ENTRETIEN. « Poutine a fait sortir le diable des frontières en Europe » selon cet expert militaire – Ouest-France

L’Amérique, depuis Obama, était concentrée sur son « pivot » vers l’Asie et sa compétition avec la Chine. Vladimir Poutine vient de rappeler l’Otan à ses fondamentaux : ​la défense du continent européen. Et voici donc le président américain Joe Biden qui fait le voyage à Bruxelles (Belgique), pour participer ce jeudi 24 mars 2022au sommet de l’Otan convoqué suite à l’invasion de l’Ukraine. Biden participera également au Conseil européen.

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Ce sommet de l’Otan, c’est le plus grave depuis des décennies ?

Oui. L’onde de choc de ce qui est en train de se passer en Ukraine est incommensurable. Tout est impacté. L’architecture de sécurité de l’Onu elle-même, à mon sens, a explosé.

On ne peut plus avoir un système à cinq membres permanents du Conseil de sécurité, avec un des cinq qui est un prédateur, menteur pathologique, et potentiellement un criminel de guerre. L’annexion de la Crimée, en 2014, posait déjà un problème majeur, pour un membre du Conseil de Sécurité (P5).

L’expert en stratégie militaire, Pierre Servent, auteur de Cinquante nuances de guerre (Robert Laffont). | ALEXANDRE MARCHI/L’EST REPUBLICAIN/MAXPPP

Les Américains, en Irak, ne se sont pas comportés non plus comme un membre équilibré du P5 ?

Oui, ils n’ont pas toujours été un membre vertueux, c’est certain. Mais remettre en cause la problématique des frontières en envahissant un pays limitrophe, en s’asseyant sur le Mémorandum de 1994 lors duquel les Russes avaient récupéré l’armement nucléaire de l’Ukraine et garantissaient avec les Américains et les Anglais les frontières, rend la structure onusienne intenable selon moi.

2022 risque d’être le printemps des séparatistes

Les frontières ne sont plus garanties ?

Après la chute du mur de Berlin, on avait eu un grand nombre de discussions sur la question des frontières. Les Hongrois voulaient récupérer les terres perdues de Transylvanie roumaine. On avait beaucoup œuvré pour éviter que la guerre ne reparte sur ces questions, même si on n’y était pas parvenu dans l’ex Yougoslavie.

Le mémorandum de 1994 allait dans ce sens de la stabilisation des frontières, puisque Moscou reconnaissait les frontières de l’Ukraine. Là, Poutine a fait sortir le diable de la boîte, le diable des frontières en Europe, et c’est un énorme problème.

Beaucoup, en Occident, ont fermé les deux yeux sur l’annexion de la Crimée…

Oui. J’ai beaucoup été interpellé depuis 2014 sur le thème : « la Crimée a toujours appartenu à la Russie ». C’est faux. La Crimée, avant d’être russe, a été ottomane, avec les Tatars. Kaliningrad, l’ancienne Konigsberg d’Emmanuel Kant, est une très vieille terre prussienne.

Alors, est-ce que les Allemands vont dire, aujourd’hui, on réclame Kaliningrad ? Ce qu’a fait Poutine, en 2014, on n’a pas voulu creuser, mais cela ouvre un processus très dangereux. Le printemps 2022 risque d’être le printemps des séparatistes.

Revenons à l’Otan : Vladimir Poutine l’a ressuscitée ?

C’est un tour de force de Poutine. La mort cérébrale de l’Otan, c’était un constat peut-être brutal, mais pas faux. Rappelez-vous du charmant Donald Trump disant que l’Otan était obsolète. Refusant de confirmer l’article 5 [qui stipule que si un pays de l’Otan est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte comme une attaque dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué].

On voyait bien avec l’affaire des sous-marins et l’accord entre Américains, Australiens et Britanniques, que l’intérêt était porté sur le Pacifique. On voyait bien que le pivot asiatique des Américains se concrétisait. Là, Poutine ramène les Américains en Europe, réveille l’Union européenne, secoue l’Allemagne.

L’Otan doit revenir aux fondamentaux, être une alliance politique unanime

Comment l’Otan doit-elle se réorienter ?

Elle doit revenir aux fondamentaux. Être une alliance politique qui fonctionne avec le principe de l’unanimité. Une alliance qui s’appuie sur une structure de défense solide et interopérable. L’Otan doit rester un organisme strictement défensif et se garder des aventures extra-européennes. Elle peut sortir de l’Europe pour faire de la formation, comme en Irak.

Le pilier européen de l’Otan doit s’affirmer pour aller vers une UE « puissance et défense ». Dans un monde dangereux, il faut jouer intelligemment sur les deux tableaux. Oublions les querelles sémantiques et soyons gaulliens. La meilleure définition du gaullisme est : un pragmatisme à principes…

Que peut-il se passer si un incident a lieu à la frontière d’un pays de l’Otan ?

S’il y a un incident dans un pays du flanc est, comme la Pologne, un pays balte ou la Roumanie, il faut savoir une chose. On parle beaucoup du canal Macron Poutine, mais il y a d’autres canaux, notamment entre militaires. Entre le général Burkhard, chef d’État-major des Armées en France, et son homologue russe le général Gerassimov.

Et il y en a aussi dans les services de renseignement. Parce que si un missile ou avion passe la frontière, ces canaux de discussions sont là pour vérifier quelles sont les intentions. S’il s’agit d’une erreur, ou si on part en guerre tout de suite.

Un engrenage vous semble possible ?

C’est difficile de parler sur ce sujet. Le point important, c’est la psychologie de Poutine aujourd’hui. Il est réellement dans une dimension messianique, de restauration de la grandeur tsariste. Il y a une part irrationnelle dans le fait de se sentir mandaté pour cette entreprise. Le réel devient moins important quand on est convaincu de porter une mission historique.

Au bout de 26 jours de guerre, on a à peine 12 % du territoire ukrainien qui est non pas occupé, mais mordu par l’ours russe. Les pertes semblent importantes. Il va renforcer son dispositif militaire dans les prochains jours, avec des chars plus modernes. Marqués de la lettre « O ».

Qui veut dire ?

On n’en sait rien. Un peu comme pour le « Z » ​au début. Mais cette information circule. Des combattants abkhazes sont arrivés du côté de Marioupol. S’il a besoin d’utiliser du chimique, il le fera. En brouillant les pistes. On ne le voit pas étendre le conflit, tant qu’il est dans cette dynamique.

Il faut rappeler que l’Otan, c’est trente pays, dont trois puissances nucléaires, et que pour ces trois pays, en budget annuel de dépenses militaires, on est autour de 850 milliards de dollars. La Russie, c’est 55 milliards. Il a peut-être pété un câble, mais il n’est pas complètement fou.

Si les Russes passent la frontière, ils ont trente pays en face d’eux

L’Otan doit-elle installer rapidement des bases permanentes en Europe centrale ?

Je ne pense pas. La présence est assez substantielle aujourd’hui, avec les mesures de réassurance, l’envoi de milliers de soldats américains, le dispositif maritime et la vigilance de tous les pays actuellement. C’est suffisamment dissuasif pour que les Russes comprennent que, le jour où ils passent la frontière, ils ont trente pays en face d’eux.

Trente pays soudés ?

Oui, tout le monde serra les coudes, y compris les Turcs.

La Turquie avait été très ambiguë durant la guerre en Syrie, Poutine la rapproche de l’Otan ?

À mon sens, oui. Les Turcs sont acheteurs de matériels militaires sensibles aux Russes, et vendeurs de drones notamment aux Ukrainiens. Il faut savoir que les Turcs ont passé un partenariat industriel ambitieux avec l’Ukraine qui a conservé de l’ère soviétique un savoir-faire aéronautique important.

Ils voient d’un mauvais œil le fait qu’il y a plus de bâtiments russes en mer Noire, que de bâtiments turcs. Si Poutine parvient à conquérir toute la mer d’Azov, plus la bande territoriale allant jusqu’à la Transnistrie, la Russie deviendrait une puissance dominante en mer Noire, et ce n’est absolument pas dans l’intérêt des Turcs.

Faut-il monter en gamme dans l’aide militaire aux Ukrainiens ?

J’aurais souhaité que la question de la livraison d’avions ne soit pas évoquée publiquement, qu’on le fasse sans le dire. Qu’on mette à disposition des Mig aux pays qui étaient d’accord. De manière discrète. Maintenant, c’est compliqué. L’annonce de Biden reste importante, notamment le fait de fournir des drones kamikazes et des systèmes sol-air. La question de l’acheminement est fondamentale.

ENTRETIEN. « Poutine a fait sortir le diable des frontières en Europe », selon cet expert militaire

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