La rencontre entre Eric Zemmour et Rachida B., qui porte le voile, était-elle une mise en scène ? – Libération

Face à la rue face à sa première polémique. La nouvelle émission de CNews a démarré lundi, avec la participation d’Eric Zemmour. Le concept ? Un invité discute avec des personnes dans la rue, en compagnie de l’animateur, Jean-Marc Morandini. Pour cette première édition, le «polémiste», condamné pour «provocation à la discrimination raciale», s’est rendu à Drancy (Seine-Saint-Denis).

«Eric Zemmour, vous êtes le premier invité de Face à la rue. On va emmener à chaque fois des hommes et femmes politiques dans la rue, au contact de la vraie vie, lui explique Morandini. On vous a prévu des intervenants, qui vont venir tout au long du chemin, pour essayer de savoir pourquoi vous avez ces positions.»

La séquence qui a le plus attiré l’attention ? Une saynète où le presque candidat à la présidentielle échange avec Rachida B., qui porte le voile. Rapidement, l’ancien journaliste intime : «Enlevez-le, si ce foulard n’a pas d’importance !» Réponse de l’intéressée : «Alors enlevez votre cravate dans ce cas-là !» L’une et l’autre s’exécutent, sous les encouragements de l’animateur.

La vidéo a d’abord été découpée et mise en avant sur Twitter par CNews, où officiait auparavant l’idéologue, avec le commentaire suivant : «Lors d’un échange sur le port du voile avec Eric Zemmour, une femme musulmane lui propose : «Enlevez votre cravate, j’enlève mon tissu».» Le tweet a ensuite été supprimé, mais l’émission est toujours disponible sur Dailymotion. Contacté à de multiples reprises, le service communication de CNews n’a pas répondu à nos questions.

De nombreux internautes ont estimé que la scène relevait d’une supercherie. A la fois parce que les comptes de Rachida B., sur les réseaux sociaux, la montrent rarement voilée, mais aussi parce qu’elle y apparaît comme une salariée de Bolloré Logistics, une branche de l’empire du milliardaire Vincent Bolloré, propriétaire de CNews. Plusieurs personnes en ont conclu que l’échange avec Zemmour avait été préparé en amont par la chaîne. Avec le choix d’une femme habituellement non voilée, et qui l’a été pour les seuls besoins de la séquence, afin de servir le propos de l’invité.

Sur ces deux points, CheckNews s’est fait confirmer que Rachida B. ne travaillait plus, depuis plusieurs années, pour une entreprise du groupe Bolloré. Quant à son voile, «elle le porte depuis peu», relate-t-elle face à Zemmour et Morandini. Ce qui pourrait expliquer le faible nombre de photos où elle apparaît les cheveux couverts.

En revanche, cette «rencontre», comme la quasi-totalité des rencontres de l’émission, ne doit rien au hasard, ainsi que le sous-entendait Morandini au début de l’émission.

«Tout était cadré, un tri avait été fait»

Responsable associatif et ancien chroniqueur de l’Heure des pros sur CNews, Nadir Kahia s’était déplacé pour rencontrer Zemmour lors du tournage de Face à la rue. Il raconte à CheckNews être arrivé en avance dans le quartier de la mairie de Drancy. Les équipes de production lui confirment alors la possibilité d’un échange avec le «polémiste». Mais Kahia sera finalement tenu à distance, même si on l’aperçoit sur plusieurs plans en train d’interpeller Zemmour et Morandini. Au second, il dit avoir exprimé son regret de le voir «jouer sur les clichés : la femme voilée, la boucherie halal, le délinquant…».

«On voit que c’est préparé, car tous les intervenants étaient des gens qu’on a déjà beaucoup vus dans les médias, et notamment sur CNews», regrette Kahia. Comme le porte-parole jeunesse de LFI David Guiraud, ou le commissaire et syndicaliste policier David Le Bars (qui n’a pas répondu à nos sollicitations). «Tout était cadré. Un cordon de sécurité d’une dizaine de vigiles empêchait les gens de passer. Donc les personnes non prévues sur la liste des invités ne pouvaient pas prendre la parole, un tri avait été fait», poursuit Kahia. Seules exceptions : un élu de Seine-Saint-Denis et deux jeunes habitants, qui ont eu le droit à quelques secondes d’échange.

Tout au long du tournage, Nadir Kahia a néanmoins continué à «avancer avec le troupeau». Il se souvient que Rachida B. était la première intervenante. «On a avancé tout doucement jusqu’à elle, et puis je l’ai vue au rez-de-chaussée d’un immeuble. Elle était déjà là, elle attendait», se souvient-il. Juste après les huit minutes de confrontation entre Zemmour et Rachida B., Nadir Kahia s’est adressé à elle, ne comprenant pas son geste. Il ne la connaît pas personnellement, tient-il à préciser, et leur échange loin des caméras n’a duré que quelques minutes. «Je lui ai demandé pourquoi elle avait retiré son voile. Elle m’a répondu : «C’était pour lui montrer que je fais ce que je veux. J’avais envie de parler à Zemmour.» Moi, je lui ai dit qu’il n’y avait pas besoin de faire ça, qu’il suffisait de débattre avec lui.»

«C’est une escroquerie»

Intervenu en fin d’émission, David Guiraud confirme à CheckNews que les rencontres ne doivent rien au hasard : «Je n’ai pas débarqué là-bas à l’improviste, La France insoumise a été contactée comme pour un passage d’émission, c’était un vrai travail de production. Il y a eu des échanges très classiques, sur qui interviendrait entre moi ou [le député] Adrien Quatennens par exemple, puis sur le temps de débat. Je suis intervenu 10 à 15 minutes, comme convenu.» Habitant des Lilas (Seine-Saint-Denis), David Guiraud confirme par ailleurs avoir eu droit à un taxi payé par CNews pour arriver et repartir du lieu du tournage.

«A l’exception de la responsable de l’association Arts et sports de Drancy et du boucher, aucun des invités de l’émission n’était de Drancy, c’est une escroquerie», s’est emporté de son côté l’ancien maire de Drancy et député UDI Jean-Christophe Lagarde, auprès du Parisien.

Dans la boucherie halal que visite Eric Zemmour lors de l’émission, les membres de l’équipe de CNews sont venus en repérage plusieurs jours avant, notamment pour demander des autorisations de tournage. Ils n’auraient alors pas parlé de la venue de Zemmour, nous explique le patron du commerce. Le jour J, «à 9h15 le matin, j’arrive, ils étaient déjà là. Il y avait six ou sept personnes, de la télé mais aussi de la sécurité je crois, c’était mélangé. Ils n’arrêtaient pas d’aller, de venir», poursuit notre interlocuteur. C’est alors qu’on lui donne l’identité de l’invité. Un imposant dispositif journalistique, mais aussi de sécurité : c’est également ce que montrent les images filmées par le journaliste indépendant Clément Lanot.

Confirmations sur les chaînes du groupe

Invitée dans l’émission Touche pas à mon poste (TPMP) sur C8, autre chaîne du groupe Canal +, le soir après la diffusion de la fameuse séquence, Rachida B. a confirmé avoir été contactée en amont par les équipes de Morandini, par le biais de son petit frère, ami d’ami d’un membre de la production. «J’ai accepté de rencontrer Eric Zemmour pour pouvoir m’exprimer […] Mais nous n’avons pas été préparés.»

Un programmateur en charge de l’émission à Drancy confirme à CheckNews que le but de son intervention était de défendre le port du voile face à Zemmour. «Je pense qu’il y a plusieurs personnes qui auraient aimé être à ma place, donc je me suis dit : «Vas-y.» […] On m’a dit il faudra se déplacer et j’ai dit pas de souci», indique encore Rachida B., qui déclare habiter à 40 kilomètres de Drancy.

Cyril Hanouna, animateur de TPMP, précise ensuite : «On savait qui allait intervenir dans l’émission de CNews, on caste des gens avant, on fait toujours comme ça. […] Rachida était prévue dans l’émission depuis vendredi.» Selon lui, «c’était normal qu’ils prévoient, c’est la production d’une émission de télé, tu peux arriver là-bas avec ta caméra et personne veut te parler, et t’es en direct tu te retrouves comme un con. […] Imagine la probabilité de trouver une femme qui porte le voile et qui veut bien débattre avec lui, au hasard comme ça en partant à Drancy la fleur au fusil, c’est proche de zéro.»

Dans son émission de ce mardi, au lendemain des faits, Jean-Marc Morandini est revenu à son tour sur la préparation de Face à la rue. La décision de faire venir des personnes à Drancy, même si elles n’en sont pas originaires, se justifiait selon lui par le fait qu’Eric Zemmour «a grandi là-bas». «On avait fait la même chose à Trappes [lors d’une émission diffusée en février, ndlr]. Des gens venaient dans la ville aborder des thèmes intéressants. Là, c’est la même chose.»

Et Rachida B. ? «On ne la rencontre pas là par hasard», confirme Morandini. Le fait qu’il connaisse par avance «son nom» et «son histoire» aurait pu mettre la puce à l’oreille des téléspectateurs, estime-t-il. «J’entends Zemmour dire régulièrement que «le voile, c’est la soumission». Ce qui m’intéressait chez cette femme, c’est qu’elle va à l’encontre de ses idées. […] C’est pour ça que je la voulais elle, parce qu’elle avait vraiment la volonté de démontrer que c’est une femme libre.» En revanche, Morandini assure qu’au-delà du choix des intervenants, rien n’était planifié. Son invité «ne peut pas avoir les questions en avance», jure-t-il. Surtout, le passage où Rachida B. retire son voile «n’était pas préparé. D’ailleurs, c’est Eric Zemmour qui lui demande de le faire».

Mise à jour: 18h, ajout du deuxième paragraphe et du passage suivant : «ainsi que le sous-entendait Morandini au début de l’émission».

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