Irak-Liban : la rue défie l’Iran – Libération

La révolte ne cesse de grandir en Irak depuis début octobre malgré une répression sanglante. La dénonciation de la corruption par la jeunesse évolue de plus en plus vers une remise en cause profonde du système politique et communautaire dans le pays comme de l’influence de l’Iran.

Pourquoi la contestation prend-elle de l’ampleur en Irak ?

Appel à la grève générale, blocage de tous les accès menant au centre de Bagdad, le mouvement de contestation est entré dans une nouvelle phase d’escalade depuis dimanche, premier jour de la semaine en Irak. Des contestataires toujours plus nombreux occupent la grande place Tahrir dans la capitale, tandis que les manifestations s’étendent dans plusieurs villes du sud du pays, y compris la nuit malgré le couvre-feu décrété par les autorités. Dans le même temps, collégiens et lycéens font des sit-in dans leurs écoles. L’Union nationale des enseignants poursuit son mouvement de grève entamé la semaine dernière. A leur tour, les syndicats d’ingénieurs, de médecins et d’avocats ont déclaré la grève, paralysant l’activité. Tous ont rejoint la contestation qui appelle à la désobéissance civile pour réclamer un «changement de régime» global dans le pays miné par la corruption et les services publics défaillants. Loin de dissuader les manifestants, la répression violente par les forces de sécurité n’a fait que nourrir la colère. Huit personnes ont été tuées depuis dimanche dans des confrontations avec la police à Bagdad et après l’incendie du consulat d’Iran à Kerbala, ville sainte emblématique pour les chiites, portant à 265 le nombre de morts depuis le déclenchement du soulèvement début octobre. Lors de cette première vague de contestation, les tirs à balle réelle par les forces de l’ordre avaient tué plus de 150 manifestants en quatre jours. Et si pour la relance du mouvement le 25 octobre, ce sont essentiellement des grenades lacrymogènes qui ont été utilisées, elles sont dix fois plus lourdes que celles employées ailleurs dans le monde. Elles peuvent fendre des crânes et briser des os, selon Amnesty International. Une centaine de morts sont tombés sous les tirs depuis une semaine.

La réponse inadaptée du gouvernement a également contribué à renforcer la mobilisation. Une série de mesures sociales et des élections anticipées avaient été annoncées au lendemain des manifestations de début octobre. Mais les réformes prévues, notamment du système d’embauche dans la fonction publique et des retraites, étaient loin de répondre au ras-le-bol des Irakiens face au «gouvernement des voleurs», selon l’un des principaux mots d’ordre du mouvement. L’appel du Premier ministre irakien dimanche soir à un «retour à la vie normale» en considérant que de «nombreuses revendications avaient été satisfaites» a peu de chances d’être entendu.

Quels points communs avec le Liban ?

De Bagdad à Beyrouth, les foules de manifestants, jeunes, pacifiques, parfois festifs et souvent créatifs dans leur colère se ressemblent, et pas qu’en apparence. Concomitante depuis deux semaines, la mobilisation des Libanais et des Irakiens a été déclenchée par des facteurs socio-économiques. Dans les deux cas, le mouvement a rapidement évolué vers une remise en cause fondamentale des systèmes de gouvernement en place. Car les deux pays partagent une mauvaise gouvernance, malgré les grandes différences entre l’Irak de 40 millions d’habitants et 440 000 km2 et le Liban de 5 millions d’habitants et 10 000 km2, mais aussi d’histoire et de niveau de richesse.

Iraqi demonstrators gather on the Al-Jumhuriya Bridge in central Baghdad during continuing anti-government protests across Iraq on November 3, 2019. - Protesters in Iraq's capital and the country's south shut down streets and government offices in a new wave of civil disobedience, escalating their month-long movement demanding wholesale change of the political system. (Photo by AHMAD AL-RUBAYE / AFP)Des manifestants contre le gouvernement, à Bagdad dimanche. Photo Ahmad Al-Rubaye. AFP

La corruption des dirigeants résultant de défaillances structurelles de l’Etat incapable d’assurer les services publics de base, tels la fourniture d’eau, d’électricité ou le ramassage des ordures ont été des facteurs décisifs dans l’ampleur de la mobilisation populaire. La révolte s’est focalisée contre des gouvernants incompétents qui doivent leur place à leur appartenance communautaire. Historique au Liban depuis l’indépendance du pays en 1943, la répartition des sièges parlementaires et gouvernementaux sur une base confessionnelle a été mise en place en Irak depuis le renversement du régime de Saddam Hussein en 2003. La «révolution» revendiquée aujourd’hui par les jeunes Libanais vise un système communautariste, également vilipendé par les Irakiens. «Peu importe que le gouvernant soit musulman ou mécréant, le rôle de l’Etat est d’assurer une vie décente et non de nous ouvrir les portes du paradis», pouvait-on lire sur la pancarte brandie par un manifestant à Bagdad il y a quelques jours. L’autre point commun entre les manifestations en Irak et au Liban concerne une remise en question de l’influence de l’Iran. La République islamique s’appuie dans les deux pays sur des communautés chiites majoritaires protégées par de puissants relais politico-militaires locaux, tels le Hezbollah libanais ou les partis et milices soutenus par Téhéran en Irak.

Pourquoi les contestataires ciblent-ils l’Iran ?

Déjà, il y a un an, une enceinte diplomatique de la République islamique avait concentré la colère des manifestants. «Dehors l’Iran», avaient lancé des habitants de Bassora, dans le sud du pays. «C’est un retour du nationalisme irakien. Le système mis en place après l’invasion de 2003, avec les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite d’un côté, et l’Iran de l’autre, est contesté. Cette cohabitation s’est faite sur le dos des Irakiens», analyse la chercheuse du CNRS spécialiste du chiisme, Sabrina Mervin. L’Iran s’est implanté dans toutes les strates de la société. A commencer par la classe politique : «Les dirigeants islamistes chiites étaient en exil en Iran sous Saddam Hussein», rappelle Laurence Louër, du Centre de recherches internationales (Ceri) de Sciences-Po. Le clergé chiite irakien entretient une relation complexe avec la théocratie iranienne. Le plus haut dignitaire en Irak, l’ayatollah Ali Sistani, est une «autorité concurrente du Guide suprême iranien, Ali Khamenei», ajoute Laurence Louër : «Les chiites irakiens ont un sentiment de fierté pour leur clergé, ils vivent mal l’empiétement iranien.» Sabrina Mervin note que «les étudiants en sciences religieuses des villes saintes manifestent, comme les étudiants des universités, reflétant le mécontentement des milieux cléricaux envers ce qui est vécu comme une pression de la part de l’Iran». Au-delà de la sphère religieuse, ce qui a permis à l’Iran d’imposer son influence, c’est son «rejet des Etats-Unis», en profitant d’un vide et d’un sentiment anti-américain, indique Clément Therme, de Sciences-Po : «L’Iran se construit en opposition, sans proposer de modèle positif. Aujourd’hui, l’Irak est en phase de reconstruction, la population a des exigences nouvelles en termes de lutte contre la corruption, mais Téhéran n’incarne pas un modèle.» Et même l’inverse : les entreprises iraniennes, dont une partie sont liées aux puissants Gardiens de la révolution, se sont insérées dans le tissu économique irakien, faisant prospérer les accusations de corruption à leur endroit. Les échanges n’ont cessé de croître entre les deux Etats, qui partagent une frontière commune de 1 400 kilomètres. Il s’élevait en 2018 à 12 milliards de dollars (environ 10,7 milliards d’euros). Sur la même période, l’Irak était le premier marché pour les exportations non pétrolières iraniennes.

Pourquoi Téhéran s’inquiète ?

«Le peuple aussi a des exigences. Ces exigences sont justes, mais elles ne peuvent être réalisées que dans le cadre de la loi.» Mercredi, le Guide suprême iranien, Ali Khameneï, plus haut personnage du régime, s’est exprimé dans un discours sur les crises libanaise et irakienne. Une prise de parole qui traduit une certaine inquiétude, et illustre la «contradiction de la politique régionale» de Téhéran, selon Clément Therme : «En tant que régime révolutionnaire, l’Iran se doit de soutenir les contestations, tout en privilégiant en même temps la stabilité pour sauvegarder les liens sécuritaires tissés.» Pour le chercheur, la République islamique est tout aussi coincée que lors des printemps arabes, «l’Iran était favorable à toutes les révoltes, sauf en Syrie. C’est une forme de “realpolitik islamiste”». Alors que les sanctions américaines asphyxient l’économie iranienne, l’Irak représente un enjeu direct. La République islamique a besoin de commercer avec Bagdad, l’un de ses derniers partenaires dans le secteur, crucial, de l’énergie. Washington a en effet accordé une dérogation pour que Bagdad continue à se fournir en électricité auprès de Téhéran.

Tout aussi préoccupante, aux yeux du régime iranien, est la contestation du Hezbollah par les manifestants libanais. «L’Iran a besoin d’un Hezbollah fort sur la scène politique libanaise, commente Laurence Louër, le Liban est une carte maîtresse et une source de légitimité au Moyen-Orient pour l’Iran en raison de la lutte contre Israël. L’Iran veut rester le dernier chantre du refus de la normalisation avec Israël, qui lui permet de conserver une influence dans le monde arabe.» Mais ce soutien coûte cher, surtout depuis l’embargo strict des Etats-Unis, et ne mobilise guère la population iranienne, qui y voit une dilapidation de la richesse nationale. Face à ces contestations, Téhéran a répondu discrètement en usant de son influence pour sauver la tête du Premier ministre irakien, Adel Abdel-Mehdi, en dépêchant à Bagdad Qassem Soleimani, le général des Gardiens de la révolution chargé des opérations extérieures, et en hurlant au complot ourdi par Israël, les Etats-Unis et les Etats du Golfe.

Pierre Alonso , Hala Kodmani

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