Guerre en Ukraine : comment le conflit peut amplifier la crise démographique qui touche la Russie – franceinfo

La crise économique, les combats, les départs et le pessimisme ambiant risquent fort de détériorer une situation déjà critique.

En 2006, Vladimir Poutine considérait le déclin démographique en Russie comme “le problème le plus grave” du pays. Seize ans plus tard, le président russe se retrouve à nouveau confronté au même inexorable glissement. La guerre en Ukraine risque de ne rien arranger : les départs volontaires, la mobilisation et les pertes au combat vont encore aggraver le désastre démographique entamé au milieu des années 1990, après la chute de l’URSS.

L’institut national de statistiques russe, Rosstat, ne publie ses données finales annuelles qu’au mois de février. Mais les chercheurs contactés par franceinfo n’ont guère de doute sur les bouleversements à venir, conséquences du conflit mené dans le pays voisin.

Première inconnue, le poids des deux vagues de départs vers l’étranger : après le début de l’invasion, puis au moment de la mobilisation, à laquelle de nombreux Russes ont souhaité échapper. Les frontières de plusieurs pays voisins (Kazakhstan, Arménie, Géorgie…) de la Russie ont vu passer des milliers de citoyens désireux de quitter le pays.

“Même dans ses années les plus paisibles, la Russie a sous-estimé le nombre de ceux qui ont quitté le territoire pendant de longues périodes”, explique le démographe Sergei Zakharov, de l’Institut d’études avancées (IEA) de Nantes. Les émigrés russes, notamment, ne signalent pas toujours leur départ auprès des services de l’Etat. Il convient donc de se tourner vers les données des pays d’accueil, mais ceux-ci ne disposent pas toujours de statistiques bien établies.

Des véhicules patientent à la frontière entre la Russie et la Géorgie, le 26 septembre 2022, non loin du poste-frontière de Verkhniy Lars. (MAXAR TECHNOLOGIES / AFP)

Le ministère de l’Intérieur de Géorgie signale l’entrée de 112 733 citoyens russes dans le pays, entre janvier et septembre, sans livrer de chiffres sur les installations définitives. “Nous assistons à un énorme afflux de Russes”, a également déclaré le gouverneur de la Banque centrale arménienne, Martin Galstyan, évoquant “des personnes talentueuses et bien formées” et un possible “effet durable”. L’institution table sur une croissance de 13%, contre 7% avant la guerre.

Quelque 32 000 migrants russes ont été enregistrés en Israël, complète Jean-Christophe Dumont, de l’OCDE, en hausse très sensible par rapport à l’an passé. En Europe de l’Ouest, le solde des arrivées et des départs oscille autour de 38 000, selon les données de Frontex (en anglais) , qui ne permettent pas de connaître le nombre d’installations.

“Les estimations oscillent aujourd’hui entre 500 000 départs, en soustrayant les retours, et 1,5 million”, selon Sergei Zakharov. Un écart “trop important pour dégager un consensus”. Rien n’indique, par ailleurs, que ces installations soient définitives. “Certaines personnes qui ont fui le pays n’avaient peut-être aucune intention de partir”, souligne le chercheur, et voulaient seulement “éviter de se battre, de tuer des Ukrainiens ou d’être tuées”. Il est donc trop tôt pour évaluer le poids de ces départs à moyen terme.

Alain Blum, démographe à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), observe que “lors des grandes crises passées, la stratégie soviétique était de fermer la frontière aux départs”, ce qui a été moins vrai cette année. “Une partie de ces Russes, d’ailleurs, continuent de travailler pour leurs employeurs en télétravail.” Toute la question est de savoir si ces exilés comptent rentrer en Russie une fois la situation stabilisée.

“L’émigration actuelle est supérieure au solde migratoire des dernières années.”

Alain Blum, historien et démographe à l’EHESS

à franceinfo

Une population “hétérogène” a quitté la Russie, souligne Sergei Zakharov, mais la plupart sont “des citadins qui ont la possibilité de ne pas écouter la propagande des écrans de télévision et peuvent recevoir des informations indépendantes sur internet”. Une fuite des cerveaux déjà caractéristique de la Russie avant la guerre. Après les manifestations de masse en 2011, la répression avait contribué à accélérer l’exode.

“Les informaticiens russes formaient des colonies entières à Chypre ou en Nouvelle-Zélande, explique Sergei Zakharov. Maintenant, de nouvelles colonies se forment au Kazakhstan, en Arménie, en Géorgie, au Monténégro, en Turquie…” Certains professeurs d’université prennent aussi le chemin du départ, et “les universités de Moscou subissent déjà des pertes très sensibles”, affirme-t-il.

Les pertes militaires, elles, sont encore nimbées de mystère, car la Russie (comme l’Ukraine) ne communique aucune donnée officielle sur le sujet. En raison de la censure, il avait d’ailleurs fallu attendre un demi-siècle “pour une évaluation plus ou moins fiable des pertes de l’URSS lors de la Seconde Guerre mondiale”, rappelle Sergei Zakharov, qui prend pour hypothèse de travail le nombre de 50 000 décès minimum, en incluant les miliciens du Donbass.

Les experts interrogés anticipent surtout des conséquences sur le taux de natalité, un talon d’Achille de la démographie russe. La campagne “Capital maternel”, lancée en 2006 par Vladimir Poutine, avait permis de relancer brièvement la fécondité, avec une prime à la deuxième et à la troisième naissance. “Les couples se dépêchent de faire un second enfant par opportunité, mais ça ne veut pas dire qu’ils auront davantage d’enfants en fin de parcours”, estime Alain Blum, évoquant un “effet calendrier”.

Alexei Raksha, démographe indépendant, dément cette analyse : “Depuis 2007, le programme ‘Capital maternel’ a apporté entre 2 et 2,5 millions d’enfants supplémentaires qui ne seraient jamais nés autrement.” La baisse de la fécondité, explique-t-il, est liée à la décision, mi-janvier 2020, de verser la plus grande partie de ces subventions dès le premier enfant, et non plus le second. Ainsi, “la baisse actuelle de la fécondité est presque exclusivement due à la contraction des deuxièmes naissances”.

Le programme était efficace quand il était destiné au deuxième enfant ou aux suivants. Le déplacer à partir du premier enfant est une absurdité démographique.

Alexei Raksha, démographe

à franceinfo

Le taux de fécondité devrait tourner autour de 1,44 dès cette année, selon les calculs d’Alexei Raksha : soit 1,3 million de naissances en 2022, contre 1,89 million de décès. En octobre, le nombre de naissances était déjà en chute de 10% par rapport au même mois de 2021, selon les données régionales d’état civil.

“En janvier et février, la chute du taux de fécondité devrait encore s’accélérer”, poursuit Alexei Raksha, indépendamment de la guerre. La détérioration est liée aux atermoiements gouvernementaux pour prolonger deux mesures phares : une subvention de 450 000 roubles à partir du troisième enfant et un “prêt hypothécaire familial” à taux d’intérêt réduit désormais étendu au premier enfant. Le taux de fécondité diminuera encore en 2023 (entre 1,25 et 1,32) et 2024 (entre 1,16 et 1,30).

La guerre va encore détériorer ce contexte déjà morose, d’autant que la baisse annuelle du nombre de femmes en âge d’avoir des enfants est évaluée à 3%. La mobilisation et la fuite de centaines de milliers de Russes, pour la plupart des jeunes hommes, pourraient plomber la fécondité de 4 à 5% environ, selon Alexei Raksha, qui rappelle qu’il “y avait 14-15 millions d’hommes âgés de 20 à 35 ans en Russie en février”.

Il faut encore prendre en compte la diminution des dépenses réelles, un indicateur solide pour anticiper le recul de la fécondité, à partir du deuxième enfant. Depuis le mois de mars, en raison de l’inflation liée notamment aux sanctions, celles-ci sont en recul de 7% à 10%.

Les effets psychologiques auront également des répercussions, dont l’ampleur est difficile à estimer. Après la guerre en Afghanistan (1979-1989), ajoute Sergei Zakharov, de nombreux soldats soviétiques étaient psychologiquement incapables de travailler, d’étudier et de fonder une famille. Le démographe russe évoque également une augmentation des violences domestiques, la consommation d’alcool et de drogues ainsi qu’une solitude accrue des jeunes femmes, dans un “marché matrimonial” en tension.

“Les conséquences pour la démographie russe seront catastrophiques.”

Sergei Zakharov, démographe à l’Institut d’études appliquées de Nantes

à franceinfo

La crise, enfin, devrait handicaper la mise en place de politiques familiales, dans une économie orientée vers la guerre. Les sanctions auront également des conséquences “sur le financement des équipements publics (hôpitaux, établissements de santé…), délaissés au bénéfice des équipements militaires”, souligne Alain Blum. La guerre a déjà commencé à produire des effets fin novembre, mais il faudra attendre le 10 janvier pour disposer de données sur le mois de décembre, explique Alexei Raksha.

Les conséquences sur l’espérance de vie, elles, restent difficiles à anticiper, d’autant que la pandémie de Covid-19 est passée par là. “En 2020-2021, la Russie a perdu plusieurs années en termes d’espérance de vie, avec un million de décès en excès, et c’est bien plus que la majorité des autres pays”, poursuit Sergei Zakharov.

A terme, seuls des flux d’immigration importants pourraient permettre à la population de croître. Les flux d’Asie centrale (Tadjikistan, Ouzbékistan…) ont permis d’atténuer la baisse de la population, avec quelques centaines de milliers de personnes en solde positif. Cette immigration, toutefois, est fortement dépendante de la situation économique.

Quid d’une Russie qui perd en attractivité, alors que la pays connaissait déjà une pénurie de main d’œuvre avant la guerre ? Et de futures réparations en faveur de l’Ukraine ? “Personne ne peut prédire cette évolution pendant le déclin catastrophique d’une économie orientée vers la guerre”, prévient Sergei Zakharov. La prochaine publication des données de Rosstat, en février 2023, sera suivie de près par les chercheurs et les décideurs politiques.

Enfin, la mobilisation a avalé 300 000 personnes, voire davantage, selon certaines ONG. Avec pour conséquence une “réduction importante de la population active en âge de travailler dans les grandes villes”, commente Natalya Zubarevich, chercheuse à l’université d’Etat de Moscou, dans un entretien au média d’investigation Agentstvo (en langue russe). Un tiers des entreprises industrielles sont désormais confrontées à une pénurie de main d’œuvre, selon une enquête de l’institut Gaidar (en anglais) de Moscou. De nouvelles vagues de mobilisation pourraient encore aggraver la situation.

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