Grève du 5 décembre : Pourquoi la mobilisation qui s’annonce semble différente de celle de 1995 – 20 Minutes

Une manifestation en 1995 à Paris. — STF / AFP
  • Jeudi 5 décembre, la grève reconductible contre la réforme des retraites devrait être très suivie dans les transports et les écoles. 
  • Pour beaucoup, cette mobilisation sociale ressemble à celle de décembre 1995. 
  • Mais le contexte social, politique, syndical et même les modes de transports de 2019 sont fort différents de ceux de 1995. 

Et si ça repartait comme en 1995 ? Dans les conversations privées comme dans les médias revient de plus en plus l’évocation de cette grande mobilisation sociale de l’ère Juppé. Trois semaines de marche dans le froid, d’embouteillages monstres, de France à l’arrêt, de manifestations contre la réforme des retraites… Si certains parallèles sautent aux yeux, en réalité beaucoup de différences sont à noter entre les deux contextes politiques, sociaux et syndicaux.

Plus de possibilités pratiques

D’abord, détail de taille, la France a eu le temps cette fois-ci d’anticiper et de s’organiser. Depuis plus d’un mois, la SNCF et la RATP avaient annoncé une grève reconductible à partir du 5 décembre. En 1995, le plan Juppé est présenté le 14 novembre et les manifestations débutent le 24 novembre. Par ailleurs, le souvenir (pour certains !) de cette grève de trois semaines de 1995 en a motivés plus d’un à prendre les devants. Certaines administrations, hôpitaux, entreprises ont ainsi incité leurs collaborateurs à télétravailler, possibilité qui n’existait pas en 1995.

Quant aux transports, notamment dans les grandes villes, les alternatives au métro, bus et train se sont multipliées en vingt-cinq ans : vélos personnels, Vélib’, vélos électriques, scooters électriques, covoiturage, trottinettes électriques, VTC… Et un changement qu’on aurait tendance à oublier pourrait faciliter la vie de certains (du moins pour jeudi). « Depuis 1995, la réforme des 35 heures fait que certains bénéficient de RTT, souligne Stéphane Sirot, sociologue des mouvements sociaux. Les travailleurs peuvent plus aisément qu’en 1995 contourner la grève ponctuelle. » Avec deux grandes limites, comme le souligne ce sociologue. « Si le mouvement s’installe dans la durée, il deviendra beaucoup plus gênant et le télétravail reste confiné à certaines catégories socio-professionnelles, type cadres. »

Une réforme plus large et pas encore écrite

Sur le fond, également, les réformes s’attaquent aux retraites, certes, mais pas de la même façon. « Cette année, le gouvernement veut mettre en place une réforme systémique, quelque chose qui va toucher tout le monde, avec un projet ambitieux avec la retraite à points, explique Dominique Andolfatto, professeur de science politique à l’université de Bourgogne. En 1995, les régimes spéciaux et les fonctionnaires étaient dans le viseur. Le privé restait donc à l’écart. » Autre différence : le projet de loi n’est pas encore écrit, même si certains principes sont connus. Ce qui laisse une porte ouverte aux négociations. « En 1995, le mouvement s’était confronté à un pouvoir qui campait sur une position très rigide, qui refusait toute forme de négociation, rappelle Stéphane Sirot. Là, on a un contexte politique où l’exécutif laisse penser qu’il pourrait aménager cette réforme. »

Une colère plus vaste

« En 1995, le mouvement était centré sur les cheminots, car parallèlement à la réforme des retraites et à celle de la Sécurité sociale, il y avait aussi un projet d’un nouveau contrat de plan pour la SNCF, complète l’enseignant. Les cheminots étaient doublement en colère. Cette année, les cheminots sont dans le mouvement, mais moins dans le monopole. La RATP, l’hôpital, les enseignants sont très en colère. On sent qu’un mécontentement plus latent trouve l’occasion de s’exprimer. » Il n’y a donc pas un seul sujet de colère, mais plusieurs. Certains enseignants manifesteront pour demander plus de moyens pour l’école, d’autres contre la réforme du bac. Certains hospitaliers, en grève depuis mars 2019 réclament de leur côté davantage de lits, d’effectifs et une hausse des salaires.

Ce qui se lit d’ailleurs dans le sondage paradoxal de l’Ifop paru dans le dernier JDD : 76 % des Français se disent très largement favorables à une réforme du système de retraite… mais 36 % font confiance au gouvernement pour la mener. « Aujourd’hui ce mouvement s’inscrit dans un contexte de contestation diffuse et quasi permanente, éclaire Stéphane Sirot. Depuis l’élection de Macron, et même un peu avant, on a vécu dès 2016 une séquence contre la loi El Khomri, en 2017 contre les ordonnances Macron, en 2018, on assiste à des mouvements sociaux dans les prisons, dans les Ehpad, puis les gilets jaunes. Ces longues protestations sectorielles qui ne cessent de se succéder expriment un malaise évident du monde du travail. »

Un contexte politique très différent

Le contexte politique n’est évidemment pas le même. Question de timing d’abord, en 1995, Jacques Chirac est élu depuis seulement six mois. En 2019, Emmanuel Macron se retrouve pile au milieu de son quinquennat. « Le mouvement de novembre 1995 est déclenché juste après l’annonce de l’abandon de la politique de fracture sociale sur laquelle il avait été élu, précise l’historien. Les mesures apparaissaient en contradiction avec les promesses de campagne. Alors qu’aujourd’hui, l’idée d’une réforme des retraites était annoncée. Un contexte qui peut être un peu plus propice à la recherche de compromis. »

En revanche, la colère est clairement dirigée non pas contre une loi, mais contre une personne. « Cette année, un des carburants de la mobilisation, c’est une hostilité vis-à-vis du pouvoir et du président, reprend Dominique Andolfatto. En 1995, Chirac était épargné. D’ailleurs, les manifestants parlaient d’une opposition au “plan Juppé”. » Un désaveu du président, qui s’est entendu dans les cortèges des gilets jaunes. « On sent un rejet d’un président d’un type nouveau, avec des formules prises pour du mépris. Alors qu’Edouard Philippe est relativement épargné », résume le spécialiste.

Pour Stéphane Sirot, la fragilité de Macron, c’est aussi qu’il ne peut pas s’appuyer sur un parti puissant, sur d’autres ministres qui ont la carrure pour porter la contradiction. « Ce qui reporte sur le président et le Premier ministre la totalité du poids des responsabilités. Alors que Chirac et Juppé avaient le RPR derrière et des élus locaux. LREM n’irrigue pas le territoire et la population, ce qui est un vrai problème, quand on fait face à une contestation. »

Des syndicats moins forts

En 1995, les syndicats étaient à l’origine de la contestation. « Cette fois-ci, on a le sentiment qu’ils sont un peu poussés à agir par des événements extérieurs, analyse Dominique Andolfatto. Ils ont perdu le leadership de la contestation sociale avec les gilets jaunes. Par ailleurs, on a vu dans certaines entreprises la base se mobiliser contre la réforme des retraites, avec le droit de retrait des cheminots, des mouvements spontanés de salariés. » Notamment dans les urgences, où ce sont les petites mains, infirmières, aides-soignants, brancardiers qui ont monté et mené la contestation sans syndicat.

« Entre 1995 et 2019, on a vu une poursuite de la désyndicalisation et même une défiance entre monde du travail et syndicats, assure Stéphane Sirot, historien et sociologue du syndicalisme. On le voit dans l’abstention massive aux dernières élections professionnelles [en 2017, 42.8 % des inscrits ont voté]. Un aspect qui peut modifier la physionomie du mouvement. Car les syndicats pourraient avoir plus de mal à le maîtriser. D’ailleurs, les appels à des grèves reconductibles ne se faisaient plus depuis une quinzaine d’années et les syndicats ont suivi la demande de la base. »

Perte de confiance, de visibilité aussi avec le mouvement inédit des gilets jaunes qui les a court-circuités, les syndicats ont aussi connu une série d’échecs. « Décembre 1995, c’est le dernier grand mouvement social de travailleurs qui l’a emporté, synthétise Stéphane Sirot, professeur d’histoire à Cergy-Pontoise. Le 15 décembre 1995, après trois semaines de grèves, Alain Juppé renonce à la réforme des retraites. Alors qu’en 2003, la mobilisation ne fait pas plier Fillon et Chirac, en octobre 2010 des millions de Français manifestent contre la retraite à 62 ans, mais Sarkozy ne cède pas. « Pour les organisations syndicales, une défaite de plus ce serait tragique », résume Stéphane Sirot.

1 partage

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *