Enlèvement d’élèves au Nigeria : « Boko Haram montre qu’il peut frapper ailleurs que dans son fief » – Le Monde
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C’est un kidnapping de masse. Plus de 300, peut-être plus de 500 garçons, élèves de l’école secondaire de Kankara, dans le nord-ouest du Nigeria. Des hommes armés, probablement des bandits locaux opérant pour le compte d’Abubakar Shekau, le chef du Jamaat Ahl Al-Sunnah Lil Dawa Wal Jihad (JAS), l’une des deux factions de Boko Haram, les ont enlevés le 11 décembre au soir dans leur pensionnat. Le groupe djihadiste a diffusé, jeudi 17 décembre, une vidéo mettant en scène certains des adolescents. « Voici mes hommes et ce sont vos enfants », proclame Abubakar Shekau sur les images.
L’attaque intervient un peu plus de six ans après l’enlèvement de centaines de lycéennes à Chibok, dans l’Etat de Borno. C’est dans cette région du nord-est du Nigeria qu’est née la secte salafiste dirigée par Mohamed Yusuf jusqu’à ce qu’il soit abattu par la police, en juillet 2009. Abubakar Shekau, qui lui a succédé, a militarisé le mouvement. Depuis, Boko Haram est actif dans tout le bassin du lac Tchad, semant la terreur dans cette zone aux confins du Nigeria, du Niger, du Tchad et du Cameroun.
Avec l’attaque à Kankara, le JAS « démontre qu’il n’est pas aussi affaibli que certains le prétendent, alors que ces dernières années, c’était plutôt l’Iswap [acronyme anglais de l’Etat islamique en Afrique de l’Ouest] qui tenait le devant de la scène », estime Vincent Foucher, chercheur au CNRS.
Beaucoup ont fait le rapprochement entre l’attaque de Kankara et l’enlèvement de lycéennes à Chibok, en 2014. Qu’est-ce qui les distingue ?
Les modes opératoires se ressemblent, mais le lieu de la dernière attaque est inédit. Elle s’est déroulée dans l’Etat de Katsina, une région où aucune faction de Boko Haram n’a jamais mené d’actions armées. C’est ce qui rend cet enlèvement si particulier : jusque-là, les combattants djihadistes étaient assez peu mobiles, concentrés dans le nord-est, notamment dans l’Etat de Borno.
Boko Haram est-il en train d’étendre sa zone d’influence ?
Depuis un certain temps, les forces de sécurité nigérianes constatent que des djihadistes circulent dans le nord-ouest du pays, sans trop savoir si ces mouvements sont liés à des défections ou à des missions en cours. Il est encore difficile d’interpréter ces signaux faibles. Le banditisme est très développé dans cette région. Des groupes criminels y opèrent sur les routes et les pistes de contrebande, mais aussi dans les zones rurales, où ils s’illustrent par le vol de bétail. Ce qui semble se dessiner autour de l’enlèvement de Kankara, c’est une coproduction entre le JAS et un ou plusieurs groupes de bandits locaux, dont les motivations financières se combinent peut-être à une forme d’affiliation idéologique.
Après une décennie de conflit meurtrier, comment expliquez-vous que la doctrine salafiste djihadiste de Boko Haram continue de se diffuser et de séduire au sein d’une partie de la jeunesse du nord ?
« Beaucoup de combattants repentis expliquent avoir rejoint le mouvement en réaction aux abus des élites au pouvoir. »
C’est en quelque sorte la révolte des gens du marché contre ceux de l’Etat. Beaucoup de combattants repentis avec qui je me suis entretenu expliquent avoir rejoint le mouvement en réaction aux abus des élites au pouvoir et pour lutter contre ces injustices. Ils ont cru et adhéré à la vision de feu Mohamed Yusuf, le fondateur de Boko Haram, qui défendait une certaine idée de l’ordre au Nigeria à travers une interprétation rigoriste de l’islam. Il brocardait la compromission et l’enrichissement des leaders politiques et d’une partie des chefs traditionnels et religieux. Les militants de base étaient portés par une critique à l’égard de cet Etat incapable de fournir protection, justice et accès aux services publics à ses citoyens. Ils n’ont pas complètement tort : le pouvoir nigérian reste défaillant. Mais ceux qui ont choisi ensuite de quitter Boko Haram disent qu’ils ont été utilisés, sacrifiés par les chefs. De violentes luttes internes ont contribué à miner le fonctionnement de l’organisation et à décourager certains membres.
Pourquoi l’école publique – et toute forme d’enseignement non conforme à la doctrine de Boko Haram – est-elle ciblée ?
Dans ses prêches, Mohamed Yusuf s’en prenait souvent à l’école publique. A sa mort, son disciple et héritier, Abubakar Shekau, a repris ce thème. Boko Haram, qui est un sobriquet donné à l’organisation et pas son nom véritable, signifie « l’école occidentale est un péché » en haoussa. La mixité dans les écoles publiques est considérée comme intolérable, de même que certains enseignements supposés contredire la doctrine islamique, comme la théorie de l’évolution. Plus généralement, l’école publique, c’est l’Etat. Or Boko Haram est né d’une colère contre un Etat considéré comme trompeur, malveillant et profiteur. Ceux qui fréquentent ces établissements sont accusés d’avoir prêté allégeance à l’Etat plutôt qu’à Dieu, ce qui est le pire des péchés dans l’islam salafiste djihadiste.
Quel était selon vous l’objectif de l’opération menée à Kankara ?
« Depuis 2013, Abubakar Shekau peuple son organisation par des razzias, par la capture d’enfants et d’adolescents. »
Pour Abubakar Shekau, le message est clair : Boko Haram montre qu’il peut frapper ailleurs que dans son fief du Borno – où la plupart des pensionnats ont fermé il y a plusieurs années –, jusque dans l’Etat d’origine du président nigérian, Muhammadu Buhari. Le groupe espère peut-être aussi capitaliser financièrement sur ces enlèvements. Rappelons qu’en 2017, plusieurs millions de dollars avaient été versés en échange de la libération d’une partie des lycéennes de Chibok. Sur le plan tactique, Abubakar Shekau démontre qu’il n’est pas aussi affaibli que certains le prétendent et qu’il compte toujours sur la carte du djihadisme nigérian. Or ces dernières années, c’était plutôt l’Iswap qui tenait le devant de la scène. Enfin, depuis 2013, Abubakar Shekau peuple son organisation par des razzias, par la capture d’enfants et d’adolescents dont certains, à force, lui sont devenus loyaux. Une partie des lycéennes de Chibok avaient apparemment refusé de quitter le groupe. Peut-être que c’est aussi cela qu’Aboubakar Shekau a cherché à Kankara : un nouveau réservoir de main-d’œuvre.
Qu’a changé la scission de Boko Haram, qui a donné naissance au JAS et à l’Iswap en 2016 ?
La centrale de l’Etat islamique (EI) n’y était pas favorable et a tenté de favoriser une réconciliation entre les deux factions. Elle n’y est pas parvenue et cela relativise l’idée d’un pouvoir total exercé par l’EI sur ses « provinces » supposées, qui ne sont pas des filiales mais plutôt des franchises avec qui les relations sont négociées et complexes. L’année 2016 a été marquée par des violents combats entre le JAS et l’Iswap au sud du lac Tchad. Puis les grandes batailles ont cessé, laissant place à des raids de subsistance menés par des combattants du JAS dans des zones où l’Iswap cherche à protéger les populations et soutenir la reprise de l’activité économique – agriculture, élevage, pêche, commerce – pour pouvoir la taxer.
Qu’a apporté l’EI à Boko Haram ?
En 2015, juste après la déclaration d’allégeance de Boko Haram, un petit groupe d’« experts » de l’EI a été dépêché à Sambisa, dans l’Etat de Borno. Il s’agissait apparemment de Libyens, ayant combattu en Irak, venus partager un savoir militaire mais aussi une certaine expérience en matière de communication. Leur apport a été très important, selon des combattants repentis, parce qu’il s’est aussi traduit par des réformes en termes d’organisation et de tactique militaire, basées sur un modèle d’armée permanente avec des combattants adultes entraînés. Une rupture avec le recours à des enfants soldats, qui étaient envoyés en première ligne par Shekau, ou avec son fonctionnement de type milicien. Cette « expertise » a aidé l’organisation à se transformer et à s’adapter à la contre-offensive de l’armée nigériane. Elle a également favorisé l’apparition d’un service de renseignement militaire opérationnel et de troupes d’élite au sein de Boko Haram.
Si Abubakar Shekau s’est maintenu à la tête du JAS, le leadership de l’Iswap semble avoir connu beaucoup de changements…
« L’Iswap est tiraillé par des tensions entre l’aile militaire et une ligne politico-religieuse plus attentive aux civils. »
Abou Moussab Al-Barnawi, fils du défunt Mohamed Yusuf, a été démis de sa fonction de « wali » de l’Iswap en 2019. Son successeur a été tué, un autre a été écarté et aujourd’hui, c’est un certain Ba Lawan qui occupe cette position de chef nominal. Le mouvement est tiraillé par des tensions assez classiques entre des représentants de l’aile militaire aux postures dures, qui semblent s’être imposés, et les tenants d’une ligne politico-religieuse plus attentive aux civils. Le premier trimestre de l’année 2020 a été marqué par de violentes luttes internes au sein de l’état-major de l’Iswap. Plusieurs « émirs » ont été tués dans des règlements de compte. Ces rivalités et querelles n’ont néanmoins pas réduit la capacité militaire de l’organisation, toujours capable de mener de grandes attaques et qui maintient un niveau d’activité intense. Abubakar Shekau, de son côté, semble tenter de se refaire une place. Lui et son groupe communiquent plus que l’Iswap. Ils encouragent les défecteurs de l’EI à les rejoindre et ceux qui avaient quitté le JAS à y revenir. On a l’impression qu’ils adoptent une position plus politique, avec une souplesse assez inattendue, pour regagner du terrain.
Comment expliquez-vous que les armées des pays du bassin du lac Tchad soient incapables d’inverser le rapport de forces ?
Les armées de la région ont de gros problèmes de gouvernance, de moyens… Quand on parle avec des hauts responsables militaires tchadiens, nigériens, camerounais, tous s’interrogent et s’agacent du fait que l’armée nigériane n’est pas vraiment visible sur le terrain et ne mène pas suffisamment d’attaques. Depuis 2019, dans le nord-est du Nigeria, l’armée a regroupé ses unités dispersées dans des « super camps », des camps retranchés établis dans les grandes villes du Borno. Moins présents dans les zones rurales laissées aux mains des djihadistes, ils déplorent moins de morts dans leurs rangs. Depuis 2015, ils recourent également beaucoup à l’aviation pour bombarder les positions djihadistes. Mais dans cette guerre, ce sont les civils qui paient le prix fort. L’insécurité a fait 2 millions de déplacés. L’ONU s’inquiète d’une situation constatée de malnutrition proche d’un début de famine. Au-delà des enlèvements, la crise humanitaire est particulièrement préoccupante dans le nord-est du Nigeria.