ENTRETIEN. Mort du général iranien Soleimani : « Les conséquences sont terrifiantes pour la région » – Ouest-France
L’assassinat ciblé par les forces américaines du général iranien Qassem Soleimani, dans la nuit du jeudi 2 au vendredi 3 janvier, secoue l’ensemble du Proche-Orient. Pour l’historien Pierre-Jean Luizard, spécialiste de la région, les États-Unis ont pris le risque d’enclencher une escalade qui pourrait aboutir à leur départ d’Irak et à une résurgence de l’État islamique.
Que peut-il se passer après l’assassinat de Soleimani ?
C’est une fuite en avant terrible de l’administration Trump. Les conséquences sont terrifiantes pour la région et même la paix mondiale. Cette mort va ressouder toutes les communautés chiites contre les États-Unis. C’est suicidaire de la part des Américains. Cela démontre une absence totale d’anticipation d’un Président qui est sous l’influence de groupes évangéliques, qui ont une vision messianique dans laquelle l’Iran est l’ennemi d’Israël et donc des États-Unis.
Ils voient l’Iran comme le principal danger de la région alors que Téhéran a seulement pour objectif de défendre son pré carré et son influence régionale. Bien sûr, il le fait avec une rhétorique islamique révolutionnaire et par la mobilisation des communautés chiites de la région, comme le faisait déjà le shah d’Iran avant la Révolution de Khomeyni [1979].
La réalité, c’est que les groupes salafistes extrémistes sont bien plus dangereux car ils vont continuer de prospérer sur la faillite d’États comme la Syrie, l’Irak, le Yémen. Or, quand Trump enferme l’Iran dans un statut d’ennemi, il entraîne derrière lui tout l’Occident et s’aliène tous ceux qui ont combattu l’État islamique. Les extrémistes djihadistes ont théorisé la fin de l’alliance de circonstances, nouée contre eux par l’Iran et les États-Unis. Nous y sommes. On peut anticiper un retour de l’État islamique dans des poches djihadistes qui vont se former en Irak et en Syrie.
Qassem Soleimani était un personnage clé. Le régime iranien est-il affaibli par sa mort ?
Cette opération contre Soleimani achève tout mouvement de contestation en Iran. L’unité nationale, qui a prévalu pendant la guerre de huit ans avec l’Irak (1980-1988) va être ravivée. Pour comprendre, il faut voir cette guerre comme l’équivalent pour l’Irak de la guerre 14-18 pour la France. Elle a fait un million de morts et elle a unifié la nation iranienne au-delà des nombreuses ethnies qui la composent. Et l’Iran n’a pas oublié que c’est l’Occident qui a armé l’Irakien Saddam Hussein, qui l’a attaqué.
Depuis ce conflit, les Gardiens de la Révolution jouent un rôle symbolique majeur au sein d’un régime qui s’est militarisé. Les Gardiens ont davantage de pouvoir que les milliers d’ayatollahs, dont certains contestent le régime. S’attaquer aux Gardiens, c’est s’attaquer à l’Iran.
Que peut-il se passer en Irak ?
C’est un coup de poignard pour le mouvement de contestation chiite qui s’opposait depuis trois mois aux autorités irakiennes et à l’Iran. Ce mouvement ne va plus pouvoir s’opposer au camp chiite pro-iranien, car il risquerait d’être accusé d’être inféodé aux Américains.
Les États-Unis n’ont pas anticipé que tuer Soleimani va pousser l’Irak vers le chaos, en détruisant le mouvement qui voulait dépasser les clivages confessionnels, qui voulait remettre en cause la Constitution de 2005, la classe politique qui en est issue et son parrain iranien. Au contraire, chaque irakien va être renvoyé à sa communauté, à sa confession religieuse.
Tous les chiites vont resserrer les rangs autour de l’Iran. Cela a déjà commencé. Le respecté ayatollah Sistani, la plus haute autorité chiite d’Irak, a apporté son soutien aux milices chiites qu’il critiquait sévèrement jusqu’ici pour leur répression violente de la contestation populaire. Même chose de la part de Moqtada Sadr, [puissant chef chiite de milice, très critique du gouvernement pro-iranien] qui appelle ses troupes « à se tenir prêtes ».
Les Américains vont-ils être contraints de quitter l’Irak ?
L’Irak va devenir un terrain d’affrontement entre l’Iran et les États-Unis. Le risque pour les Américains, c’est d’avoir à choisir entre l’humiliation de quitter un pays conquis en 2003 pour y imposer un phare de la démocratie ; ou de rester en Irak et de risquer une débandade.
Il ne faut pas oublier que le succès militaire américain de 2003 contre Saddam Hussein n’a été possible qu’avec l’appui actif des Kurdes et grâce à la passivité de la majorité chiite. Quant à la reprise de Mossoul à l’État islamique en 2017, elle n’a été possible que grâce aux milices chiites, certes appuyées par l’aviation américaine. Et le seul allié qui reste aux USA en Irak, les Kurdes, n’a pas les moyens de s’imposer comme force dominante.