
Le sens de la gratuité

On connaît tous cette phrase : si c’est gratuit, c’est que c’est toi le produit. Les récentes décisions des CNIL européennes donnent des angoisses à un certain nombre d’éditeurs de sites Web. On peut les comprendre.
Un modèle économique qui fonctionne
À une époque, sur le Web, il n’y avait pas de publicité, pas de pop-up, pas de données grignotées par des cookies. C’était aussi l’époque où le Web appartenait de facto à une toute petite minorité d’individus, qui avaient les moyens d’avoir un ordinateur personnel ainsi qu’une connexion internet. Les pages Web étaient rudimentaires, les internautes, peu nombreux et peu diversifiés. Si vous n’avez pas connu cette époque, vous pouvez vous plonger dans les différentes saisons de Young Sheldon, diffusées en ce moment sur NRJ 12, le samedi soir.
Les choses ont évolué, de même que les internautes. De plus en plus de gens ont eu des sites Web, ont appris à faire des recherches, à consulter des archives et des géants ont vu le jour, dont des régies publicitaires, avec une promesse implicite. Permettre aux éditeurs de sites Web de se rémunérer pour le temps passé et à des internautes de continuer à avoir accès gratuitement à certains contenus. L’objet de cette fausse gratuité ? Les données personnelles, qui sont devenues de plus en plus fines avec le temps et les usages.
Le législateur a tenté de concilier la chèvre et le chou. Il ne s’agissait pas de tuer un secteur entier, mais il y a eu des abus, au point que même les Américains, qui ne sont pas les plus rigides sur le concept de vie privée, ont commencé à faire les gros yeux.
Mais, côté éditeur, on est aussi obligé de reconnaître que le modèle « accès libre contre affichage de publicité (et donc données personnelles) » fonctionne et est rentable. Aujourd’hui, une autre voie est très compliquée à trouver.
Modèles alternatifs en attente
Pour les personnes qui ne sont pas éditrices de presse — avec un statut et une fiscalité propres — existe-t-il un modèle alternatif à celui de la publicité et donc de la prédation de données personnelles ? Oui, mais il est très compliqué à instaurer, car il repose sur la création d’une communauté. Depuis quelques années, les systèmes de cagnotte sont entrés dans les mœurs, permettant à tout un chacun de contribuer financièrement à un projet, à la hauteur de ses moyens.
Ce qui suppose d’avoir une communauté nombreuse, solide et réactive et cela s’entretient. Avec beaucoup d’amour et de patience. On n’est plus éditeur de sites Web, on devient animateur de communauté, ce qui signifie aussi perdre une certaine liberté de mouvement. Quand vous êtes tributaire d’une communauté pour faire fructifier votre affaire, vous devez ménager les egos des uns et des autres en permanence. Cela demande aussi une très grande disponibilité physique et mentale, qu’on ne soupçonne pas forcément.
Ce n’est pas pour rien que certains streameurs, twitcheurs, blogueurs, influenceurs et autres animateurs de communauté disent régulièrement qu’ils disparaissent quelques jours ou font une pause numérique. Si cela peut être valorisant et rémunérateur, cela grignote le mental de manière parfois insidieuse. Il n’y a pas de droit à la déconnexion, il n’y a pas de vacances, de jours fériés. Et si on mise sur le clash permanent, le jour où on arrête, on perd sa poule aux œufs d’or.
Paywall partout ?
L’autre possibilité est celle de mettre des paywalls — murs de paiement — absolument partout. On garantit que les données personnelles ne sont pas prédatées, mais on paie pour la consultation. Quand on s’appelle Contexte ou Mediapart, on peut le faire.
Quand on s’appelle « le blog des petits oiseaux », c’est déjà un autre défi. Qui paierait pour vérifier sur quelle plateforme, un film est disponible, sur Just Watch ? Qui paierait pour accéder à Discord ? Twitter ? Facebook ? Pour lire les enquêtes de Bellingcat ?
Et quel serait le prix socialement acceptable ?
Accessoirement, s’il est assez facile de construire un site Web qui parle des tendances en matière de petits nœuds et s’y mettre Adsense, installer proprement un paywall demande des compétences techniques spécifiques, quant à la sécurité. Compétences que tout le monde n’a pas.
L’une des grandes forces des géants du numérique est d’avoir réussi à faire des outils relativement simples et des services accessibles, y compris pour les gens qui n’ont pas de bagage technique. C’est aussi pour cela qu’un grand nombre de sites Web, surtout les petits, mettent des bannières publicitaires.
Élitisme
On pourrait se dire que le nœud du problème est finalement l’argent. Pourquoi vouloir gagner de l’argent avec un site Web ? En premier lieu, parce que l’hébergement et le nom de domaine ne sont pas gratuits. Faire de l’autohébergement demande des compétences et des ressources que tout le monde n’a pas. Un joli design aussi, ça se paie. Tout le monde n’est pas graphiste. Bref, un site Web demande un peu d’argent à créer, selon le degré de professionnalisme et à défaut d’être rentable, arriver à éponger les frais peut aider. Accessoirement, faire un bon site Web, même sur un sujet aussi trivial que le tourisme, demande du temps.
Quant à mettre des paywalls partout, cela reviendrait tout simplement à priver toute une population d’une fenêtre sur le monde ou même d’outils de travail. Ce n’est pas vrai pour tous les métiers, mais si on devait se baser uniquement sur la documentation officielle de Microsoft pour utiliser certaines fonctionnalités d’Excel, on serait collectivement dans la panade.
Quant à ceux qui disent qu’on peut gagner sa vie autrement qu’avec des sites Web qui comportent de la publicité, ils sont à mettre au même niveau de mépris social que celui qui disait qu’il faut traverser la rue pour trouver un emploi. Peut-être sont-ils nostalgiques de l’époque où il n’y avait qu’une élite qui avait accès au Web.
La réalité est que la cession de données personnelles contre la consultation gratuite de sites Web est devenue un nouveau contrat social. Sans forcément avoir tous les détails, la majorité des internautes n’ont aucun dilemme à donner certaines informations en échange de contenus gratuits. Stephen King l’a bien compris dans « fin de ronde ». Le législateur a beau jeu de se gausser avec des textes aussi bidon que le RGPD pour faire mine de protéger la vie privée des citoyens. Mais quand on voit avec quelle facilité certaines entités publiques, privées, gouvernementales ou politiques ont accès à des informations sensibles sur les citoyens, le tout, avec la bénédiction de la CNIL, on ne peut que ricaner. À titre individuel, je n’ai pas de problème avec le fait que Marmiton sache que j’aime la soupe à l’oignon. Et si ça permet au site de gagner trois sous en m’affichant de la publicité pour un rice-cooker, tant mieux, ça fera de l’impôt et des cotisations sociales en plus pour l’État. Je suis un peu plus contrariée par les fichiers accumulés par l’État français. Mais ça, la CNIL s’en fout et nous l’a montré à maintes reprises.