L’article à lire pour comprendre pourquoi la France joue un rôle si important au Liban – franceinfo

Emmanuel Macron a été le premier chef d’Etat à se déplacer à Beyrouth après les explosions du 4 août, promettant d’y retourner en septembre. L’implication du président français illustre une histoire commune qui remonte à plusieurs siècles.

“La France ne lâchera jamais le Liban.” Deux jours après les explosions qui ont ravagé une partie de Beyrouth le 4 août, Emmanuel Macron a été le premier chef d’Etat étranger à se rendre dans la capitale libanaise pour apporter son soutien à la population et exhorter le gouvernement libanais à mener des réformes. Lors de cette visite très médiatisée, il a rappelé que les destins des deux pays sont noués “indéfectiblement par les liens du temps, de l’esprit, de l’âme, de la culture, du rêve”.

Le président français a également organisé avec l’ONU une conférence internationale qui a permis de dégager plus de 250 millions d’euros pour reconstruire la capitale libanaise. Pour certains observateurs, ces actes s’inscrivent dans la continuité des relations franco-libanaises, tandis que d’autres dénoncent une ingérence et du néocolonialisme. Comment comprendre ces deux visions ? Franceinfo vous aide à y voir plus clair.

A quand remontent les premiers liens entre la France et le Liban ?

Selon certains écrits, la première rencontre date de la période des croisades, à la fin du XIIIe siècle, lorsque la France de Louis IX s’engage à protéger les maronites, des chrétiens d’Orient vivant sur le territoire qui deviendra l’actuel Liban, indique le journal Les Echos (article payant). Cette version n’est toutefois pas avérée, selon Henry Laurens, titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France. “On évoque ainsi une lettre de Saint-Louis aux maronites dont l’inconvénient est d’avoir été écrite dans les années 1840”, explique-t-il dans une récente note.

Pour d’autres, le premier rapprochement remonterait davantage au XVIe siècle, lorsque François Ier s’allie avec Soliman le Magnifique, sultan de l’Empire ottoman (où se trouve l’actuel Liban), donnant ainsi à la France un rôle de “protectrice” des chrétiens d’Orient. En 1860, après des massacres entre chrétiens et musulmans, Napoléon III envoie une expédition inédite au Liban, au nom de ce que l’on pourrait définir comme “un devoir d’ingérence”, retrace Henry Laurens.

Avec orgueil, les journalistes français parlent alors d’une ‘France du Levant’.Henry Laurens, historiensur le site du Collège de France

Mais l’influence française au Liban se déploie réellement via les missionnaires jésuites et lazaristes, qui vont, au XIXe siècle, ouvrir des écoles et fonder les premières universités francophones, dont la très prestigieuse université Saint-Joseph de Beyrouth. Ainsi, ils contribuent grandement à “la formation de l’élite politique chrétienne au Liban. Elle va être éduquée en français, apprendre l’histoire française et dirigera le futur Etat libanais”, explique à franceinfo Jihane Sfeir, spécialiste du monde arabe contemporain et enseignante à l’Université libre de Bruxelles. 

Mais la France a-t-elle aussi gouverné le Liban ?

En 1916, la France signe avec la Grande-Bretagne les accords de Sykes-Picot qui délimitent les zones d’influence des deux puissances au Proche-Orient et vont contribuer à tracer les frontières des futurs Etats arabes. Après la Première Guerre mondiale, Paris obtient en 1920 le mandat de la Société des nations en Syrie et au Liban, afin – officiellement – de mener ces pays à l’indépendance. En réalité, on y retrouve “les ressorts de l’expérience coloniale française : imposition militaire, domination diplomatique, impérialisme économique et culturel”, affirme sur son blog Akhésa Moummi, doctorante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

L’Etat du Grand Liban est créé et proclamé depuis la résidence des Pins (actuelle ambassade française au Liban) le 1er septembre 1920 par le général français Henri Gouraud. Il deviendra la République libanaise en 1926. La même année, le confessionnalisme [principe qui institue le partage du pouvoir entre les différentes communautés religieuses] est consacré comme régime politique dans la Constitution.

>> L’article à lire pour comprendre pourquoi le système politique libanais est à bout de souffle

Une plaque célèbrant la création du Grand Liban, à l\'ambassade de France à Beyrouth, le 14 septembre 2016.
Une plaque célèbrant la création du Grand Liban, à l’ambassade de France à Beyrouth, le 14 septembre 2016. (PATRICK BAZ / AFP)

“Entre 1920 et 1943, le Liban est dirigé par des hauts-commissaires français et ses premières institutions sont l’œuvre du mandat français”, indique à franceinfo Stéphane Malsagne, historien spécialiste du Moyen-OrientL’indépendance du Liban est prononcée en novembre 1943, mais la France refuse de la lui accorder et fait emprisonner le président et le gouvernement libanais pendant dix jours, avant de céder et de les libérer sous la pression de la Grande-Bretagne, rappelle L’Orient-Le Jour. Les troupes françaises resteront sur place jusqu’en 1946.

Pourquoi le français reste-t-il une langue répandue au Liban ?

Le français perd son statut de langue officielle en 1943 mais l’article 11 de la Constitution précise : “L’arabe est la langue nationale officielle. Une loi déterminera les cas où il sera fait usage de la langue française”. Le français est toujours utilisé sur les billets, sur certains panneaux de signalisation ou sur les bâtiments officiels. “Tous les textes fondateurs, les textes législatifs, ont été élaborés en français”, ajoute l’historienne Jihane Sfeir.

En 2010, 1,6 million de personnes parlaient français, soit un tiers de la population libanaise de l’époque, selon l’Organisation internationale de la francophonie. Aujourd’hui, le Quai d’Orsay recense environ 23 000 Français vivant au Liban et 210 000 Libanais résidant en France.

La francophonie est un instrument d’influence. Si on revient à l’orientalisme tel que le décrivent Edward Said [universitaire palestinien] et Michel Foucault, le savoir et le pouvoir sont très liés.Jihane Sfeir, historienne du Moyen-Orientà franceinfo

Le secteur de l’éducation a largement contribué à donner une place forte au français. “Il y a au Liban 55% des écoliers qui ont le français comme première langue étrangère. Mais nous avons également 60 000 élèves qui étudient le programme français dans 41 établissements homologués”, détaillait en mars 2018 l’ambassadeur français au Liban, Bruno Foucher, à L’Orient-Le Jour. Selon le diplomate, le Liban est donc le premier pays au monde, hors France, “pour ce qui est de l’enseignement du programme français”. Son usage a toutefois tendance à reculer ces dernières années face à l’anglais, notamment à l’université, comme l’explique le quotidien libanais.

Ne serait-ce pas plutôt une histoire d’intérêts économiques ? 

Selon le ministère des Affaires étrangères, les exportations de la France vers le Liban s’élevaient en 2018 à 748 millions d’euros, et les importations françaises depuis le Liban à 54 millions d’euros. En 2017, les investissements français au Liban atteignaient 612 millions d’euros.

Près d’une centaine d’entreprises françaises y sont présentes (agro-alimentaire, télécommunications, ou encore grande distribution). Ces échanges sont toutefois limités, en comparaison avec les principaux partenaires de la France (Allemangne, Etats-Unis, Italie, Chine, Espagne), comme le montre l’Insee.

La place de la France dans l’économie libanaise se joue davantage dans les négociations internationales. Paris coordonne “depuis plusieurs années les différents programmes d’aide économique et financière” du Liban et intervient auprès du FMI et de la Banque mondiale “lorsqu’il s’agit de discuter des distributions d’aide financière” au pays du Cèdre, indique Akhésa Moummi.

Quel rôle ont joué les présidents français ?

Décrite comme la “tendre mère” par certains Libanais, la France est restée une alliée traditionnelle du Liban depuis son indépendance. “Les années gaulliennes ont été le véritable âge d’or du rayonnement de la France au Liban. Le général de Gaulle et le général Fouad Chéhab, au pouvoir à partir de 1958, entretenaient des relations étroites remontant à l’entre-deux-guerres”, rappelle l’historien Stéphane Malsagne. Face à Israël, il a toujours soutenu le Liban.

En 1983, François Mitterrand est le premier chef d’Etat français à se rendre à Beyrouth depuis l’indépendance, après l’attentat-suicide contre un immeuble, le “poste Drakkar”, où 58 parachutistes français sont tués. “Au Liban, la France reste et restera fidèle à son histoire et à ses engagements”, déclare-t-il.

Les relations franco-libanaises se resserrent après l’arrivée au pouvoir de Jacques Chirac, ami de longue date de Rafic Hariri, chef du gouvernement libanais de 2000 à 2004. “Jacques Chirac va faire voter [en septembre 2004] la résolution 1559 aux Nations unies qui demande le retrait des troupes syriennes au Liban”, raconte l’historienne Jihane Sfeir. En 2005, après l’assassinat de Rafic Hariri dans un attentat, le président français est le seul chef d’Etat occidental à assister aux obsèques.

Pour Georges Corm, ancien ministre des Finances libanais de 1998 à 2000, cette amitié était surtout le fait d’intérêts communs et n’a pas été profitable aux Libanais. “Rafic Hariri a couvert Jacques Chirac de cadeaux [le président français a occupé un logement à Paris appartenant à la famille Hariri]. Il a mené une politique de libre-échange tous azimuts qui a ruiné l’économie libanaise, et Jacques Chirac l’a soutenu”, accuse-t-il auprès de franceinfo.

Bernadette et Jacques Chirac entourent Nazik Hariri, le 16 février 2005 à Beyrouth (Liban), après l\'assassinat de son époux, Rafic Hariri.
Bernadette et Jacques Chirac entourent Nazik Hariri, le 16 février 2005 à Beyrouth (Liban), après l’assassinat de son époux, Rafic Hariri. (AFP)

En 2017, lorsque Saad Hariri, fils de Rafic Hariri, désormais chef du gouvernement, “disparaît” en Arabie saoudite, Paris intervient pour le faire libérer. “Aucun chef d’Etat ne voulait s’en occuper. En faisant cela, Emmanuel Macron a montré la puissance de la France dans la résolution de certains conflits et a replacé son pays sur l’échiquier du Moyen-Orient”, analyse l’historienne Jehane Sfeir.

Qu’en est-il de l’influence de l’armée française ?

“Présente depuis 1978 au Liban, la France est l’un des principaux pays contributeurs de la Force intérimaire des Nations unies au Liban, avec actuellement près de 700 soldats”, indique le ministère des Armées. Une majorité d’officiers libanais ont été formés par la France. “La présence de l’armée française aux côtés de l’armée libanaise (…) concurrence même la volonté des Etats-Unis de faire de l’armée libanaise leur chasse gardée”, souligne Stéphane Malsagne.

Ce dernier rappelle qu’en 1990, l’armée française a notamment joué un rôle décisif dans la protection et l’exfiltration du général Aoun (actuel président de la République), menacé par l’armée syrienne. En 1996, la France participe activement aux négociations pour mettre fin à l’opération israélienne “Raisins de la colère” entre Israël et le groupe islamiste chiite Hezbollah dans le sud du Liban.

Le Liban est-il donc une “porte d’entrée” pour la France au Moyen-Orient ?

Depuis la guerre en Syrie, “le Liban est plus que jamais pour Paris son observatoire privilégié au Moyen-Orient et un espace levier de sa politique dans la région”, décrypte Stéphane Malsagne.

Aujourd’hui, le pays du Cèdre se retrouve au cœur d’un jeu d’influences entre les différentes puissances mondiales. D’un côté, il y a l’axe Etats-Unis-Arabie saoudite-Israël, de l’autre, l’alliance entre la Syrie, l’Iran et le Hezbollah libanais. Si les Américains ont été, depuis l’indépendance, un acteur majeur dans la région, “la politique de Donald Trump est celle du désengagement progressif. Il a enlevé ses troupes d’Irak, il se désengage de la Syrie… Il y a donc une place à prendre, et la France l’occupe à travers le Liban”, analyse Jihane Sfeir.

On se montre généreux avec le Liban, mais derrière cette générosité il y a un intérêt.Jihane Sfeirà franceinfo

Le Liban est le seul pays du Moyen-Orient où la France a maintenu une ambassade en permanence depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ajoute Stéphane Malsagne.

Finalement, peut-on peut parler d’ingérence ?

Lors de sa visite à Beyrouth, Emmanuel Macron a été accusé par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, de vouloir “rétablir l’ordre colonial” au Liban. L’opposition française, notamment Jean-Luc Mélenchon, a également mis en garde “contre une ingérence”. Des critiques réfutées par le chef d’Etat français, qui a défendu auprès de BFMTV une “amitié, aide, exigence mais pas [une] ingérence”.

Pour certains historiens, ce déplacement s’inscrit dans la continuité des relations franco-libanaises et de l’histoire du Liban. “Le Liban a toujours laissé la porte ouverte aux ingérences : en 1958, il a fait appel aux Marines américains ; en 1982, aux forces internationales… La guerre civile a même été appelée par certains ‘la guerre des autres’, relève Jihane Sfeir. La souveraineté a toujours été remise en question”.

Les Français ne vont pas réoccuper ni réinventer un Etat libanais. Mais il y a une forme d’ingérence dans la façon d’aider, qui permet de se repositionner dans le pays.Jihane Sfeirà franceinfo

Au sein de la population libanaise, les avis sont partagés. Pour de nombreux francophiles, majoritairement chrétiens, la France conserve encore l’image de la puissance protectrice traditionnelle. “Pour d’autres Libanais, la visite d’Emmnanuel Macron est le signe que Paris sort de sa neutralité traditionnelle au Liban et qu’elle s’immisce dans ses affaires”, analyse l’historien Stéphane Malsagne. L’ancien ministre des Finances libanais Georges Corm a une lecture plus radicale de la situation.

On peut interpréter de deux façons la visite d’Emmanuel Macron : un geste de sympathie et d’aide envers le Liban, ou une volonté néocoloniale d’hégémonie sur le pays.Georges Corm, ancien ministre des Finances libanaisà franceinfo

Certains Libanais ont tout de même signé une pétition pour un retour à un mandat français pour dix ans. Pour le politiste Jamil Mouawad de l’Université américaine de Beyrouth (AUB), “il ne faut pas juger leur réaction mais plutôt l’interroger à lumière d’un imaginaire colonial qui voudrait que le mandat français bénéficiait à tous les Libanais (…) [il a] mis en place des infrastructures pour servir l’économie française mandataire et pas les Libanais, explique-t-il sur Mediapart (article payant). On a une mémoire très sélective par rapport à ce mandat.”

J’ai eu la flemme de tout lire, pouvez-vous me faire un résumé ?

Depuis plusieurs siècles, la France et le Liban entretiennent des relations culturelles, politiques et militaires très étroites. Les premiers liens remonteraient au XVIe siècle, lorsque la France est devenue la “protectrice” des chrétiens d’Orient vivant sur l’actuel territoire libanais. Au XIXe siècle, les missionnaires chrétiens ont créé tout un réseau d’enseignement francophone au Liban, qui a notamment formé l’élite politique chrétienne libanaise. Le Liban a été sous mandat français pendant plus de 20 ans de 1920 à 1943.

Depuis son indépendance, le Liban a connu une succession de conflits et de guerres, lors desquels différentes puissances (Etats-Unis, Syrie, Israël, Iran, France…) ont été impliquées. Aujourd’hui, l’influence de la France au Moyen-Orient est affaiblie, mais son poids culturel reste majeur au Liban. Environ 40% de la population libanaise parle français, 23 000 Français vivent au Liban et 210 000 Libanais sont installés en France.

Certains ont perçu l’attitude de Paris après les explosions du port de Beyrouyth comme une ingérence et une attitude néocoloniale, héritée du mandat. D’autres y ont vu une continuité dans les relations entre les deux pays, d’autant plus que le Liban traverse une crise sans précédent depuis plusieurs mois.

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