Le débat Trump-Biden «conforte l’idée que les Etats-Unis traversent une période sombre» – Libération

La politologue Célia Belin, spécialiste des Etats-Unis et chercheuse à la Brookings Institution de Washington, revient sur le premier débat télévisé entre le président Trump et son rival Joe Biden. Un duel «atroce» au cours duquel l’ancien vice-président démocrate a toutefois réussi, estime-t-elle, à mettre en avant l’empathie qui fait la force de sa campagne.

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Avez-vous été surprise par la brutalité de ce débat ?

Donald Trump n’a pas changé en quatre ans. Il est exactement le même débatteur. C’est un «bully» [une brute, ndlr], c’est-à-dire qu’il est dans l’invective totale. Il cherche l’attaque personnelle, l’humiliation, à rabaisser son adversaire, à l’impressionner, à ne pas le laisser parler. Ce qui m’a davantage surprise, c’est que malgré la préparation dont s’est beaucoup vanté le camp Biden, l’ancien vice-président s’est un peu laissé piéger par Donald Trump. Sans aller jusqu’à sortir de ses gonds, il a réagi très fortement, disant à son rival de «la fermer», le traitant de «clown». A chaque fois qu’il avait des segments de deux minutes au cours desquels Trump le laissait à peu près parler, comme le prévoyait l’accord entre les deux campagnes, Biden a réussi à prendre de la hauteur, à exposer sa vision. Mais dès lors qu’il était sous le feu de Donald Trump, il s’est laissé trop détourner de sa pensée.

A plusieurs reprises, Biden s’est tout de même adressé directement aux Américains, en regardant la caméra…

Et ce furent les moments les plus forts du débat. Les quelques fois où il s’est vraiment adressé au peuple américain, c’était extrêmement efficace. Tout cela avait été visiblement minutieusement préparé, comme sur la santé. Il a dit en substance aux Américains : «Il s’agit de votre santé, votre famille. C’est vous qui êtes à la maison, confrontés à des difficultés économiques, vous dont les enfants ne vont pas à l’école. Le Président ne s’est pas occupé de vous, et nous, on peut faire quelque chose. J’ai un plan pour ça.» A chaque fois que Biden a parlé directement aux Américains, on a vu se déployer la force de sa campagne, qui est l’empathie, sa capacité à comprendre la souffrance des gens, car lui-même a connu beaucoup d’épreuves dans sa vie. C’est à l’opposé du tempérament du président Trump, qui a toujours valorisé les gagnants et n’a jamais eu de mot de compassion, ou si peu, pour les plus de 200 000 Américains morts du Covid et leurs familles, pour les gens frappés par le chômage ou pour les Noirs victimes de violences policières.

Donald Trump attaque souvent Joe Biden sur son âge, son manque d’énergie, ses capacités physiques et mentales. Il ne l’a pas fait lors du débat. Qu’avez-vous pensé de la prestation de Joe Biden ?

Il n’a pas semblé confus, et je ne crois pas que ce débat ait nourri la rumeur de sénilité que relaient les partisans de Trump sur les réseaux sociaux, et que le Président évoque souvent dans ses meetings. Cela étant, Biden n’a pas fait une très bonne performance, on sait que les débats ne sont pas son fort. Même s’il s’était sans doute beaucoup entraîné, notamment pour faire des phrases courtes, je ne l’ai pas trouvé particulièrement bon. Entre les deux hommes, Trump a démontré davantage de vitalité, cela ne fait aucun doute. Il est plus percutant, rebondit plus vite, et comme beaucoup de gens, Joe Biden perd parfois le fil de ce qu’il est en train de dire lorsqu’il est sans cesse interrompu. C’est tout à fait unique de rivaliser avec Donald Trump sur ce terrain, et Biden n’a pas particulièrement réussi. Mais je ne crois pas ce débat ait changé la dynamique. Les sondages donnent Biden en tête, et à ce titre, c’était à Trump de renverser la tendance, et il ne l’a pas fait.

Donald Trump a accusé à plusieurs reprises son rival d’être la marionnette de la «gauche radicale». Joe Biden a répondu en prenant ses distances de manière très nette avec la gauche du Parti démocrate. Cela pourrait-il lui coûter des voix parmi les progressistes ?

Il y a une union sacrée de la gauche pour battre Donald Trump. Il y a une prise de conscience générale, y compris dans les franges les plus progressistes de l’Amérique, qu’aucune avancée n’aura lieu s’il reste au pouvoir. Cela s’accompagne par ailleurs d’une prise de conscience que la Cour suprême sera bientôt très largement dominée par les conservateurs, une fois que la prochaine juge sera confirmée, ce qui ne va pas manquer d’arrivée. L’objectif des progressistes à l’heure actuelle, c’est de battre Trump. Je ne crois donc pas que les positions prises lors du débat par Joe Biden, que ce soit sa mainmise sur le parti ou le rejet du Green New Deal, lui coûteront des voix, ou alors dans des cercles extrêmement restreints. Sa réponse visait à rassurer et à ne laisser aucune possibilité à Trump de l’assimiler à la «gauche radicale». Cela étant, au lendemain des résultats, si Joe Biden l’emporte, la gauche progressiste viendra à toute vitesse frapper à sa porte, en particulier si elle progresse dans le prochain Congrès. La bataille interne aux démocrates reprendra.

L’un des moments forts du débat a été le refus de Donald Trump de se désolidariser clairement des suprémacistes blancs…

Il ne veut pas dénoncer ces groupuscules, ces milices armées, car ce sont ceux qui viennent à ses meetings, qui contribuent à sa base fervente de supporteurs. Je ne m’attendais pas à autre chose mais je suis quand même encore choquée que le président des Etats-Unis n’arrive pas à dénoncer les suprémacistes blancs, et se retrouve du même coup dans une forme de soutien implicite à des groupes dont la dangerosité est établie. De multiples attaques, aux Etats-Unis et à l’étranger, ont été perpétrées au nom de ces croyances suprémacistes. Et c’est aujourd’hui la priorité numéro 1 du FBI, devant le terrorisme islamiste.

Ce soutien implicite est d’autant plus préoccupant dans un contexte de remise en cause de l’intégrité des élections, notamment par le Président…

Ça commence en effet à percoler dans les têtes des observateurs de la vie politique américaine. Il y a eu ces derniers mois des affrontements violents entre militants et miliciens, qui ont fait plusieurs morts dans le Wisconsin et à Portland. Une telle violence politique est très rare. Que peut-il se passer si Trump ne reconnaît pas le résultat des urnes ? Il a fait la démonstration lors du débat qu’il n’a aucune intention de reconnaître le résultat du vote par correspondance. Il l’a redit, le moment qui compte, c’est le soir de l’élection, et on sait qu’il pourrait être en tête à ce moment-là car ses partisans votent davantage en personne, alors que ceux de Biden votent davantage par correspondance, et les bulletins mettront du temps à être dépouillés.

Une partie des Américains ressentent une profonde inquiétude, car les accusations de fraude brandies par Trump, ainsi que son refus de dénoncer les groupuscules armés qui lui sont favorables, font craindre des épisodes de violence, ou du moins d’intimidation. Ce qu’il a fait de plus choquant, lors du débat, c’est d’appeler à nouveau ses partisans à venir surveiller les élections. On sait très bien qu’il ne s’agit pas seulement de mettre en place des observations citoyennes. Derrière cet appel, il y a une forme d’intimidation. Il veut que ses partisans, par leur présence en nombre, aillent démontrer leur force. Et cela fait écho à son refus, il y a quelques jours, de s’engager à une passation pacifique du pouvoir.

Ce débat brutal résume-t-il finalement l’état de division du pays et de la classe politique américaine ?

Il faut se rappeler que les trois débats entre Donald Trump et Hillary Clinton il y a quatre ans n’étaient pas très glorieux non plus. Personne ne s’attendait ce mardi soir à de grandes idées et de profonds échanges de points de vue. Malgré tout, oui, c’était atroce à regarder. Et cela conforte tout le monde dans l’idée que les Etats-Unis traversent vraiment une période très sombre, rendue encore plus difficile par l’épidémie de Covid. Les démocrates sont profondément inquiets pour l’avenir de leur pays. Et l’Amérique républicaine, face à l’épouvantail de la gauche radicale que brandit Trump, se sent, elle aussi, menacée et anxieuse. Comme l’a dit Joe Biden mardi soir à Donald Trump, «vous avez divisé ce pays». Et c’est vrai que c’est ce qu’on retient de quatre ans de présidence Trump : les divisions, la tension politique profonde. Cela amène à ce genre de débat. On ne pouvait pas en attendre grand-chose d’autre.

Frédéric Autran

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