François Kraus: «Éric Zemmour n’est pas une bulle médiatique» – Le Figaro

FIGAROVOX/ENTRETIEN – L’institut Ifop publie une étude sur les motivations d’un potentiel vote en faveur d’Éric Zemmour. Selon son auteur le phénomène prend racine dans une société française profondément acquise à ses thématiques.

François Kraus est directeur du Pôle Politique et Actualités de l’Ifop. Il publie l’étude Ifop pour la revue Le DDV (Le Droit de Vivre) – Licra: «Observatoire du zemmourisme» . Son compte Twitter: @françois_kraus .


FIGAROVOX. – Votre étude se veut être un «observatoire du zemmourisme»… Qu’est-ce que le «zemmourisme» ?

François KRAUS. – Si la notion de «zemmourisation des esprits» est déjà ancienne – Jean-Christophe Cambadélis la maniait déjà en 2014 pour dénoncer l’influence des thèses du polémiste lors de la la sortie du Suicide français –, il est vrai que le «zemmourisme» est un concept récent dans la mesure où pour que son usage ait un sens, un courant de pensée (ex : gaullisme, lepénisme, souverainisme…) doit reposer non seulement sur des idées mais aussi des potentiels électeurs. Or, depuis que sa qualification au second tour est considérée comme quelque chose de l’ordre du possible, les thèses portées par le polémiste ne peuvent plus être réduites au seul champ intellectuel. Au regard des millions de suffrages que l’éditorialiste parait en mesure de cristalliser sur son nom, il incarne un courant politique qui peut être intégré au champ de l’analyse électorale ou, pour être plus juste, pré-électorale.

Après, si l’on devait en résumer les grands contours, le recours à la typologie des droites chère au grand René Remond peut s’avérer intéressant : le «zemmourisme» forme à mes yeux un syncrétisme ambitieux des «trois droites» remondiennes en combinant à la fois l’autoritarisme de la tradition bonapartiste sur les enjeux régaliens, le libéralisme économique de l’orléanisme et le conservatisme culturel de la droite légitimiste. Certes, cette tentative de synthèse des droites n’est pas nouvelle dans la course à l’Élysee : on la retrouvait déjà en 2017 dans le «fillonisme» tel qu’il a pu s’incarner des primaires LR au meeting du Trocadéro. Mais à l’époque le candidat LR se distinguait plus par sa radicalité sur les questions économiques que régaliennes.

La dynamique sondagière en faveur d’Éric Zemmour est très forte. Est-ce une bulle ou un phénomène déjà ancré ?

L’exceptionnelle ascension sondagière d’Éric Zemmour a provoqué une valse de critiques sur la fiabilité des sondages d’intentions de vote au point de faire l’objet de dossiers parfois très techniques dans des grands médias de gauche comme Le Monde[1] ou Libération[2] . La conclusion en était souvent que les sondages sont des instruments de mesure très faillibles, voir que la dynamique zemmourienne n’est qu’une «bulle sondagière» reposant sur des échantillons trop petits et un niveau d’indécision encore trop fort.

Face à ces critiques sur la fiabilité du «thermomètre», la LICRA a voulu savoir ce qu’il en était vraiment de cette montée des idées et des candidats «nationalistes», sachant que l’association antiraciste souhaite regarder le phénomène en face et éviter de se retrouver dans la même situation de déni que l’établissement démocrate et la plupart des médias progressistes ont adopté en 2016 face à la montée du Trumpisme.

au regard des « marges d’erreurs » inhérentes aux échantillons de cette taille (+/- 1,5 point), l’ex journaliste du Figaro (16 %) talonne désormais Marine Le Pen (17 %) de suffisamment près pour que la question de sa qualification au second tour se pose sérieusement et ceci, y compris dans l’hypothèse – pourtant la plus difficile pour l’auteur du Suicide français – où Xavier Bertrand (15 %) serait le candidat LR.

François Kraus

Afin de pouvoir évaluer sur des bases solides l’ampleur, le profil et les motivations de ses électeurs, l’Ifop a donc constitué un dispositif d’étude exceptionnel reposant sur le plus gros échantillon – 4500 électeurs, soit cinq fois plus que pour les échantillons habituels – mis en place depuis que le polémiste est testé dans des sondages d’intentions de vote.

Or, force est de constater que ce dispositif d’étude confirme le constat de Frédéric Dabi selon lequel le polémiste serait aujourd’hui à «la porte d’entrée du second tour ». En effet, au regard des «marges d’erreurs» inhérentes aux échantillons de cette taille (+/- 1,5 point), l’ex journaliste du Figaro (16 %) talonne désormais Marine Le Pen (17 %) de suffisamment près pour que la question de sa qualification au second tour se pose sérieusement et ceci, y compris dans l’hypothèse – pourtant la plus difficile pour l’auteur du Suicide français – où Xavier Bertrand (15 %) serait le candidat LR.

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En quelques semaines, l’essayiste est donc parvenu à s’élever à un niveau d’intentions de vote qui ne le qualifie pas pour l’heure au second tour mais qui rend sa qualification de l’ordre du possible. Et sa dynamique ne repose pas sur du vent. À mon avis, elle tient surtout à sa capacité à occuper l’espace lié à l’absence de leadership pour les électeurs LR – dépourvus de candidat jusqu’au congrès du 4 décembre – mais aussi pour les électeurs RN qui, rejetant le recentrage opéré par Marine Le Pen, peuvent voir dans l’essayiste un moyen de «remplacer» une cheffe qui l’aurait été probablement après 2017 s’il y avait une démocratie interne au RN.

Si la phase de cristallisation du vote est encore loin, force est de constater que l’« électorat Zemmour » n’est pas un phénomène « gazeux » mais bien un électorat en phase de structuration avancée.

François Kraus

Pour un candidat présent dans la course à la présidentielle depuis aussi peu de temps, le faible niveau d’indécision de ses électeurs contredit par ailleurs la thèse selon laquelle sa candidature ne serait qu’une «bulle sondagière» car «les personnes interrogées [seraient] encore très incertaines en ce qui concerne (…) le choix de leur candidat·e» [3].

En effet, alors même qu’Éric Zemmour n’a pas encore officiellement annoncé sa candidature, son électorat apparaît aussi «ferme» (64 %) que les électorats Mélenchon (63 %) ou Macron (66 %) et largement plus «solide» que ce que l’Ifop peut observer pour des candidats de gauche pourtant officiellement investis par leur parti comme Anne Hidalgo (43%) ou Yannick Jadot (44 %). Et plus largement, on observe que le niveau de certitude du choix de l’ensemble des électeurs à six mois du scrutin est déjà très similaire (60 % en moyenne) à ce que l’on observait en 2017 une fois les candidats PS et LR investis (56 % fin janvier).

Ainsi, si la phase de cristallisation du vote est encore loin, force est de constater que l’«électorat Zemmour» n’est pas un phénomène «gazeux» mais bien un électorat en phase de structuration avancée. Après, il est évident que tous les sondages d’intention de vote doivent être à relativiser quand on est aussi loin du scrutin et que l’offre finale n’est toujours pas fixée. Mais au regard des données issues de cette grande enquête, elle apparaît beaucoup trop forte et solide pour être réduite à une simple «construction médiatico-sondagière».

La campagne présidentielle ne s’articule pas pour l’instant sur des enjeux comme l’environnement ou le pouvoir d’achat mais sur des thématiques qui font le lit du zemmourisme.

François Kraus

Quelles thématiques intéressent son électorat potentiel ? L’opinion est-elle aujourd’hui majoritairement favorable à ces questions ?

Disons que pour un amateur d’Antonio Gramsci et de la théorie de «l’hégémonie culturelle» selon laquelle il faut d’abord avoir gagné la bataille des idées pour l’emporter dans les urnes, Éric Zemmour se lance dans un climat d’opinion des plus favorables aux thématiques qu’il laboure depuis des années.

Si on exclut les enjeux de santé qui ont été boostés par la crise sanitaire, on constate que trois des cinq principaux enjeux qui vont déterminer le vote des Français sont des thématiques chères au polémiste, à savoir la lutte contre l’insécurité (2e à 74%), le terrorisme (3e, à 74 %) et l’immigration (6e, à 60 %). Et à chaque fois, ces thèmes sont amenés à jouer un rôle plus important en 2022 que lors du précédent scrutin. L’importance accordée par les électeurs à la lutte contre l’insécurité est en effet nettement plus forte aujourd’hui (74 %) qu’il y a cinq ans (56 %), tout comme celle qu’ils accordent à l’immigration clandestine : 60 % des votants déclarent que ce thème sera déterminant dans leur vote, contre 50 % en 2017. Bref, contrairement à ce qu’on peut parfois lire, cette campagne ne s’articule pas pour l’instant sur des enjeux comme l’environnement ou le pouvoir d’achat mais sur des thématiques qui font le lit du zemmourisme.

L’analyse des motivations des électeurs zémouriens renvoie quant à elle l’image d’un électorat « identitaire, conservateur et libéral », en rupture avec un électorat Le Pen qu’on pourrait presque qualifier d’électorat “identitaire, social et libertaire” au regard de ses positions sur les questions de société et de protection sociale.

Le plus surprenant est que la dynamique Zemmour « gauchise » l’électorat Le Pen sur des questions de société comme la protection de l’environnement, la défense du droit des femmes ou la lutte contre la haine envers les homosexuels.

François Kraus

En effet, si les deux électorats «national-populistes» se caractérisent tous les deux par une sensibilité très forte aux questions d’insécurité, de terrorisme ou d’immigration, l’«électorat Zemmour» se montre encore plus polarisé par les thématiques identitaires et régaliennes. Les questions économiques et sociales, comme la lutte contre le chômage ou le relèvement du pouvoir d’achat, sont par contre beaucoup moins présentes dans les motivations de l’électorat zemmourien que dans un électorat lepéniste dont la «prolétarisation»[4], déjà observée en 2017 atteint désormais des sommets.

Mais le plus surprenant est que la dynamique Zemmour «gauchise» l’électorat Le Pen sur des questions de société comme la protection de l’environnement, la défense du droit des femmes ou la lutte contre la haine envers les homosexuels. En effet, les électeurs lepénistes sont ainsi ceux qui, après les écologistes, vont le plus déterminer leur vote en fonction de «la défense des droits des femmes et la lutte contre le sexisme» (à 53 %, contre 41 % dans l’électorat d’Éric Zemmour). En siphonnant les électeurs lepénistes les plus «maréchalistes», Zemmour donne ainsi à ce qui reste d’électeurs Le Pen un profil de «gauche» non seulement sur les questions économiques mais aussi sur les questions de société qui y était déjà perceptible lors du débat sur le mariage pour tous. En cela, cette enquête donnera du grain à moudre aux politistes qui défendent depuis des années la thèse du «gaucho-lepénisme».

S’il se présente, peut-on imaginer qu’il devienne le candidat des électeurs LR et RN ?

C’est la question à 100 000 euros ! Disons qu’en l’état, il apparaît comme un candidat au «carrefour des droites», captant la frange populaire de la droite classique et les couches supérieures du lepenisme.

En effet, l’analyse des transferts de voix de l’électorat filloniste (2017) en faveur d’Éric Zemmour montre que si ce dernier capte un quart des anciens électeurs de François Fillon (24 %), il attire davantage ceux appartenant aux catégories populaires (29 %) que des cadres et professions intellectuelles supérieures (23 %) aujourd’hui tout aussi attirés par la candidature Macron (23 %). A l’inverse, chez les ex électeurs de Marine Le Pen en 2017 – dont il capterait au global 28 % des voix –, il attire aujourd’hui deux fous de suffrages chez les CSP (36 %) que chez les ouvriers (16 %). En effet, compte-tenu du positionnement plus libéral du journaliste sur les questions économiques, Éric Zemmour ne parvient pas à capter la frange la plus populaire du lepénisme : l’ex- présidente du RN parvenant à conserver dans son giron l’essentiel de ses ex-électeurs ouvriers (74 %) ou employés (71 %).

Ainsi, si ces résultats vont plutôt dans le sens du constat de ceux qui pensent qu’il peut constituer «une sorte de pont relié à deux rives, celle de la droite et celle du RN », ils montrent que sa force d’attraction est loin d’être homogène dans toutes les catégories d’électeurs de droite. Tout l’avenir du zemmourisme réside donc dans sa capacité à être autre chose qu’un noyau d’une droite pure rassemblant des électeurs à la fois sécuritaires, libéraux et conservateurs. Ce noyau-là est depuis longtemps trop réduit pour constituer une alternative crédible au macronisme.


[1] Bruno Cautrès, biais et disparités méthodologiques des «intentions de vote», Le Monde, 10 octobre 2021

[2] Alexandre Dézé, Michel Lejeune, «Le phénomène Éric Zemmour, une bulle sondagiere ?», Libération, 6 octobre 2021

[3] Alexandre Dézé, Michel Lejeune, «Le phénomène Éric Zemmour, une bulle sondagiere ?», Libération, 6 octobre 2021

[4]Jocelyn EVANS ET Gilles IVALDI, «Forces et faiblesses du FN», IN Elections 2017 : implosion et nouvelle donne, Revue Politique et Parlementaire, n°1083-1084, avril – septembre 2017.

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