“Je ne veux pas qu’on me rassure, je veux qu’on me dise la vérité” : cinq jours après l’incendie de l’usine… – franceinfo

Des dizaines d’habitants de la région rouennaise nous ont contactés depuis jeudi via notre dispositif #AlertePollution. Ils nous ont livré leurs témoignages.  

#AlertePollution

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Le nuage noir s’est dissipé. Pas les craintes. Les fumées de polluants, propulsées dans l’air jeudi 26 septembre par l’incendie spectaculaire de l’usine classée Seveso Lubrizol, n’attirent plus l’œil. Le nez, lui, confirme que la crise est loin d’être terminée. 

Au cours du week-end, des dizaines d’habitants de Rouen (Seine-Maritime) et des villes et villages alentours ont alerté franceinfo via notre dispositif #AlertePollution. Lundi 30 septembre et mardi 1er octobre, nous leur avons demandé si la vie avait repris son cours. La réponse, unanime, traduit l’angoisse et le désarroi de riverains qui se sentent désormais exposés à un risque invisible, à défaut d’être inodore : “On est tombés dans un baril d’hydrocarbure”, s’alarment-ils de façon unanime. 

Aurélie appréhende le retour à la maison. Cette médecin, qui vit et exerce à Rouen, est partie avec mari et enfants, direction Dieppe, sur la côte, “jeudi en fin d’après-midi, quand l’air est devenu irrespirable à l’intérieur de la maison”. “Je suis rentrée lundi matin parce qu’il faut bien que je travaille”, se résigne-t-elle. “Dès que le train est entré dans Rouen, j’ai senti cette odeur… Il avait plu, et quand il pleut, cela sent immédiatement”, raconte-t-elle au téléphone. “Je ne suis pas encore rentrée chez moi, mais je vais y passer une heure, pour aérer un peu et repartir. Enfin, si l’air est aussi toxique à l’extérieur qu’à intérieur, je ne vois pas trop ce que je peux faire. De toute façon, il n’est pas question que je dorme chez moi”, souffle-t-elle.  

Pour ses enfants, le week-end à la mer s’est changé en séjour prolongé. “Mon conjoint a posé son lundi pour les garder. Moi je retourne à Dieppe ce soir. J’ai pris ma journée de demain et mercredi, ils iront chez leurs grands-parents, en Picardie, jusqu’à la fin de la semaine. Pour ma part, je rentrerai mercredi et on avisera, en fonction de l’odeur, si elle est encore là ou pas”, poursuit Aurélie, contrainte de bouleverser son emploi du temps. Plus tard, dans un e-mail, elle évoque des amis “qui habitent en centre-ville et souffrent de maux de tête insupportables, qui ont décidé lundi d’emmener leurs enfants à Paris”. 

L’odeur puissante qui a accompagné le nuage de fumée est bien moins prégnante en ce début de semaine. Mais elle va et vient, disparaît un temps d’un quartier pour ressurgir ailleurs, au gré des pluies et des rafales de vent. Charline, une jeune maman d’une fillette d’un an qui vit sur l’île Lacroix, à Rouen, en a fait l’expérience dès son retour chez elle, lundi matin. Partie dans l’Eure, chez ses parents, elle vient de retrouver son appartement et s’apprête à nettoyer “cette pollution invisible” qu’elle imagine incrustée jusque dans son linge. “Il paraît qu’il faut tout nettoyer à l’eau. Je vais prendre ce que j’ai de plus naturel : du vinaigre blanc ou du bicarbonate de soude, histoire de désinfecter un peu. Et il faudra recommencer souvent, j’imagine.” Car la pollution se rappelle à elle : “J’ai ouvert la fenêtre, mais il y a eu un courant d’air et une odeur d’hydrocarbure est aussitôt rentrée, raconte-t-elle, la voix légèrement éraillée. D’habitude, je n’ai pas une voix si grave. Mais je suis malade.”

A défaut de savoir si son état est précisément lié à ces émanations de fumée, Charline évoque “un rhume, provoqué, ou du moins aggravé” par la situation. Elle se dit surtout inquiète pour sa fillette. Le médecin qui l’a examinée n’a rien constaté d’anormal, mais la maman doute : “Elle s’est mise à tousser jeudi et tousse depuis. Elle respire davantage par la bouche et plus difficilement, comme la nuit, où elle ronfle, ce qui n’arrivait pas avant.” 

Marie*, elle, ne dort plus vraiment. Dans les jours qui ont suivi l’incendie, de violents maux de tête, de la toux et des nausées ont souvent réveillé cette trentenaire, installée à Mont-Saint-Aignan, une ville de la banlieue nord de Rouen. Dimanche, des maux de ventre et des diarrhées ont rejoint le cortège de symptômes, la poussant à consulter son médecin traitant lundi. Elle qui travaille aussi dans le secteur de la santé lui a demandé de ne pas la ménager et de lui exposer clairement les risques qu’elle encourt : “Il est très inquiet de la présence d’amiante et de métaux lourds dans l’air que nous avons respiré. Selon lui, nous serons exposés pendant des semaines, des mois voire des années dans Rouen et son agglo. A titre personnel, je m’interroge sur ma fertilité. J’ai 30 ans. Il y a encore 15 jours, nous parlions d’avoir un bébé avec mon conjoint, mais aujourd’hui je me pose beaucoup de questions, notamment sur les perturbateurs endocriniens auxquels j’ai été exposée.” 

Si son état ne s’arrange pas d’ici à jeudi, elle consultera à nouveau. Mais son angoisse du long terme ne disparaîtra pas de sitôt. Elle transparaît dans sa voix quand elle note que “toutes les crises sanitaires commencent comme ça. Il faudra un vrai suivi épidémiologique dans les années qui viennent, parce qu’il est évident que nous allons voir apparaître des cas de maladies chroniques, des cancers, des maladies respiratoires. Mon médecin en est convaincu.” Marie se refuse à utiliser le terme de stress post-traumatique (elle concède “un indéniable stress”), mais elle fait part d’attitudes proches de celles rencontrées chez les victimes d’un choc.

Franchement, c’est très dur. On ne parle que de ça, on ne pense qu’à ça. Le quotidien est chamboulé à titre personnel et collectif. Désormais, on ne vivra plus que dans l’incertitude.Marie, habitante de Mont-Saint-Aignanà franceinfo

Nicolas, comédien de 39 ans, est parti provisoirement, dès jeudi, pour échapper au nuage d’hydrocarbure. “En quittant Rouen, je me suis aperçu que beaucoup de gens ne prenaient pas la mesure de la gravité de la situation. J’étais à Caen, donc toujours en Normandie, et les gens plaisantaient, prenaient les choses à la légère. On me demandait : ‘Mais tu n’es pas mort, toi ?’ Mais je n’avais vraiment pas le cœur à rire”, raconte-t-il. Appelé au théâtre pour des répétitions, il est revenu mardi. “En arrivant ce matin, j’ai vu qu’une autre usine voisine avait été fermée à la suite d’une défaillance. C’est trop. J’ai l’impression qu’elles vont péter les unes après les autres.”

Hélène, professeure de français dans une petite ville située à une vingtaine de kilomètres au sud de Rouen, témoigne de l’inquiètude et du stress qui règne en salle des profs. “Une collègue est en pleurs, indique-t-elle au téléphone. Elle est anéantie d’avoir été obligée de laisser ses enfants en bas âge à Rouen pour la journée.” Elle concède une “vraie blessure psychologique” et déplore l’absence de consignes qui contraint les enseignants à improviser. 

Le jour de l’incendie, Hélène a suivi la première conférence de presse du préfet. “C’était un sketch”, s’agace-t-elle au bout du fil. “Je n’ai pas tendance à tomber dans la psychose, mais là, je n’ai pas confiance dans les discours des autorités. On a l’impression que plus c’est gros, plus ça passe, poursuit l’enseignante. 

Chez les personnes avec qui nous avons discuté, le sentiment est unanime. “On nous prend pour des imbéciles”, résume simplement Nicolas, le comédien rouennais, lui aussi excédé. “J’aimerais faire confiance, mais je n’y arrive pas. Quand j’entends que tout est normal alors que j’ai mal à la tête, je ne peux pas faire confiance. Quand je vois des policiers avec des masques, je ne peux pas croire qu’on me dise qu’il n’y a aucun danger. On est tous inquiets vu qu’on ne sait pas ce qui a brûlé. On a entendu les mots benzène, amiante. On aimerait savoir ce qui nous est tombé dessus”, dit-il, avant d’ajouter qu’il allait prendre part à la manifestation organisée mardi en début de soirée à Rouen, pour “demander des comptes.”

Le même jour, le préfet de Seine-Maritime, Pierre-André Durand, a rendu publique la liste des produits stockés dans l’usine. Il a assuré qu’il n’y avait “pas de risque avéré” lié à l’amiante dans l’air dans les premières analyses. Mais la confiance est sérieusement entamée. “Quand j’ai entendu à la radio que la ministre de la Santé se voulait rassurante, j’étais folle de rage”, abonde Amélie, professeure à Grand-Quevilly.

Quand j’ai entendu à la radio que la ministre de la Santé se voulait rassurante, j’étais folle de rage.Amélie, professeure à Grand-Quevillyà franceinfo

“Je ne veux pas qu’on me rassure, je veux qu’on me dise la vérité”, poursuit Amélie. Son mari, qui travaille à proximité de l’usine Lubrizol, “à même pas 30 mètres de là”, a été dangereusement exposé, assure-t-elle. “Il est complètement inconscient d’être allé travailler dans ces conditions“, ajoute-t-elle, décontenancée par les gens qui, comme son époux, “font comme si de rien n’était”. Elle s’indigne ainsi que les autorités locales n’aient pas interdit certains événements, comme l’opération Nettoyons la nature, organisée samedi dans sa ville de Malaunay.

Le découpage “incompréhensible” des communes soumises au confinement, les mesures demandées aux agriculteurs, les consignes transmises aux écoles, la communication préfectorale… Dans les jours qui ont suivi l’incendie, l’enseignante ne voit que couacs, amateurisme et autres maladresses. C’est Marie qui résume le mieux ce sentiment partagé par tous nos interlocuteurs : “Vous nous demandez ce que l’on pense de la gestion de la crise. C’est simple : on a eu une crise. Mais je n’ai pas vu la gestion.” 

“Puisqu’on ne nous dit rien sur l’attitude à adopter, j’applique à titre perso mon propre principe de précaution”, continue Marie. “Pour l’alimentaire, c’est simple, on a fait un stock de lait et d’œufs en prenant bien garde à la date de ponte et on s’apprête à ne pas en consommer pendant un bon bout de temps. On commençait à aller dans une ferme bio proche de chez nous, à veiller à ne pas consommer de plats préparés. Eh bien je viens d’acheter un pack d’eau et je vais aller chez Picard.”

Manger bio, local, raisonné… c’est fini pour l’instant. “Jusqu’ici, j’allais chez le primeur du coin, mais c’est certain que je n’irai plus. Je me demande même si je peux faire confiance à la cantine scolaire de mes enfants, et celle de mon établissement”,  indique Amélie. “Même mes rongeurs, je ne leur donne plus d’herbe. Même si j’achète des légumes chez Leclerc, comment faire confiance ? Rien ne me dit que la zone où ils sont été récoltés a été épargnée.” 

Au quotidien, Aurélie, de Malaunay, Marie, de Mont-Saint-Aignan et Hélène, de Sahurs, évitent pour l’instant de se rendre à Rouen. “Ma fille avait un cours de danse hier, je ne l’ai pas conduite. Je devais aller au théâtre, j’ai annulé”, liste cette dernière. Aurélie, Charline et Nicolas, qui vivent au cœur de la ville au cent clochers, n’ont pas le choix. Nicolas a donc envisagé une mesure radicale : “Quitter Rouen définitivement.” Pour aller où ? Le comédien doute. “Il suffit de regarder une carte de France pour s’apercevoir qu’on n’est nulle part à l’abri, en fait.” Ceux qui restent lancent un appel au secours. Comme Aurélie, dans un e-mail transmis mardi matin : “Il est urgent que l’on parle de notre vie actuelle dans les médias. La catastrophe n’est pas finie. On s’intoxique tous les jours encore et personne n’en parle. On se sent tous toujours très isolés…”

* Le prénom a été modifié

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