La bourde finale d’Édouard Philippe dans son discours sur la réforme des retraites – Slate.fr

De la journée du 11 décembre, on retiendra surtout le passage à l’opposition à la réforme des retraites des syndicats dits réformistes. Il ne faudrait pourtant pas négliger le fait que le projet d’un système universel tel qu’il a été présenté et amendé ce mercredi par Édouard Philippe commence à prendre une forme acceptable, malgré une bourde finale.

Les discussions au sein du gouvernement et entre Matignon et l’Élysée ont duré jusqu’au dernier moment. Au plus haut niveau de l’exécutif, on a senti passer le vent du boulet et on a compris qu’il était impératif de clarifier le projet de réforme des retraites, de préciser certains points encore très flous et d’en corriger d’autres qui, visiblement, ne passaient pas dans l’opinion. Le Premier ministre avait prévenu qu’il n’y aurait pas d’annonces «magiques».

Mais, à défaut de magie, il y a eu tout de même ce 11 décembre des propos soigneusement préparés destinés à déminer le terrain sur lequel le gouvernement compte avancer dans les prochains mois. Les premières réactions des syndicats opposés au projet continuent évidemment d’être négatives –il ne saurait être question de paraître plus mou ou conciliant que le voisin et concurrent– mais Édouard Philippe a apporté des réponses précises aux questions que se posaient beaucoup de salarié·es. Ces réponses ne les satisferont pas complètement, c’est certain, mais elles devraient les conduire à modifier leur jugement sur le projet gouvernemental.

Revenons sur ce discours. Édouard Philippe a choisi pour le prononcer un lieu hautement symbolique: le Conseil économique, social et environnemental. Cette institution ne bénéficie peut-être pas d’un très grand prestige dans l’opinion, beaucoup de Français·es ne sachant pas précisément à quoi elle sert, mais, pour les partenaires sociaux qui y envoient des représentant·es, ce lieu où l’on discute est important. Pour un pouvoir exécutif très souvent accusé d’ignorer les corps constitués, ce choix était le signal fort d’une volonté de dialogue qui n’était pas parue évidente jusque-là.

On peut pourtant rappeler que le Premier ministre était venu dans cette enceinte le 12 septembre dernier prononcer, déjà, un discours sur les retraites. Les curieux pourront s’y reporter avec intérêt et noter les points sur lesquels le Premier ministre est resté constant et ceux sur lesquels il a changé en trois mois.

Changer de système sans renier les grands principes

Dans ce nouveau discours, le Premier ministre n’a pas manqué de rappeler que le projet de réforme s’inscrivait dans le prolongement des principes formulés par le Conseil national de la Résistance et s’est ensuite référé au discours de vérité tenu par Pierre Mendès-France et Michel Rocard, au langage de l’effort du général de Gaulle, au bon sens de Georges Pompidou. Ces éléments de langage peuvent paraître de pure forme et sans importance.

Mais ils ne peuvent être ignorés, car ils sous-tendent le propos qui va suivre: en résumé, cette réforme n’est pas injuste, elle vise au contraire à rassembler le peuple français et à marquer sa solidarité entre les générations à travers un nouveau système plus adapté au monde moderne que le système actuel né dans l’après-guerre.

Sur le fond, le Premier ministre s’est employé à répondre aux principales critiques qui ont été formulées par les organisations syndicales et les manifestant·es. Certains points n’ont été que la réaffirmation de points déjà connus, mais qu’il fallait rappeler; d’autres sont vraiment nouveaux et apportent soit des précisions, soit des inflexions par rapport à ce qu’on connaissait déjà.

Pour employer un langage familier, on pourrait dire qu’il a ratissé large: les jeunes et les plus anciens, les femmes, les familles, les professions à risques, l’enseignement, l’agriculture, les commerçant·es… Et il devait le faire. Lui-même a eu trop souvent, et encore ce 11 décembre, le tort de mettre l’accent sur la disparition des régimes spéciaux, alors que la réforme en discussion, dont nous avons déjà souligné la très –peut-être trop– forte ambition, va beaucoup plus loin.

Plus que la disparition des régimes spéciaux des cheminots ou des agents de la RATP, ce qui perturbe la plupart des Français·es, c’est celle du régime général des salarié·es, avec sa référence aux vingt-cinq meilleurs années, et celle du régime général des fonctionnaires, avec sa référence aux six derniers mois de travail. Il fallait les rassurer. La suite des événements nous dira s’il a réussi, mais, incontestablement, il a apporté des éclaircissements loin d’être négligeables.

Des arguments destinés à séduire les jeunes

Premier point: la justification du choix d’un régime universel. Édouard Philippe rappelle les arguments déjà connus et insiste sur l’un d’entre eux qui devrait particulièrement intéresser les jeunes: permettre une «meilleure liberté de mouvement entre les métiers». Déjà aujourd’hui, celles et ceux qui arrivent à la retraite ont souvent cotisé à deux ou trois régimes, parfois plus; préparer son dossier implique de lourdes formalités et il est difficile de savoir ce que l’on touchera chaque mois au total en cumulant ces multiples pensions.

Cela pourrait à l’avenir être encore plus compliqué: «Nous savons tous que nos enfants auront des carrières moins linéaires que les nôtres, que les mobilités professionnelles sont plus fortes aujourd’hui qu’hier. Il faut que notre système de retraite le permette.» Dès le 1er janvier 2022, les jeunes de la génération 2004 qui entreront sur le marché du travail intégreront le nouveau régime, dont le Premier ministre affirme qu’il sera alors opérationnel pour eux.

En procédant ainsi, le gouvernement fait coup double. D’une part, il répond aux critiques qui ironisaient sur les perspectives de report de la réforme avec cet argument: s’ils pensent que leur réforme est bonne, qu’ils l’appliquent tout de suite! Eh bien, c’est ce qui sera fait. D’autre part, en s’adressant ainsi aux jeunes et en montrant qu’il pense aux nouvelles générations et non pas seulement à celle qui approche de la retraite, il peut inciter ces jeunes à rester à l’écart du mouvement de fronde contre la réforme.

Une concession de taille

Dans le même temps, le gouvernement rassure les autres sur le rythme d’entrée en vigueur du nouveau système et les conséquences pour eux: rien ne changera pour les personnes qui sont à moins de dix-sept ans de la retraite. Ne rejoindront le nouveau régime que celles qui sont nées à partir de 1975 alors que le rapport Delevoye proposait que la réforme s’applique aux personnes nées en 1963 et après. La concession est de taille.

Pour les autres, la réforme s’appliquera bien à partir de 2025, comme prévu, mais toute la partie de carrière effectuée avant cette date donnera lieu à une retraite calculée selon les anciennes règles; seules les années travaillées à partir de 2025 seront régies par le système universel. En fait, c’est assez compliqué. Concrètement, cela veut dire que pendant de longues années, les quarante-deux régimes actuels coexisteront avec le nouveau, mais cela peut aider à faire passer la réforme.

Le Premier ministre affirme aussi que, pour faciliter la transition, le gouvernement est prêt à mettre en place pour les individus qui fondent leurs calculs sur les six derniers mois d’activité «des dispositifs très protecteurs, qui permettront de garantir que nul n’est lésé». Cela devra être précisé. En tout cas, on sait déjà que les enseignant·es ne seront pas oublié·es: dans la loi, leur retraite devrait être «sanctuarisée» au niveau de celle de postes comparables dans la fonction publique.

En outre, le gouvernement doit engager avant la fin du quinquennat les revalorisations nécessaires de leurs rémunérations pour maintenir le niveau des pensions. C’est un engagement fort qui peut laisser les profs un peu sceptiques face à cette soudaine preuve d’amour, mais peut changer considérablement leur point de vue sur la réforme.

Des promesses nouvelles… et moins nouvelles

Autre engagement fort: celui sur la valeur du point. «Nous demanderons aux partenaires sociaux de fixer sa valeur et son évolution sous le contrôle du Parlement.» De surcroît, «la loi prévoira une règle d’or pour que la valeur des points acquis ne puisse pas baisser. La loi ira même au-delà puisqu’elle prévoira une indexation progressive non pas sur les prix, comme aujourd’hui, mais sur les salaires qui, dans notre pays, augmentent plus vite que l’inflation».

Il faut rappeler toutefois que cette proposition figurait déjà dans le rapport Delevoye; ce n’est donc pas une nouveauté. Rappelons aussi, contrairement à ce qu’une lecture rapide des propos du Premier ministre pourrait laisser croire, qu’il ne s’agit ici que de la valeur du point. Une fois la retraite prise, la pension mensuelle suivra simplement la hausse des prix, comme maintenant.

À ce sujet, on peut constater qu’Édouard Philippe n’a pas toujours dans son discours fait la part entre ce qui était nouveau et ce qui était déjà dans le rapport Delevoye, voire ce qui était déjà dans des textes plus anciens. Il en est ainsi de la promesse d’une retraite minimale de 1.000 euros qui évoluera de façon à rester à 85% du Smic; cet engagement figurait déjà à l’article 4 de la loi Fillon sur les retraites de 2003. Il faut souligner que cela ne concernerait que les personnes ayant une carrière complète au Smic. Cette «révolution sociale» annoncée par le Premier ministre pour les agriculteurs et agricultrices, les artisan·es et les commerçant·es ne serait en fait vraiment révolutionnaire que si cette fois, la promesse était tenue.

En ce qui concerne les femmes, présentées comme les grandes gagnantes du futur système, il était bien de préciser qu’il serait garanti au conjoint survivant ou à la conjointe survivante 70% des ressources du couple (ce sont effectivement surtout les femmes qui bénéficient des pensions de réversion) alors qu’une éventuelle suppression de ces pensions avait été un moment envisagée.

Mais cette disposition figurait déjà dans le projet Delevoye. En revanche, ce qui est nouveau, ce sont les 2% supplémentaires accordés aux familles de trois enfants ou plus. L’idée de faire un geste (majoration de 5% des points acquis) dès le premier enfant avait été moyennement accueillie parce qu’elle s’accompagnait d’une moindre générosité pour les familles de trois enfants ou plus. Le tir a été corrigé.

Quelques avancées sur la pénibilité

Concernant la prise en compte de la pénibilité, des mesures sont annoncées, comme la possibilité de partir deux années plus tôt que les autres, l’ouverture du compte pénibilité à la fonction publique et en particulier à l’hôpital, l’abaissement du seuil du travail de nuit (actuellement au moins une heure de travail entre minuit et 5 heures au moins 120 nuits par an). Ces mesures vont dans le sens des demandes syndicales, mais des discussions denses sont encore attendues sur ce sujet pour aller plus loin.

Ensuite, le Premier ministre s’est employé à calmer diverses inquiétudes. D’abord celles de plusieurs catégories d’agents du secteur public: pompiers, policièr·es, gendarmes, gardien·nes de prison et militaires auront toujours droit à des dérogations d’âge. Ensuite, la convergence des cotisations entre ceux qui viendront des différents régimes se fera progressivement. Enfin, les réserves des caisses des professions libérales ne seront pas «siphonnées», elles serviront à accompagner la transition.

Quant au calendrier, il est précisé, pour montrer que le gouvernement n’est pas prêt à repousser sa réforme aux calendes grecques: le projet de loi sera présenté au Conseil des ministres le 22 janvier, la discussion au Parlement commencera fin février et le texte devra être voté dans les deux années qui viennent; il sera complété par des ordonnances ou des décrets. La réforme devrait donc commencer à s’appliquer dès le début de 2022 aux plus jeunes.

La mesure qui fâche

Le point le plus attendu concernait d’éventuelles mesures destinées à assurer l’équilibre du système dans les prochaines années. Prenant acte de l’opposition de plusieurs organisations syndicales, dont la CFDT, le Premier ministre affirme ne pas vouloir faire un mélange des genres: organisation du nouveau système et mesures strictement financières.

Il refuse donc d’instaurer en 2025 un âge pivot ou âge d’équilibre, avec minoration de la retraite (malus) pour les personnes qui la prendraient avant ou une majoration (bonus) pour celles qui la prendraient après. Mais il n’a pas pu s’empêcher de l’envisager pour 2027. Si les partenaires sociaux ne faisaient pas dès 2022 ce qu’il fallait pour assurer l’équilibre du système, des mécanismes prévus par la loi entreraient en jeu.

Les syndicats ont évidemment réagi vivement. Pour la CFDT, une ligne rouge a été franchie et la centrale syndicale appelle à la mobilisation le 17 décembre pour contraindre le gouvernement à revoir sa copie sur ce point comme sur celui de la pénibilité. Cette ultime exigence posée par Édouard Philippe risque de rendre plus compliquée la sortie de crise, alors que le reste de son intervention était plutôt de nature à calmer le jeu en montrant qu’une retraite par points n’était pas obligatoirement synonyme de régression sociale, comme les organisations les plus hostiles l’affirment.

Ce qu’il ne fallait pas faire

Avec ce projet d’âge d’équilibre, le gouvernement fait exactement ce que redoutaient quatre économistes, Philippe Aghion, Antoine Bozio, Philippe Martin et Jean Pisani-Ferry, qui ont participé à l’élaboration du programme électoral du candidat Emmanuel Macron. «Vouloir mener de pair réforme systémique et réforme de financement, c’est risquer de brouiller les enjeux.»

C’est d’autant plus fâcheux pour le pouvoir qu’il semble ainsi se couper de beaucoup de ses alliés potentiels. Cette réforme ambitieuse était certes risquée et il aurait pu être possible d’avancer vers un système de retraite plus juste et plus simple sans tout bousculer. Mais l’idée même d’un régime universel n’est pas incompatible avec la recherche d’une certaine justice sociale.

Elle avait été envisagée il y a déjà plusieurs années par des économistes comme Thomas Piketty, dont tout le monde sait qu’il est profondément allergique aux inégalités. Avec son collègue Antoine Bozio, il avait écrit en 2008 Pour un nouveau système de retraite dans lequel il proposait un système inspiré de la réforme mise en place en Suède entre 1994 et 2008.

Le système proposé n’était pas à points, mais c’était un système de comptes individuels de cotisation très voisin. Ce nouveau système, affirmaient les deux économistes, «a l’avantage de mieux prendre en compte les carrières longues, de s’adapter à l’augmentation de l’espérance de vie, de permettre des retraites progressives et d’offrir des garanties solides à long terme sur la viabilité du système de retraite –et ce pour l’ensemble des générations, y compris les plus jeunes. Contrairement à une idée reçue, les comptes individuels sont globalement plus favorables aux carrières salariales modestes et aux petites retraites».

Encore une chance de sauver la réforme

Le même commentaire pourrait être fait sur le système à points proposé aujourd’hui. Un tel système, contrairement à ce que l’on entend dire trop souvent par toutes celles et ceux qui ne veulent rien changer, n’est pas injuste par nature. Tout dépend de la façon dont il est conçu et géré et dont la transition est effectuée. Sur ce point, Édouard Philippe a réussi à rendre le projet gouvernemental nettement plus compréhensible et acceptable. Pourquoi a-t-il fallu qu’il rajoute une dose d’austérité inutile à ce stade de la discussion?

Tout n’est pas perdu. Le pouvoir peut encore y renoncer. Et, en fin de compte, il a peut-être rendu un grand service à Laurent Berger. En France, on a une culture de l’affrontement: on refuse d’abord, par principe, on discute après. Et on aime bien les rebelles. Les syndicats réformistes et la CFDT en particulier auraient pu se voir reprocher leur attitude trop conciliante envers le pouvoir sur ce dossier.

En leur offrant cette occasion de s’opposer à lui, Édouard Philippe leur donne la possibilité de montrer que c’est eux qui auront, en fin de compte, arraché les ultimes concessions. Mais encore faut-il que le président de la République et le Premier ministre comprennent qu’ils ne sauveront pas leur réforme s’ils ne font pas ce geste.

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