EN DIRECT – Procès du 13-Novembre : «Je n’avais qu’une idée en tête, c’était de la sortir de là» – Le Figaro

«Eh ben voilà. Avant le 13-Novembre, j’étais un mec normal.» Franck C., chauve, longue barbe grise et perfecto noir, s’avance à la barre.«La soirée démarrait de manière fantastique», se souvient-il, la voix grave. Soudain, son ami lui tape sur l’épaule: «Il me dit Franck, casse-toi !» «Là je vois des armes cracher, je prends mes jambes à mon cou. Et je cours. J’avais repéré les sorties de secours près de toilettes, il y avait déjà des personnes allongées.»

Il réussit à s’échapper du Bataclan, et se réfugie dans un bistrot près de la salle de concert. Par chance, il retrouve rapidement son ami. «On rentre chez nous, on se dit que c’est fini, mais non la fête ne vient que de commencer.» 

Démarre alors l’après 13-Novembre: «On n’est pas prêt à gérer l’après, le post-traumatique, à gérer l’administratif, le fonds de garantie… On n’est pas prêt à gérer ses enfants. J’ai mis un mois et demi avant de prendre mes enfants dans les bras. Je sentais encore le sang sur mes mains.» Le souvenir de cette terrible soirée hante ses nuits, souvent sur fond d’alcool: «Jusqu’à quatre heures du matin, on se dit qu’on aurait pu faire plus», souffle-t-il.

Mais depuis six ans, Franck est resté debout: «Depuis six ans je cours, je suis obligé de tenir le rythme. Ce rythme m’a permis de faire des choses. Je retourne faire de la musique, ça devient un exutoire qu’il faut savoir partager.» Avec l’association Life For Paris, il est retourné au Bataclan: «On a été enregistrer un morceau avec une chorale, dans la fosse. Il fallait lui redonner son sens premier. Il fallait y retourner, il ne faut jamais s’arrêter.»

Aujourd’hui, «je ne suis plus victime, je suis survivant. Je vis deux fois plus. Peu importe si je m’épuise. Voilà ce que j’ai envie de transmettre aujourd’hui. Quelqu’un qui crée, c’est quelqu’un qui est libre. On peut avoir un genou à terre, c’est légitime. Personne ici ne pourrait prétendre être plus fort. Mais nous qui sommes en vie, nous avons le droit d’être heureux, nous avons l’obligation d’être heureux. Ça, on ne nous l’enlèvera pas. C’est pour ça qu’ils ont perdu.» 

Ce soir du 13 novembre a été «une question de chance ou de malchance», observe Rémi, la voix triste. Il était alors en couple avec Estelle depuis sept ans et demi, et tous deux partageaient une passion commune pour les concerts.

Comme tant d’autres, lui aussi a été emporté par un mouvement de foule à l’arrivée du commando terroriste dans l’enceinte du Bataclan. «J’ai ressenti une douleur à la cuisse. Je suis tombé directement par terre, j’ai été piétiné puis j’ai perdu la trace d’Estelle.» Durant de longues minutes, Rémi reste «face contre terre à attendre qu’une balle vienne [le] toucher.»

Après une nouvelle salve de tirs, Rémi retrouve enfin sa compagne. «Elle était à quelques mètres de moi, avec une blessure au visage. Elle était déjà décédée», note-t-il, presque mécaniquement. «Je me souviens avoir poussé plusieurs cris. Peu m’importait que je me fasse repérer, c’était incontrôlable. Pendant de longues minutes, je suis resté à côté d’elle, dans cette mare de sang. J’hésitais à me lever pour leur dire “finissez le travail”. Finalement l’instinct de survie est particulièrement fort.»

S’ensuit un interminable silence, entrecoupé de gémissements. Et puis finalement, arrivent les forces de l’ordre. «Je suis sorti, j’étais à cloche-pied, ce qui est normalement très enfantin, à sautiller entre les corps.» Transporté à l’hôpital, il n’est pas pris en charge tout de suite. Sur sa jambe, «il y avait tellement de sang qu’on ne s’était pas rendu compte que la balle était ressortie.» Mais une autre étape, encore plus atroce, attend Rémi: «Le plus dur a été le coup de fil aux parents d’Estelle pour leur annoncer sa mort. Au bout du fil il y a juste eu un grand cri, puis l’appel était terminé.»

Rémi n’a pas pu se recueillir tout de suite sur son corps: «J’ai pu voir le corps de ma compagne seulement deux semaines après les attentats, au moment de l’envoi des corbillards. À posteriori c’est quelque chose que je regrette. Dans les films, les personnes ont l’air paisibles. Dans la vraie vie, la vue n’était pas aussi intacte que les films ne le laissent penser», constate-t-il, retenant ses sanglots. Il achève rapidement sa prise de parole: «Je n’ai pas de conclusion, comme cet événement n’a pas vraiment de conclusion dans ma vie.» 

«Plus qu’un concert, c’était une sortie en famille.» Axel L., 25 ans le soir des attentats, était au Bataclan avec sa copine, ses deux frères et la fiancée de son frère.

À partir de la deuxième chanson des Eagles of Death Metal, Axel s’est glissé au centre de la fosse, devant la scène avec son petit frère, Elliot. «Je regrette de ne pas avoir dit à mon grand-frère de venir aussi.» Quand les silhouettes avec les armes à feu ont jailli dans la salle, il s’est «jeté au sol et cramponné à la tête de quelqu’un.»

«Les coups de feu se sont enchaînés. Une première vague de personnes s’est échappée. Quand j’ai commencé à me redresser, une balle s’est fracassée dans la barrière contre laquelle j’étais. Puis le corps d’une personne m’est tombé dessus. Je ne pense pas qu’il est représenté aujourd’hui, je voudrais juste signaler à son entourage, que selon moi il n’a pas souffert. Pour moi c’est très important de leur dire ça», tient à préciser Axel, ému.

«Mon petit-frère m’a demandé s’il fallait sortir. Étant coincé sous quelqu’un, s’il fallait qu’il s’échappe ce serait tout seul. J’avais la main sur sa tête, en me disant que s’il lui tirait une balle dessus, je le saurais. À chaque nouvelle rafale, je lui demande s’il était touché. Là, un morceau de chair humaine s’est posé sur sa tête, je n’ai pas pu m’empêcher de le retirer. Je ne voulais pas avoir cette dernière image de mon petit-frère. On parlait, il me disait être dégoûté de ne pas avoir connu l’amour.»

Ils ont passé deux heures allongés l’un contre l’autre dans la fosse. Elliot, Axel et les deux compagnes des frères s’en sont finalement sortis. Pas Renaud. Il aurait dû se marier quelques mois après les attentats. «Mon grand-frère est décédé au Bataclan. Je ne sais pas où il est tombé, à quel moment il a été touché. Je ne sais pas s’il a pu parler à quelqu’un. Je voudrais demander aux gens, si quelqu’un pouvait peut-être m’éclairer sur ses derniers instants. Si ces personnes pouvaient entrer en contact avec mon avocat, Aurélie Coviaux.» Deux photos du défunt sont diffusées dans la salle.
 
«Aujourd’hui, je suis venu pour une raison. Je voulais ouvertement me moquer des gens qui sont dans le box des accusés. Finalement je me dis que ça ne vaut pas la peine. Je ne comprends pas que l’on puisse passer d’un stade de racaille à celui-là, de façon aussi extrême. Quand je suis venu ici, je m’attendais à voir des guerriers. Ce n’est pas ce que j’ai vu.»

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Gaëlle vient de fêter ses 40 ans. Elle a les traits fins mais son visage garde les stigmates d’une balle de kalachnikov tout près de sa bouche. «Je me sens comme un patchwork, réparée de partout», souffle-t-elle. Le soir du 13-novembre, elle a perdu son compagnon Mathieu: «Il adorait la musique, sortir, prendre un verre le soir après le travail, les concerts. C’était une personne très douce qui détestait les cris. Il est pourtant mort à cause d’un acte barbare», pleure-t-elle à la barre. 

Lorsque l’attaque a démarré, Mathieu l’a pris dans ses bras, puis le couple a été projeté au sol. Les balles fusent et Gaëlle est touchée. «Je me suis aperçue que ma joue était détachée de mon visage. Sur mon corps il y avait des morceaux de corps qui n’étaient pas les miens. Mathieu ne réagissait pas, je pensais qu’il faisait le mort comme les autres. Moi je me vidais de mon sang, je me sentais partir doucement.»

Des minutes interminables défilent, durant lesquels Gaëlle «fait la morte», tout en tentant de garder les morceaux de chairs qui se détachent de son visage. Après près de deux heures, elle est finalement évacuée par une colonne de la BRI, puis rapidement transportée aux urgences. La rescapée est accueillie par un jeune chirurgien: «C’était un ami d’enfance qui ne m’avait pas vu depuis 15 ans. Il ne m’a pas reconnue.» 

Là démarre un long tunnel, avec pas moins de 40 interventions chirurgicales en six ans pour réparer son bras, et son visage gravement touché. «J’ai réalisé que j’étais blessé de guerre, entre Bastille et République. Pourtant, je n’étais pas sur le front. (…) Après une opération, le médecin m’a dit que j’étais ce qu’on appelle une gueule cassée.» Les chirurgiens ont tenté de remplacer sa mâchoire par une partie du péroné, remplacer la peau et la muqueuse de sa bouche par des parties de sa jambe droite: «Ils m’ont redonné une figure humaine.»

Il y a encore beaucoup de travail «pour retrouver ses expressions» et «atténuer ses douleurs.» Aujourd’hui, Gaëlle a des rêves simples: «croquer une pomme sans risque, boire un café sans que ça ne dégouline à côté, embrasser quelqu’un sans craindre de faire peur.» Des larmes coulent sur son visage. Plus profondément ancrées, il y a aussi «les cicatrices invisibles, qui sont parfois encore plus difficiles.» 

«Je n’ai bizarrement pas de haine, juste beaucoup d’incompréhension.» Pleine de dignité, Gaëlle conclut son témoignage en évoquant son fils: «Je ne me plains pas, je suis debout. Je me bats pour me reconstruire, grâce à lui. Je souhaite que mon fils soit fier de sa maman toute cassée.»

Anne-Laure, 36 ans, n’a pas vu les terroristes, ni les cadavres ou le sang: «J’ai tout vécu avec l’ouïe.» À l’arrivée des terroristes, elle a été plaquée au sol par son mari, Thibault. 

Le visage contre terre, Anne-Laure pense d’abord à la catastrophe de Furiani, puis se remémore la chanson des Smith, «There is a light that never goes out», dont les paroles retracent la mort auprès de l’être aimé. «À tout moment je m’attends à me prendre une balle dans le dos.»

«Je viens d’acheter un appartement, c’est dommage, je n’en ai pas profité, se dit-elle encore. Je pense à nos parents qui vont devoir gérer notre succession. Je suis contente de ne pas avoir d’enfant à cet instant-là. Puis j’ai pensé à Charlie-Hebdo, je trouvais ça surréaliste de me retrouver dans la même dimension qu’eux.»

Finalement, Anne-Laure réussit à s’échapper de la salle principale en suivant Clarisse, une autre spectatrice qui a courageusement ouvert une porte pour gagner une loge, puis les toilettes afin de se réfugier dans les combles. C’était «Bruce Willis au féminin», se souvient-elle.

«Je me hisse par là, et je bascule dans un autre état, un instinct animal. On a été réduits à l’état d’animal, et encore je ne souhaite pas ça aux animaux. Je monte et n’attends pas la personne qui est derrière moi, je file dans les combles me cacher. J’entends une personne demander de l’aide. Je n’attends pas non plus mon mari. Je m’en suis longtemps voulu, maintenant ça va un peu mieux.» Elle sanglote à la barre. 

Après quelques instants, Thibault finit par la rejoindre: «Je suis tellement heureuse de le retrouver. Je rebascule dans l’humanité. On se couche tous les deux dans la laine de verre, l’un contre l’autre.» Pendant trois heures, le couple est resté caché là, avant d’être enfin évacué par le Raid. «On a fait les morts pendant des heures et des heures pour sauver notre peau.»

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«Ce concert, je n’aurais jamais dû y être.» Pierre-Sylvain R., costume noir et bagues aux doigts, est le premier de la journée à prendre la parole. Le soir du concert, cela faisait deux mois qu’il sortait avec Hélène. En prenant une bière au bar, elle lui fait remarquer que le 13 novembre, «c’est la journée internationale de la gentillesse

À la première rafale de tirs, Pierre-Sylvain a tout de suite su: «J’ai fait mon service militaire. J’ai immédiatement reconnu l’odeur âcre, comme du silex mouillé, de la poudre. La détonation d’une kalachnikov, on ne peut pas se tromper.» Là, c’est «un déluge de balles au-dessus de nos têtes.» 

«Je me suis mis contre elle pour la protéger. (…) Je me suis dit qu’on était foutus. On avait les trois tireurs à moins de 10 mètres de nous, on était à découvert, totalement à leur merci.» Dans la fosse, un spectateur tente d’ouvrir le dialogue avec les assaillants: «Mais arrêtez pourquoi vous faites ça?» La réponse ne se fait pas attendre: «Mais qu’est-ce que tu veux toi ?», lui lance-t-il, avant de l’exécuter. «Ça m’a vraiment marqué.»

«J’ai vu une gerbe de sang sur la tête d’Hélène, puis j’ai à mon tour pris une balle. J’ai eu l’impression que ma tête s’ouvrait en deux.» Hélène, elle n’a plus de nez, son œil droit est explosé: «Surtout ne bouge pas, ils pensent qu’on est morts, ne bouge pas», lui répète-t-il. «J’avais qu’une hantise, c’est qu’ils nous retirent dessus. Je n’avais qu’une idée en tête, c’était de la sortir de là.»

Pierre-Sylvain profite d’un court moment d’accalmie pour quitter la salle. Il se relève et doit porter Hélène, qui ne tient pas sur ses jambes. «Ses pieds battaient dans l’air.» Autour d’eux c’est un véritable «carnage», un «charnier» sur lequel il faut marcher pour s’échapper. Dans la rue, Pierre-Sylvain appelle des proches et regarde l’heure: il est 21h56, ils sont restés 12 minutes sous les feux.

Le couple n’est transféré que vers minuit à l’hôpital Percy. Une soignante se rend à leur chevet: «Monsieur, je vous mets un bracelet, sachez que pour nous, vous n’êtes pas du tout un numéro. Vous êtes monsieur R., venu avec Hélène.» «Je ne l’oublierai jamais.»

Un rapide examen est effectué: «Le cerveau est touché, on emmène Hélène tout de suite au bloc», lui indique les médecins. Vers cinq heures du matin, c’est au tour de Pierre-Sylvain. Le chirurgien ne cache pas sa surprise: «C’est le carnage, on va devoir vous recoudre au microscope, il y a trop de dégâts.»

Après deux jours d’opérations et de soins intensifs, le couple est réuni dans la même chambre. Les dégâts sont lourds. Une balle a traversé la figure de Pierre-Sylvain: «toute la partie droite de la joue était délabrée.» Hélène, elle, a été transpercée de part en part au visage, avec une balle dans la tempe droite, qui a contusionné le lobe temporal du cerveau, puis est ressorti en délabrant le nez et une partie de l’orbite de l’œil. 

Après 17 jours, le couple quitte l’hôpital le 2 décembre: «On a décidé de renouer avec la vie.» Lui a ensuite repris le travail en janvier, tandis qu’Hélène a dû subir pas moins de 14 opérations de reconstruction. Mais «elle n’a pas perdu son sourire.» Depuis peu, «Hélène a enfin retrouvé un visage qu’elle peut montrer, à découvert. Ce n’est pas son visage d’origine, mais elle a de nouveau un visage.»

L’audience est reprise. 

Le président indique à la cour que 70 nouvelles parties civiles du Bataclan doivent s’ajouter au programme de ces prochaines semaines. Il n’y a pour l’instant pas de disponibilité de créneau pour les auditionner. Le planning va donc nécessiter de nouveaux ajustements. 

Le nombre de parties civiles constituées au procès du 13-Novembre était d’environ 1800 à l’ouverture des débats. On en compte à présent près de 2300, elles seront peut-être 2700 lorsque le verdict sera rendu. 

Autrement dit, leur poids sur la machine à juger est exceptionnellement significatif. Le risque que l’intime conviction cède le pas à une intime émotion est plus élevé que jamais. 

» L’analyse de notre chroniqueur judiciaire

Mercredi, la douleur encore vive d’une dizaine de rescapés du Bataclan a résonné dans la cour d’assises. Tour à tour, ils ont évoqué à la barre cette nuit de cauchemar, où «les gens tombaient les uns sur les autres», cette odeur terrible de sang et de poudre, le souvenir des yeux des morts «qui s’éteignent», le dernier souffle d’un être cher… Le tout dans un huis clos insoutenable de plus de deux heures. 

Depuis presque six ans, la plupart partage cette même culpabilité d’être encore en vie, liée à l’impossibilité de tourner la page. Ils gardent «des cicatrices de peau, de cœur et d’âme.»

» Notre compte-rendu d’audience – Procès du 13-Novembre : le long calvaire des victimes du Bataclan

Bonjour à tous. Le Figaro continue de vous faire suivre en direct le procès des attentats du 13-Novembre. Ce jeudi, la cour d’assises spécialement composée entame le deuxième jour d’auditions des parties civiles du Bataclan.

La journée s’annonce chargée. Une quinzaine de témoignages de spectateurs qui se trouvaient dans la fosse et de proches de victimes tuées dans la salle de spectacle sont attendus. L’audience reprendra entre 12h30 et 13h.

» Notre direct de mercredi – Procès du 13-Novembre: «Pendant deux heures, j’ai vu les gens mourir», témoigne une victime du Bataclan

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