Le risque d’une frappe nucléaire russe en Ukraine est pris au sérieux – Les Échos

Publié le 15 avr. 2022 à 17:04

Le risque que le Kremlin lance une bombe nucléaire en Ukraine n’est pas à prendre à la légère. C’est l’avertissement, glaçant, qu’a lancé le patron de la CIA Williams Burns jeudi soir.

« Il est possible que le président Poutine et les dirigeants russes sombrent dans le désespoir, compte tenu des revers militaires qu’ils ont subis jusqu’ici. Aucun de nous ne peut donc prendre à la légère la menace que représente le recours potentiel à des armes nucléaires […] de faible puissance », a-t-il déclaré lors d’un discours à Atlanta.

Le danger d’un Poutine acculé

Divers analystes ont déjà exprimé cette même crainte depuis le début de l’invasion en Ukraine, à l’idée que Vladimir Poutine se sente « dos au mur » ou n’ait plus rien à perdre. James Acton, expert des questions nucléaires au centre Carnegie, s’inquiète de ce qu’un Vladimir Poutine vaincu militairement en Ukraine, voire humilié devant le peuple russe, utilise des bombes nucléaires tactiques -un peu moins puissantes que celle utilisée à Hiroshima et mille fois moins que les armes dites stratégiques pouvant vitrifier une région entière. Objectif : «terrifier tout le monde et obtenir gain de cause ».

James Acton prend toutefois soin de préciser que « nous n’en sommes pas encore là ». « Nous n’avons pas vraiment constaté de signes concrets de changements » depuis que Moscou a annoncé la mise en alerte des forces nucléaires deux jours après le début de l’invasion de l’Ukraine, abonde William Burns. En outre, aucune déclaration publique d’un responsable russe n’a laissé entrevoir de changement de doctrine du Kremlin, celle-ci n’envisageant d’emploi nucléaire qu’en dernier recours, si les intérêts vitaux de la Russie sont en danger.

Le problème est que personne ne peut définir strictement quels sont ces intérêts vitaux, pour la bonne raison qu’ une certaine ambiguïté « est au coeur de la dissuasion nucléaire », souligne l’amiral Jean-Louis Lozier, expert de l’Institut français des relations internationales. « Il ne faut jamais tracer de ligne rouge car cela autoriserait l’adversaire à faire tout ce qui est en deçà ». Pour qu’une arme censée ne jamais être employée reste dissuasive, encore faut-il que son emploi reste crédible dans certaines circonstances entourées d’un flou savant. Le vice-président du conseil russe de sécurité, Dmitri Medvedev, a estimé récemment que maintenir l’Ukraine dans sa sphère d’influence faisait partie des intérêts essentiels de la Russie. Mais l’essentiel est-il vital ?

Escalade/désescalade

Pour compliquer l’affaire, la Russie a aussi théorisé une doctrine dite ‘escalade désescalade’ qui consisterait à faire usage en premier d’une arme nucléaire tactique sur le champ de bataille pour terroriser l’adversaire et reprendre l’avantage en cas de conflit conventionnel. Cette doctrine est censée ne s’appliquer qu’en cas de conflit direct avec l’Alliance. Mais le Kremlin pourrait-il l’étendre à la guerre en Ukraine, où les Occidentaux sont partis prenantes sans être belligérants  ? La force de Vladimir Poutine, conformément à « la dissuasion du fou au fort » théorisée jadis par le président américain Richard Nixon, est d’avoir montré qu’en envahissant l’Ukraine, il osait commettre ce que peu croyaient envisageable…

L’Humanité a déjà frôlé le pire

La distinction entre armes tactiques, de quelques milliers de tonnes de dynamite (la puissance de la bombe d’Hiroshima était de 15 kt)et armes stratégiques, censées être trop puissantes pour être jamais utilisées, peut sembler satisfaisante intellectuellement, mais n’est pas évidente sur le plan opérationnel. Une bombe nucléaire reste avant tout une bombe nucléaire, et toute explosion de cette nature violerait le tabou dit de Nagasaki, qui en proscrit efficacement l’emploi depuis août 1945.

L’Humanité est passée à deux doigts de la catastrophe au cours de trois incidents documentés car, durant la guerre froide, Moscou et Washington avaient doté du pouvoir de tirer des missiles tactiques un niveau étonnamment bas de leur hiérarchie militaire. Un sous-marin soviétique a failli ainsi tirer un missile nucléaire le 27 octobre 1962 contre la flotte américaine qui le menaçait au large de Cuba. Et le colonel Stanislav Petrov n’a eu que deux minutes devant lui une nuit de 1983 pour établir que les milliers de missiles américains fonçant vers lui était un bug informatique.

Toujours est-il que brandir cette menace dans ce contexte, comme le Kremlin l’a fait de manière allusive juste après le début de l’invasion, constituerait une révolution dans la « grammaire » internationale de la dissuasion : il ne s’agit plus de dissuader un autre pays de vous envahir mais d’empêcher un voisin et ses alliés de résister à votre propre invasion. La dissuasion instaurée par l’arme nucléaire n’est dès lors plus défensive mais offensive. La dissuasion nucléaire russe a en tout cas déjà convaincu l’OTAN de ne pas envoyer ses soldats combattre en Ukraine.

Il y aurait aussi vraisemblablement des étapes et d’ultimes avertissements avant l’emploi du nucléaire, par exemple via l’emploi d’armes chimiques, ou, massivement, de missiles thermobariques (jusqu’à 0,2 kt, mais sans radiations).

Pourquoi Poutine n’osera vraisemblablement pas

Reste que l’emploi d’une bombe nucléaire tactique en Ukraine constituerait une catastrophe… aussi pour le Kremlin. Il ruinerait, tout d’abord, le récit d’une opération se déroulant suivant les plans et avec succès. Il détruirait aussi le mythe du Kremlin selon lequel Russes et Ukrainiens « forment un seul peuple appartenant au même espace historique et spirituel », puisqu’il s’agirait alors de bombarder une composante soi disant du peuple russe même. Sans oublier le risque de retombées radioactives en Russie même.

En outre, la Russie obtiendrait peut-être une reddition de l’armée ukrainienne, mais deviendrait un paria international absolu. Notamment, cette action profondément déstabilisatrice pour l’ordre international lui ferait vraisemblablement perdre l’appui de son principal, et désormais quasi seul allié d’envergure, la Chine.

Enfin, si Vladimir Poutine décidait « d’appuyer sur le bouton rouge », selon le cliché consacré, encore faudrait-il que les deux autres dirigeants se partageant avec lui le code nucléaire, le ministre de la Défense Sergueï Shoïgou, et le chef d’Etat-major, Valeri Guerassimov, le suivent.

Le discours du patron de la CIA semble en conséquence dessiner une étroite ligne de crête pour les Occidentaux : aider l’Ukraine à repousser l’armée russe sans pousser à bout le Kremlin par une défaite en bonne et due forme…

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