Gérald Darmanin au JDD : “Je veux peser” – Le Journal du dimanche

Il a choisi son moment. Réélu samedi maire de Tourcoing (après avoir remporté la municipale au premier tour le 15 mars, avec 60,9 % des voix),  Gérald Darmanin entend s’affirmer en poids lourd de la majorité. Seul ministre d’Emmanuel Macron à diriger une grande ville – “une ville populaire”, précise-t-il toujours –, il est aussi désormais l’unique exception à la règle fixée par le chef de l’État et le Premier ministre pour interdire le cumul d’une fonction gouvernementale avec un mandat exécutif local. “S’ils ne l’avaient pas autorisé à cumuler, il était prêt à quitter Bercy en attendant son heure”, confie un de ses proches. Mais Macron et Philippe pouvaient-ils se passer de lui quand le gouvernement semble à bout de souffle, la majorité parlementaire tiraillée et le parti présidentiel fantomatique? Sans doute pas, et ce début de rapport de force l’autorise à une certaine liberté de ton.

“Il faut que nous parlions plus au peuple”, lançait-il voici un an dans Le Point, comme un avertissement. La crise des Gilets jaunes et maintenant l’épidémie de Covid-19 l’ont convaincu qu’il y avait urgence. “Il faut une politique pour le peuple”, renchérit Darmanin dans le long entretien qu’il a accordé au JDD. Ce qu’il propose ? Donner la priorité à la réduction des inégalités en réinventant la participation, idée généreuse du général de Gaulle laissée en jachère depuis un demi-siècle et propre selon lui à “recoudre le tissu social”.

Bien qu’il assure s’inscrire dans la continuité de l’action d’Édouard Philippe, le ministre des Comptes publics sera forcément soupçonné de se poser en alternative, à l’heure où les spéculations reprennent sur un éventuel changement de gouvernement. Au minimum, son offensive ressemble à une offre de service : pour un grand ministère incluant l’Économie ou un autre consacré aux réformes sociales. Comment éviter qu’à la crise sanitaire et au désastre économique s’ajoute bientôt une crise politique? Darmanin veut ouvrir le débat. En songeant sans doute que si Macron décidait de tourner une page après le second tour des municipales (désormais fixé au 28 juin), il pourrait être, lui, l’homme d’un nouveau chapitre.

Le conseil municipal de Tourcoing vous a réélu samedi à sa tête. Allez-vous devoir choisir entre votre mairie et votre ministère?
Je tiendrai ma parole car je m’étais engagé auprès des Tourquennois à être leur maire si j’étais élu. Ils m’ont élu au premier tour. Le président de la République et le Premier ministre m’avaient autorisé à être ministre et candidat. Ils m’ont autorisé, pendant un temps et vu les circonstances exceptionnelles, à exercer mes deux fonctions. Mais sans cumuler les rémunérations : je ne toucherai pas l’indemnité de maire.

Maire et ministre, n’est-ce pas deux métiers à temps plein?
Mon ADN, c’est d’être un élu local, “à portée d’engueulade”, a fortiori dans une grande ville populaire. Outre la confiance du Président et du Premier ministre, c’est là que je puise ma légitimité, et aussi ma connaissance concrète de bien des sujets que j’ai à traiter comme ministre. Quand je parle du pouvoir d’achat des Français, de leurs difficultés, je sais ce que ça veut dire…

Si s’endetter n’est jamais une bonne nouvelle, il fallait le faire pour éviter la faillite générale et le chômage de masse

Ces “circonstances exceptionnelles”, c’est l’épidémie. Tout l’argent que l’État mobilise face à cette crise, qui va le payer?
Confronté à une situation sanitaire mais aussi économique et sociale gravissime, le gouvernement a répondu par des moyens exceptionnels. Peu de pays au monde ont fait autant que nous : l’État a assuré les salaires de millions de Français, sauvé les indépendants, reporté impôts et charges des entreprises à hauteur de dizaines de milliards d’euros… Tout cela a un coût. Nous le payons en empruntant. Mais à des taux très faibles, car la France a retrouvé sa crédibilité sur les marchés financiers grâce à nos efforts précédents. Si s’endetter n’est jamais une bonne nouvelle, il fallait le faire pour éviter la faillite générale et le chômage de masse. C’était la bonne décision.

Mais toute dette doit être remboursée, non?
Oui. Mais il y a trois façons de rembourser. Augmenter les impôts ; pour nous, ce n’est pas une option, car ce serait décourager le travail et l’activité économique. Baisser drastiquement les dépenses publiques ; ce ne serait pas raisonnable, on voit bien que l’hôpital public, par exemple, a des besoins massifs. Ou alors faire le choix de la croissance, car la richesse crée de la richesse. C’est le pari que nous faisons : faire confiance aux entreprises et aux salariés.

Ne pas augmenter les impôts alors que le pays est menacé d'”écroulement”, comme l’a dit Édouard Philippe, c’est vraiment possible?
C’est indispensable. C’est ce que nous avons fait depuis trois ans, et ça a marché. Grâce aux réformes souhaitées par le Président comme celle de la fiscalité du capital et du travail, nous avons libéré l’activité, recréé les emplois, fait reculer le chômage. Avant le Covid, notre croissance était supérieure à la moyenne européenne et notre taux de chômage le plus bas depuis 2008. Quand la crise sera passée, ces mêmes réformes nous permettront de rebondir plus vite que nos voisins.

S’il s’agit de régler la question d’une façon jacobine et centralisée, ce débat est dépassé

Quand Emmanuel Macron disait : “Il n’y a pas d’argent magique”, ce n’était donc pas tout à fait vrai. Si la situation l’exige, on trouve des moyens…
Quand toute la planète est touchée au même moment par un phénomène imprévisible, oui, ça oblige les gouvernements à trouver des solutions inédites, mais ça reste de l’endettement. Ce que nous vivons était inimaginable : pour la première fois dans l’histoire, les hommes ont arrêté l’économie pour sauver des vies. C’est un progrès de civilisation. Ces événements nous ont conduits à lever les règles budgétaires. Mais cela ne doit pas nous rendre irresponsables. Au contraire : notre endettement est double, car à la dette budgétaire s’ajoute la dette écologique. Nous ne pouvons plus faire semblant de l’ignorer… ni le léguer lâchement aux générations futures.

Et travailler davantage, est-ce une option? Le Medef semble vouloir revenir sur les 35 heures…
S’il s’agit de régler la question d’une façon jacobine et centralisée, ce débat est dépassé : les ordonnances portées par Muriel Pénicaud ont justement réformé le droit du travail pour qu’on ne décide plus d’en haut, uniformément, quel doit être le temps de travail dans les entreprises – ça peut se décider dans l’entreprise, avec les salariés. De même qu’une augmentation généralisée des salaires décrétée par l’État n’aboutirait qu’à détruire des emplois. Notre ligne a toujours été celle de l’émancipation par le travail. Donc la vraie question, c’est celle du pouvoir d’achat, de la condition de vie du salarié. L’État a donné des réponses avec la prime d’activité (100 euros de plus par mois pour chaque salarié payé au smic), la suppression des cotisations et de la taxe d’habitation, la baisse de l’impôt sur le revenu. On peut aller plus loin.

Quelle est votre idée?
Il est temps de ressusciter la grande idée gaulliste de la participation : les salariés deviennent actionnaires de leur entreprise, ils perçoivent leur part sur les bénéfices qu’elle réalise et ils augmentent leur pouvoir d’achat, en plus de leurs salaires, par l’intéressement. L’actionnariat salarié existe, je propose de le généraliser, de le simplifier et de l’étendre : en versant aux salariés des montants importants, et non plus symboliques ; en raccourcissant le délai pour en bénéficier, en simplifiant encore le régime fiscal. Dans un monde en crise, le partage des richesses est un enjeu essentiel. L’association capital-travail est une solution pour répondre à la lutte des classes sociales que l’on voit resurgir.

La participation ne coûterait pas un euro aux finances publiques ; pour le ministre que je suis, c’est un énorme avantage

Emmanuel Macron est-il d’accord?
Je lui en ai parlé, ainsi qu’au Premier ministre, et c’est cohérent avec ce que nous avons porté avec Bruno Le Maire dans la loi Pacte [plan d’action pour la croissance et la transformation de l’entreprise]. J’ai adhéré à 17 ans à un parti qui se réclamait du gaullisme, je n’ai pas changé d’avis. Cette belle idée n’a jamais été complètement mise en œuvre. Elle permettrait de réconcilier les Français avec l’entreprise, et de reconnaître en les rémunérant mieux l’utilité sociale de ceux qui sont “en première ligne”, comme dit le président de la République : le routier, la caissière, le livreur.

Cohérente avec votre politique peut-être, mais hors de votre domaine ministériel. Est-ce une offre de service pour obtenir d’autres responsabilités?
Je fais de la politique pour défendre des idées, débattre, trouver des solutions pour servir mon pays. La participation ne coûterait pas un euro aux finances publiques ; pour le ministre que je suis, c’est un énorme avantage. Comme élu d’une ville populaire, je sais qu’elle aiderait beaucoup de salariés modestes qui doutent de leur rôle dans la société. Entre le capitalisme débridé et l’économie administrée, c’est une troisième voie à laquelle je crois.

Le patronat et les investisseurs peuvent-ils se laisser convaincre, dès lors qu’ils seraient privés d’une partie de leurs profits?
Notre rôle n’est pas de contenter le patronat. Le gouvernement respecte les entrepreneurs, nos mesures l’ont prouvé. Mais la question sociale est primordiale. La crise des Gilets Jaunes et l’épidémie de Covid ont mis en lumière des fractures béantes qu’on ne voulait pas voir : entre la femme de ménage qui doit être sur place à l’aube et l’employé qui télétravaille de sa maison de campagne, entre le cadre supérieur qui est assuré de garder son emploi et l’indépendant qui se demande comment finir le mois, entre le routier toute la semaine sur les routes pour assurer les livraisons alimentaires et le cadre qui parle trois langues, a une bibliothèque bien garnie et peut aider ses enfants à faire leurs devoirs… La participation peut contribuer à recoudre ce tissu social très mité. C’est un antidote contre les extrémistes, qui ruineraient le pays s’ils étaient au pouvoir, les plus pauvres en premier lieu.

La question n’est pas de savoir dans quelle case nos réponses à la crise doivent s’inscrire : il faut mener une politique pour le peuple, réparer les inégalités sociales

Est-ce une feuille de route pour ce fameux “acte II” du quinquennat, que l’on n’a toujours pas vu?
J’entends certains se demander si notre politique est assez à gauche, assez à droite, s’il faut en changer… Pour moi qui me suis engagé pour Philippe Séguin et son gaullisme social, et qui ai voté pour Jean-Pierre Chevènement au premier tour de la présidentielle en 2002, la question n’est pas de savoir dans quelle case nos réponses à la crise doivent s’inscrire : il faut mener une politique pour le peuple, réparer les inégalités sociales. C’est pour cela que j’ai rejoint Emmanuel Macron et je crois dur comme fer qu’il peut le faire. Le Président croit au dépassement des clivages politiques obsolètes et veut réparer la France.

Ce n’est pas l’image que beaucoup de Français semblent avoir de lui…
C’est injuste. Qu’on juge notre politique : contre le chômage, pour l’accès à la santé et à l’éducation, sur le pouvoir d’achat des plus défavorisés, nous avons énormément avancé. Nous n’avons pas tout réussi et le temps nous a manqué, mais nous avons eu des résultats concrets, visibles. Si je suis réélu au premier tour à Tourcoing, c’est sans doute que les habitants m’apprécient ; mais j’y vois aussi une marque de soutien à la politique du gouvernement que je représente. Les gens nous disent : “C’est dur, mais ne lâchez pas.”

N’ambitionnez-vous pas de contribuer à cette politique à une autre place? Le ministre du Budget applique une politique, il ne la conduit pas…
Ne me prenez pas pour un enfant gâté. Oui, je veux peser davantage sur nos choix, défendre mes convictions : le Président a encouragé les ministres à “faire de la politique”, à se présenter aux élections, je l’ai écouté. Mais le petit-fils d’immigré, le fils de femme de ménage que je suis serait indigne de ses responsabilités si, par un mouvement d’humeur ou de fatigue, il oubliait la chance qu’il a de servir son pays. Je ferai ce que le Président me dira de faire. Je veux continuer à travailler avec lui pour réparer notre pays. En tout cas, mon engagement auprès de lui restera entier, quelles que soient mes fonctions au sein du gouvernement ou en dehors.

Dans cette crise, Mme Le Pen ne montre pas ses compétences mais son déshonneur avec ses attaques indignes

Et avec ce Premier ministre aussi?
C’est une chance de travailler en confiance avec Édouard Philippe, qui est un grand Premier ministre.

Il se dit beaucoup que les relations se tendent entre lui et Emmanuel Macron…
Je ne l’ai pas constaté et, pour tout vous dire, je n’en crois pas un mot. Je crois être bien placé pour vous dire que le rapport de confiance entre eux est intact dans l’exercice du pouvoir.

Dans le JDD de la semaine dernière, Xavier Bertrand invoquait comme vous le général de Gaulle en estimant qu'”un chef doit mener son pays d’une main ferme sans se préoccuper de sa popularité”. Certains y ont vu un portrait en creux d’Emmanuel Macron. C’est votre cas?
Pas du tout. Si Emmanuel Macron était obsédé par sa popularité, il n’aurait pas conduit les réformes courageuses qui ont été faites – et que nous allons poursuivre. Xavier Bertrand est un bon président de Région, et je n’oublie pas que nous avons battu ensemble Marine Le Pen dans notre belle terre du Nord. Il a toute mon amitié personnelle mais nous avons fait des choix politiques nationaux différents.

On a coutume de dire que les crises profitent à l’extrême droite ; le Rassemblement national peut-il tirer parti de l’épidémie?
Il est trop tôt pour savoir ce que pensent les Français. Dans cette crise, Mme Le Pen ne montre pas ses compétences mais son déshonneur avec ses attaques indignes. Je me réjouis chaque jour qu’elle ne soit pas au pouvoir. C’est aussi pour l’empêcher d’y parvenir que je mobilise mes forces, et mes idées.

Vous évoquiez les débats internes à la majorité. Les écologistes y auraient-ils leur place?
Il y en a déjà, et toute personne qui veut aider la France à aller mieux est la bienvenue. Je me méfie cependant de l’écologie par idéologie : ça donne la taxe carbone… Là encore je pense que l’écologie, priorité des priorités, sera populaire ou ne sera pas. On ne peut rien faire sans le peuple.

Leave a Reply

Discover more from Ultimatepocket

Subscribe now to keep reading and get access to the full archive.

Continue reading