
Le CNNum contre le reste du Web

Écologie et numérique : une question de métrique
Lorsque l’on parle de concilier écologie et numérique, on arrive sur un problème de taille : comment comptabiliser ? The Shift Project s’est essayé à l’exercice, mais les résultats ne sont pas pertinents ni fiables. C’est d’ailleurs la première recommandation du CNNum : « S’accorder sur les méthodes de quantification des impacts environnementaux du numérique ». Quand on parle de numérique, de quoi parle-t-on ? Parlons-nous de nos modes de connexion ? Des terminaux utilisés ? Du matériel déployé ? Des infrastructures ? Des usages ? De tout cela à la fois ? Le drame de cette feuille de route est bien celui-là : elle donne des recommandations, mais sans se baser sur des métriques qui seraient fiables et acceptées.
Forcément, si les deux premières recommandations qui concernent la méthode et la quantification ne trouvent pas de réponses, toutes les autres sont sans intérêt. On se demande pourquoi le CNNum, plutôt que de partir dans des recommandations qui paraissent déconnectées de la réalité, ne s’est pas attelé à cette tâche. En tant qu’autorité indépendante dont les membres sont bénévoles, elle avait toute la latitude politique nécessaire pour dire à la ministre de la transition écologique que la tâche demandée ne pouvait pas être exécutée, sans la résolution de ce préalable indispensable.
Au lieu de cela, l’institution a tendu le bâton pour se faire battre et on ne s’est pas bousculé au portillon pour la défendre. Il faut dire qu’elle est tombée dans le travers de ce qu’on appelle parfois l’écologie punitive.
Surveiller, contrôler et distribuer les bons points
Le premier chantier proposé par la feuille de route est un monument de novlangue hors-sol. Si la lutte contre l’obsolescence programmée est un point qui va ravir les consommateurs, fatigués qu’ils peuvent l’être de devoir renouveler leurs appareils à intervalles trop réguliers, le reste paraît plus évanescent. Que signifie « Interroger la pertinence de nos usages numériques afin d’en limiter la croissance ? » ou « Encourager les citoyens à adopter la sobriété́ numérique et les mettre en capacité d’agir pour un numérique responsable » ? Serions-nous numériquement ivres ? Mais la proposition la plus délicieuse reste « Créer un passeport numérique des biens et services numériques ». Oublié le permis pour aller sur Internet, voici le passeport numérique avec les tampons de l’ambassade de l’Internet.
Évidemment, l’éducation n’est pas oubliée « Former les élèves au numérique responsable en intégrant les enjeux environnementaux et sociétaux dans les formations au numérique ». Les parents et enseignants, qui ont dû littéralement jongler entre une connexion Internet souffreteuse, du matériel fatigué sans oublier ProNote, le cauchemar de toute une génération, ont dû adorer cette proposition.
Accessoirement, si les enfants qui sortent de l’école savent déjà allumer un ordinateur et faire une recherche le Web, sans avoir l’air d’une poule en face d’un couteau, on aura déjà fait un grand pas.
La mesure qui fait boom
Soyons honnêtes : si NextInpact n’avait pas relevé la mesure sur la limitation des forfaits illimités, on serait tous passés à côté de cette magnifique feuille de route. Que propose précisément le CNNum ? «Encourager les forfaits à consommation limitée, y compris sur le fixe, afin d’éviter une subvention indirecte des utilisateurs à fort trafic par l’ensemble des usagers (sachant qu’une fois le seuil dépassé, il s’agit de passer à des débits moindres). Dit autrement, au lieu de payer un forfait illimité, on paie à la consommation. Vous consommez beaucoup, vous payez beaucoup. Or, s’il y a un sujet sur lequel la France peut claironner cocorico, c’est bien sur le prix des forfaits Internet. Tous les expatriés, notamment aux États-Unis et au Canada, le disent : c’est en France qu’ils paient le moins cher. Au Canada, comptez en moyenne 50€ par mois pour de l’ADSL, aux États-Unis, 58€, en Espagne 40€
Qui seraient les premières « victimes » d’une telle mesure ? Les plus précaires et les moins connectés. Le CNNum a rétropédalé avec un communiqué de presse disant qu’il s’agissait d’une simple incitation à ce que les opérateurs proposent des forfaits Internet limités et non une injonction. Or, les foyers précaires font déjà preuve d’économies toute l’année, en ayant recours aux forfaits les moins chers pour tout. Et si on peut tout à fait faire des économies sur certains sujets, on ne peut matériellement plus le faire pour Internet. D’ailleurs, bon nombre de foyers ont abandonné le cinéma et les DVD pour les offres de streaming type Netflix ou Amazon Prime, car même le forfait le plus élevé par mois reste moins cher qu’une séance de cinéma.
Cette proposition est une caricature d’écologie punitive. L’internaute ne peut pas choisir sa consommation à l’avance et pour cause : il ne choisit pas les configurations des sites Web. À titre d’exemple, je me rends quotidiennement sur le site de l’Assemblée nationale. Depuis sa refonte, il est plus joli, mais beaucoup plus lourd. Même chose pour certains sites officiels, dont la refonte a entraîné des ajouts de technologies diverses, dont la pertinence n’est pas toujours démontrée. Avec l’épidémie, nous sommes encouragés à rester chez nous et à utiliser les nouvelles technologies pour travailler, accomplir les formalités administratives, etc. La dématérialisation des services publics laisse déjà trop de gens sur le côté, mais avec ce conseil, cela revient à réserver Internet à une certaine catégorie de la population, au risque de créer un apartheid numérique.
Cette idée de limitation des forfaits Internet est l’éléphant dans la pièce, mais il y avait quantité de petites souris autour de lui. Il est très malheureux et dommageable que le CNNum ait été à ce point à côté de la plaque.