En Tunisie, le retour du « refoulé » de la révolution – Le Monde

Partisans du candidat Nabil Karoui à Tunis, le 15 septembre 2019, lors du premier tour de la présidentielle.

Analyse. Trois leçons sont à retenir du premier tour du scrutin présidentiel du 15 septembre en Tunisie qui a placé en tête des suffrages le juriste conservateur Kaïs Saïed (18,4 %) et le magnat de la télévision Nabil Karoui (15,58 %), selon les résultats définitifs publiés mardi 17 septembre à Tunis par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Le taux de participation a été de 49 %. MM. Saïed et Karoui, deux candidats « outsiders » ayant ouvertement défié la classe politique établie, s’opposeront lors d’un second tour dont la date reste à fixer.

Ce scrutin aura à la fois normalisé l’exercice électoral dans une jeune démocratie, exposé la Tunisie aux « votes antisystème » ébranlant les vieilles démocraties et réactualisé les enjeux de la révolution de 2011, que l’on a cru à tort caducs.

Climat serein

La Tunisie vote désormais à intervalles réguliers dans un cadre pacifique et transparent. Ce scrutin est le cinquième organisé depuis la chute de la dictature de Ben Ali, le 14 janvier 2011. Il fait suite aux élections constituantes d’octobre 2011, aux législatives d’octobre 2014, à la présidentielle de décembre 2014 et aux municipales de mai 2018. Encadrés par l’ISIE, une commission électorale qui honore globalement son mandat d’indépendance, ces scrutins n’ont jamais été sérieusement contestés.

Le 15 septembre, aucun trouble à l’ordre public n’a été signalé. La campagne s’est déroulée dans un climat serein. Elle a été « pluraliste et les libertés fondamentales ont été respectées », s’est félicitée mardi à Tunis la mission des observateurs de l’Union européenne (UE). Grande première, les candidats, répartis en trois « pools », ont été passés au gril de questions de journalistes lors de soirées télévisées. Tous sauf un : Nabil Karoui, le patron de la chaîne Nessma TV, arrêté le 23 août dans le cadre d’une affaire d’« évasion fiscale et de blanchiment d’argent ».

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Ce qui motive cette nuance dans les conclusions de la mission de l’UE : « Les autorités concernées n’ont pas pris les mesures nécessaires permettant à tous les candidats de mener campagne dans le respect du principe d’égalité des chances prévu par la loi tunisienne. » Cette réserve ne saurait toutefois altérer l’impression générale d’un exercice électoral plutôt réussi. En dépit de son incarcération, M. Karoui n’a pas été radié de la liste des candidats et a été remplacé au pied levé sur les tréteaux de campagne par son épouse ou ses proches. Reste une question : sera-t-il libéré afin de pouvoir concourir dans des conditions équitables lors du second tour qui l’opposera à M. Saïed ? Le détail est plus qu’important pour la crédibilité de ce duel final.

« Insurrection électorale »

L’arrivée en tête le 15 septembre de MM. Saïed et Karoui, qui avaient clairement fait campagne contre les élites au pouvoir, ainsi que les revers subis par les candidats issus de l’establishment – l’islamo-conservateur Abdelatif Mourou (12,88 %), le ministre de la défense Abdelkrim Zbidi (10,73 %) et le chef de gouvernement Youssef Chahed (7,38 %) – installent la Tunisie dans une autre normalité démocratique, celle du « dégagisme » électoral qui a ébranlé ces dernières années les régimes pluralistes d’Europe et des Amériques. En Tunisie, les espérances socio-économiques trahies de la révolution ont poussé la « Tunisie d’en bas » à sanctionner la classe politique en général, et pas seulement les candidats issus de la coalition gouvernementale associant le parti islamo-conservateur Ennahda et les partis dits « modernistes » (Nidaa Tounès, Tahya Tounès, etc.).

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La révolution de la fin 2010-début 2011 s’était allumée à Sidi Bouzid, dans la Tunisie intérieure laissée-pour-compte. Or les différents gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ont tous échoué à améliorer les conditions de vie d’une population de plus en plus désenchantée. Avec un taux de croissance stagnant à 1 %, une inflation flirtant avec les 7 % et un taux de chômage de 15 %, le tableau social et économique de la Tunisie contraste cruellement avec une vitrine démocratique plus scintillante.

Si l’on veut être optimiste, on peut soutenir que le vote protestataire du 15 septembre en Tunisie ne fait que confirmer l’arrimage progressif du pays à une sorte d’universalité démocratique. Si la Tunisie est réellement démocratique, par quel miracle, ou anomalie, échapperait-t-elle aux convulsions qui secouent les autres démocraties ? Après tout, une « insurrection électorale » à la tunisienne est aujourd’hui impensable chez ses voisins du Maghreb encore corsetés dans des systèmes autoritaires verrouillés.

Désamour précipité

Excès d’optimisme ? De nombreux Tunisiens ne sont pas complètement rassurés par cette lecture. Pour deux raisons. La première est la rapidité du processus d’obsolescence qui a frappé l’establishment tunisien post-2011. La disqualification a pris en Tunisie huit ans, là où l’ordre démocratique européen de l’après-guerre a vécu un bon demi-siècle. Un tel désamour précipité ne manque pas d’intriguer. De la naît la seconde inquiétude : l’« insurrection électorale » du 15 septembre ébranle des institutions fragiles, inabouties, nées d’un consensus réversible. « Je suis inquiet, car la Tunisie est encore dépourvue de réels contre-pouvoirs institutionnels, s’alarme le politologue Larbi Chouikha, tandis que les partis politiques sont en pleine déconfiture. »

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Il reste toutefois que la Tunisie a déjà su surmonter des crises en explorant un espace de négociation en marge des circuits officiels. Il existe en Tunisie une « politique informelle », creuset de résolution des conflits, comme il existe une « économie informelle » désamorçant les tensions sociales. La manière dont le pays a surmonté la gravissime crise de 2013, où « modernistes » et « islamistes » étaient au bord de l’affrontement, l’a bien montré.

Problème : cette « informalité politique » est à l’opposé du processus d’institutionnalisation censé consolider un Etat de droit. Elle est surtout contraire au message que porte Kaïs Saïed, le grand vainqueur du premier tour : le juridisme. Le droit émancipateur, qu’exalte M. Saïed, peut difficilement s’accommoder de tels arrangements. Et ce d’autant que le retour aux sources de la révolution, qui inspire une partie du vote en sa faveur, porte en germe une restructuration du champ partisan qui compliquera les modes de transaction en vigueur depuis 2011. En clair, Nidaa Tounès et Ennahda, qui ont dominé la transition post-révolution, ne seront plus là pour « dealer » en coulisse.

Mânes de la révolution

Le troisième grand enseignement de ce scrutin est le retour sur la scène des mânes de la révolution. Le score de Nabil Karoui révèle davantage l’ampleur du désarroi social, né des promesses trahies de 2011, qu’une authentique dynamique révolutionnaire. En sa qualité de fondateur en 2007 de la chaîne Nessma TV, M. Karoui avait dû pactiser avec l’ex-dictateur Ben Ali. Son crédit révolutionnaire est donc plus que léger. En revanche, la percée de Kaïs Saïed réveille bel et bien un état d’esprit révolutionnaire, analyse le politiste Hamadi Redissi, animant « une jeunesse adossée à des réseaux underground échappant à la visibilité médiatique ».

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Kaïs Saïed a porté une exigence morale qui a séduit une jeunesse populaire dégoûtée par les mœurs politiques en vigueur depuis 2011. Tout comme il a joué sur la « fracture sociale » née des disparités socio-territoriales, il a aussi exploité la « fracture éthique », souligne la professeure de droit Salwa Hamrouni, qui s’est notamment creusée sur la question de la corruption. « M. Saïed n’est pas salafiste, comme certains l’ont dit, mais il est assurément conservateur », précise l’universitaire.

Et ce « conservatisme » religieux et moral, conjugué à un discours identitaire puisant dans le nationalisme arabe dont il est issu, a plu à une grande partie des Tunisiens, notamment ceux se reconnaissant dans un courant d’opinion souhaitant revenir aux fondamentaux de la quête de justice ayant inspiré la révolution de 2011. En évoquant souvent les « martyrs de la révolution », M. Saïed réactualise les enjeux d’une révolution – justice sociale, emploi, dignité – que les gouvernements semblaient avoir oubliés ces huit dernières années.

Sentiers peu familiers

En 2011, le clivage qui avait dominé la scène politique portait sur l’ampleur de la « rupture » à opérer vis-à-vis d’un système déchu mais résilient. Les partisans d’une rupture franche ont progressivement perdu du terrain alors que la montée de l’islam politique parvenait à imposer une nouvelle ligne de démarcation : celle opposant « islamistes » et « modernistes ». Les réseaux de l’ancien régime sont revenus en chevauchant cette nouvelle polarité puisqu’une bonne partie de la gauche historique, laïque, s’est rapprochée d’eux pour contrer les islamistes. Et ce « retour » s’est accéléré quand Ennahda s’est réconcilié en 2015 avec Nidaa Tounès, le parti du chef d’Etat Béji Caïd Essebsi, mué en instance de recyclage de segments entiers de l’ancien régime. C’est ainsi que le « rupturisme » a semblé caduc, renvoyé à une forme de ringardisme. La meilleure manifestation en a été l’enterrement du processus de justice transitionnelle, auquel Ennahda a consenti afin de conserver son alliance tactique avec Nidaa Tounès.

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Cette séquence est-elle révolue ? Si le scrutin du 15 septembre adresse un message, c’est bien celui de ce retour du « refoulé de la révolution », cette aspiration confuse à un changement de système qui s’était délitée dans les turbulences post-révolutionnaires.

Cette révolution-là, le juriste constitutionnaliste Kaïs Saïed veut la mener par la seule force du droit, qu’il sacralise avec idéalisme. S’il est élu chef de l’Etat, il lui faudra toutefois trouver des alliés au sein du futur Parlement que les Tunisiens sont appelés à élire le 6 octobre. Et lui qui ne dispose d’aucune machine partisane va devoir emprunter des sentiers qui ne lui sont guère familiers. Là est sa limite.

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