ENTRETIEN. Incendie de Lubrizol à Rouen. « La communication des autorités a parfois été trop rassurante » – Ouest-France

Depuis l’incendie de l’usine Lubrizol classée Seveso à Rouen, dans la nuit de jeudi 26 septembre, les inquiétudes demeurent, même si le feu est éteint. L’épais nuage de fumée noire qui s’est étendu au-dessus de l’agglomération et la suie retombée au sol suscitent de nombreuses questions. Qui se heurtent à l’absence de l’entreprise et aux informations parfois peu claires des autorités. Décryptage de la situation avec Laurent Vibert, expert en communication de crise.

La fumée noire de l’incendie de l’usine Lubrizol est retombée, mais de nombreuses questions restent en suspens à Rouen. Quel niveau de pollution ? Quels risques pour la santé avec ces dépôts de suie et ces galettes d’hydrocarbures observés dans la ville de Seine-Maritime ? Les habitants sont inquiets et ne savent plus vraiment comment agir depuis jeudi : manger les fruits et les légumes locaux ou les éviter ? Porter un masque ou non ? Rester sur place ou partir ?

En face, les autorités ont rapidement répondu présent, mais leurs messages ont pu paraître peu clairs : comme lorsque la préfecture dit qu’il n’y a pas de « toxicité aiguë » pour qualifier le danger des fumées, « au-delà du côté irritant pour les yeux ou les muqueuses respiratoires ». De son côté, l’entreprise est apparue absente : il a fallu attendre ce vendredi soir pour entendre la première réaction des dirigeants sur les ondes de France Info. « Perplexes » face au sinistre et ses origines, ils se disent « embarrassés que [leur] activité économique ait eu cet impact-là sur la population ».

Ouest-France décrypte cette situation confuse avec Laurent Vibert, ancien porte-parole des pompiers de Paris et PDG de Nitidis, une agence spécialisée en communication de crise et gestion de crise. Entretien.

Quel regard portez-vous sur la gestion de la crise après l’incendie ?

Au-delà des éléments techniques dont je n’ai pas la connaissance, ce qui m’a le plus marqué, c’est l’absence de communication de l’entreprise Lubrizol. Jeudi, il n’y avait qu’un communiqué de presse de huit lignes, où il n’y avait pas d’humain… Ce qui m’a aussi marqué, c’est la communication qui a été parfois trop rassurante de la part des autorités. Comme si, en France, nous n’arrivions toujours pas à mettre le curseur au bon endroit quand il y a un danger. On a la mauvaise habitude de ne vouloir donner que des messages rassurants pour éviter le pire. On ne projette pas assez le cas le plus grave, quitte à dégonfler rapidement le dispositif. La communication de crise n’est pas là pour rassurer mais pour informer et donner les consignes de sécurité.

En communiquant sur le pire, n’y a-t-il pas un risque de créer la panique ?

Il ne faut pas non plus faire peur s’il n’y a pas matière. Il faut être pédagogue et faire preuve de vulgarisation. Tant qu’on n’aura pas en France intégrer la préparation des populations, aussi bien en entreprise, que dans la vie privée et qu’à l’école, on aura du mal à dire aux gens « c’est dangereux ». Il faut les éduquer à ne pas paniquer, en en faisant des coacteurs de la gestion de la crise. Le citoyen est censé être le premier maillon de la chaîne des secours d’après l’organisation de la sécurité civile en France. Mais il apparaît plus souvent comme un demandeur et un assisté, qu’un acteur.

Il faut que l’ensemble de la population soit en capacité d’agir en fonction des scénarios préétablis et en respectant les consignes données. Les États-Unis arrivent à évacuer des régions comme la Floride ou la Californie en cas d’intempéries. En France, cela paraît impossible d’imaginer évacuer rien qu’une partie de Rouen ou de Rennes dans l’ordre. Cela peut relever d’une question d’habitude des crises et de leur réalité, comme les pays qui affrontent régulièrement des cyclones et des tempêtes. Mais cela relève aussi d’un engagement, il faut qu’il y ait une volonté politique et des budgets pour faire de vrais exercices de gestion de crise.

Jusqu’ici, on a assisté à une certaine cacophonie entre le préfet qui parle d’odeur « déplaisante » sans «toxicité aiguë » d’un côté, et des personnes prises en charge par le Samu ou contraintes d’évacuer les lieux à cause de nausées et de maux de tête de l’autre. Comment bien gérer une crise comme celle que vivent Rouen et Lubrizol ?

Je prône le langage vrai, même s’il peut déplaire à un moment donné. On ne peut pas dire : « Il n’y a pas de toxicité aiguë » quand on s’adresse à une large population. C’est une expression de chimiste. Cette communication était inadaptée. Tout le monde ne sait pas vraiment ce que cela veut dire. Même s’il n’y a pas de risques chimiques graves, les fumées sont toxiques par essence. Dans les incendies, ce sont les fumées qui tuent, c’est le B.A BA. Et ça, ça aurait dû être dit, d’autant plus qu’ici, ce sont des dérivés hydrocarbures qui ont brûlé.

Comme quand la préfecture conseille de « laver de façon approfondie » les fruits et les légumes locaux avant de les consommer…

Oui. Soit il ne faut plus toucher à rien, soit on peut manger. Là, on n’est pas dans du binaire. La force d’un bon dirigeant, c’est de décider et d’informer en zone d’incertitudes. Plus on est ferme, plus les gens vont comprendre. Trop souvent, les parties prenantes d’une gestion de crise communiquent parce qu’on leur dit de communiquer, mais sans vraiment savoir pourquoi. Pourquoi c’est important ? Pourquoi informer ? Sur quoi ? Il faut définir les objectifs en matière de communication et d’information, pour éviter de dire des choses molles.

Quid du timing pour communiquer ? Faut-il attendre quand on n’a rien de précis à partager ?

Le gestionnaire de l’information doit être un bon métronome. Toujours se demander à qui il s’adresse, pourquoi, et dans quelle temporalité. Chez Lubrizol, on avait l’impression qu’il n’y avait plus personne, que tout avait brûlé. L’absence, la stratégie du silence en communication de crise, aujourd’hui, ce n’est plus bon. À moins de donner un rendez-vous pour plus tard, ce qui évite de dire qu’on ne veut pas communiquer. L’absence d’information crée la rumeur et l’inquiétude. Moins on en sait, plus on est dans l’extrapolation et la déformation de l’information. Il est toujours bon de donner le la.

Pour ça, le préfet (le directeur des opérations de secours) a deux piliers sur lesquels il peut se reposer : les pompiers (dont le commandant des opérations de secours) et la partie gendarmerie/police. C’est une partition à jouer à plusieurs. Mais ce n’est pas simple, et les services préfectoraux doivent faire avec les moyens du bord.

En 2013, déjà, il y avait eu une certaine cacophonie après une fuite de gaz à Lubrizol et un gros nuage qui piquait les yeux. N’a-t-on retenu aucune leçon du passé ?

On n’a pas tiré tous les enseignements. La conférence presse à l’époque de la préfecture et de Lubrizol était triste à mourir. Je ne veux pas parler d’erreurs ou de fautes, mais il y a encore des progrès certains à faire dans l’anticipation de situations comme celle-là. Je ne pense pas qu’on ait réellement progressé depuis 2013. Il nous faut un modèle plus performant, qui prend en compte plusieurs vecteurs d’information. Les messages les plus importants sont ceux de proximité, dispensés avec porte-voix par les pompiers et les secours dans les quartiers les plus concernés. Il manque aussi un canal officiel sur lequel tout le monde puisse aller car il faut aussi penser aux populations qui ne sont pas encore connectées.

Est-ce aussi plus compliqué aujourd’hui, avec l’immédiateté apportée par Internet et les réseaux sociaux ? Une certaine impatience s’est installée…

Avec Internet, tout le monde devient un sachant, cela renforce la nécessité d’explications et de transparence, pour éviter « l’effet Tchernobyl ». Il y a aujourd’hui tellement de parties prenantes dans la gestion d’un événement qu’on doit être présent, avec un droit à l’erreur plus difficilement accepté. Mais les autorités doivent s’adapter au rythme qui s’accélère. Il faut parvenir à maintenir un équilibre entre les faits et ce que l’on en dit. Il faut montrer qu’elles sont dans l’action, qu’elles font des choses pour réduire l’impact de l’événement en cours. En n’oubliant pas l’humain et l’émotion, deux dimensions auxquelles les populations sont toujours sensibles.

Partager cet article Un panneau indiquant l'entrée de l'usine Lubrizol, à Rouen, le 27 septembre 2019.

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