une mauvaise expérience. Avocate de son état, elle est sollicitée par un inconnu pour une consultation juridique, via le réseau social. Elle le renvoie vers les consultations gratuites organisées par le Barreau. Ce dernier se fâche et lui dit qu’elle n’a aucun sens de la solidarité. S’en suit une discussion longue, comme Twitter en a le secret.

Se financer sur le Web, une aventure

J’avoue être régulièrement interpellé pour des prestations gratuites, en tout genre et si, à une époque, je ne rechignais pas à donner un coup de main, croyant fermement au sharing is caring, sauf cas très rares, je ne le fais plus.

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Il y a quelques semaines, je discutais avec un ami du modèle de financement du Web, plus précisément, de la façon dont on pouvait engendrer quelques sous avec un site Web. Forcément, qui dit modèle publicitaire, dit données personnelles. L’ami me soutenait que les régies publicitaires n’étaient pas une bonne chose, qu’il fallait trouver un autre moyen de monétiser son site Web si on y tenait absolument.

Une chose en entraînant une autre, nous sommes tombés d’accord sur le fait que si on devait payer pour chaque page Web consultée, le Web tel qu’on le connaît ne serait plus réservé qu’à une poignée de personnes privilégiées. Existe-t-il un modèle qui serait viable et rentable autre que les régies publicitaires ? Vraisemblablement, mais ni mon ami ni moi ne sommes assez intelligents pour l’avoir trouvé. Bien évidemment, la mise en place d’une cagnotte est toujours faisable, mais à moins d’être un gros acteur, en réalité, cela ne paie généralement pas. Une connaissance a adopté un système double : financement participatif et mise en place d’Adsense. Adsense le rémunère mieux et cela n’a rien à voir avec la qualité de ses écrits ou de sa niche, le sujet qu’il traite étant d’actualité. Une expérience que je mène actuellement me montre qu’à temps de travail égal, je suis mieux payée avec Adsense qu’avec un financement participatif.

Temps de cerveau disponible

La mésaventure de ma connaissance avocate d’hier soir, m’a rappelé cette discussion et m’a finalement amené à une conclusion qui n’est pas glorieuse. On attend des professions intellectuelles, libérales et artistiques qu’elles travaillent gratuitement. Personne n’irait chez un boulanger, pour lui demander un bout de pain au nom de la solidarité, pour l’amour de l’art ou pour lui offrir de la visibilité. Pourtant, on n’hésite pas à le faire pour les avocats, pour les artistes (dessinateurs, écrivains, blogueurs littéraires, vidéastes, etc.) ou n’importe quel autre libéral.

En théorie, le travailleur intellectuel est valorisé, il suffit de voir le nombre de parents qui poussent leurs enfants vers des études longues, pour qu’ils aient des métiers dits intellectuels plutôt que vers des métiers manuels. En pratique, dans l’imaginaire collectif, le travailleur intellectuel n’a pas besoin de manger, il n’a pas de facture à payer, il n’a pas besoin de se reposer, de prendre des vacances, on peut le solliciter à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.

Cette mentalité de l’hyperdisponibilité gratuite a une autre traduction très concrète. Vous ne le savez peut-être pas, mais les invités, notamment sur les chaînes d’information en continu, ne sont pas payés. Si un média vous contacte pour vous demander de venir dans une émission, pour partager votre expertise, il n’y a pas de facture ni de paiement. On vous enverra un véhicule pour venir vous chercher et vous ramener — et encore, avec certains médias, il faut presque négocier pour l’avoir — un café en loge.

Disponibilité contre qualité

On vous demande de travailler gratuitement et vous le faites, parce que vous vous dites que cela apporte de la visibilité. Jusqu’à ce vous ne le fassiez plus, pour des raisons qui vous sont propres, notamment de disponibilité. On vous remplace donc par des personnes qui sont disponibles en permanence et peuvent être là en 15mn, montre en main. Résultat, on n’invite pas les plus compétents sur un dossier, mais les plus disponibles, qui n’ont pas besoin de travailler pour manger. Iriez-vous chercher votre boulanger chez lui, à 22 h, pour qu’il vous fasse du pain ? Les professions intellectuelles et artistiques sont régulièrement confrontées à cette exigence du « tout, maintenant, tout de suite, de qualité et avec des mots qui ne font pas plus de trois syllabes ».

Cela se voit également dans certaines institutions. Avec un autre ami, il y a fort longtemps, nous avions remarqué que certaines personnes semblaient être de tous les comités Théodule. Devant mon étonnement, l’ami a souligné un point, qui m’avait totalement échappé : cette participation était purement gratuite. Ce qui expliquait pourquoi on retrouvait toujours les mêmes membres, qui avaient les moyens de se libérer gratuitement du temps, pour assurer leur subsistance. Les plus disponibles ne sont pas les plus compétents, cela explique en partie la piètre qualité des travaux des dits comités Théodule.

« Si c’est gratuit, c’est que c’est vous le produit » n’a peut-être pas été « inventé » par Facebook, mais par des médias plus traditionnels et par nos propres institutions. De fait, la prochaine fois que vous regarderez un débat, posez-vous la question : les personnes qui parlent sont-elles les plus compétentes ou simplement les plus matériellement disponibles ? L’axiome est valable pour Twitter : celui qui fait des threads à rallonge en permanence, sur tout et n’importe quoi, est-il le plus compétent, le plus pertinent ou simplement celui qui est le plus disponible ? Dès lors, ne soyez pas étonné d’entendre des âneries plus grosses que l’Arc de Triomphe dans les émissions, surtout en matière d’informatique. À peu de choses près, c’est le premier passant qui passe à qui on tend un micro.

En guise de conclusion : ce n’est pas parce qu’on est sur Twitter qu’on est disponible gratuitement, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Nous ne sommes pas là non plus pour faire votre éducation politique, pour pondre des notes d’analyses, construire des systèmes de veille, etc.

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