Elisabeth Moreno : «Je ne suis pas venue faire de la poterie» au gouvernement – Le Parisien

Un regard qui ne fuit pas, le verbe haut, Elisabeth Moreno n’a pas sa langue dans sa poche. Ce caractère que l’on devine bien trempé est l’une des raisons pour lesquelles Jean Castex a appelé au gouvernement cette self-made-woman, jusqu’alors dirigeante d’un géant de l’informatique. La voilà propulsée dans le grand bain de la politique. Sans transition. Un milieu inconnu pour elle mais qui ne la tétanise pas pour autant. « Ministre, je sais que cela fascine certains. Pas moi! » coupe court celle qui est désormais chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, la Diversité et l’Egalité des chances.

C’est à l’hôtel du Petit Monaco (Paris VIIe), où elle occupe ses nouvelles fonctions, qu’elle nous accueille pour sa première interview en tant que ministre déléguée auprès du Premier ministre. Dès ce lundi, un autre rendez-vous l’attend : à l’Elysée avec Emmanuel Macron.

C’est peu dire que la voix d’Elisabeth Moreno est très attendue, alors que le gouvernement peine à déminer la polémique suscitée par la nomination de Gérald Darmanin, place Beauvau. Le « premier flic de France » est visé par une plainte pour viol, rouverte par la cour d’appel de Paris après deux classements sans suite et un non-lieu. « Il faut quand même mesurer ce que c’est que d’être accusé à tort, de devoir expliquer à ses parents ce qu’il s’est passé parce que, c’est vrai, j’ai eu une vie de jeune homme », s’est défendu Gérald Darmanin dans la Voix du Nord. Et d’ajouter : « Quand on ne peut pas attaquer sur le fond, on essaie de salir. »

« Je suis la preuve vivante que ce n’est pas qu’une question de système »

Les associations féministes ont aussi le nouveau garde des Sceaux dans leur viseur, après ses propos sur le mouvement #MeeToo. « J’ai eu un langage fleuri, et je peux plaider coupable, c’était dans d’autres fonctions, a admis Eric Dupond-Moretti, en marge d’un déplacement, ce vendredi. Je n’ai jamais eu de langage sexiste. Et d’ailleurs, si vous reprenez mes déclarations, j’ai toujours prôné une totale égalité des droits. » A 49 ans, cette native du Cap-Vert, arrivée en France quand elle était enfant, aura fort à faire pour porter la « grande cause du quinquennat », d’autant qu’elle reprend le portefeuille occupé jusqu’ici par la très médiatique Marlène Schiappa.

Fille d’ouvrier et de femme de ménage immigrés, aînée d’une fratrie de six enfants, la « Franco-Africaine », comme Elisabeth Moreno se désigne volontiers, est à elle seule l’incarnation de la promesse républicaine. Le plafond de verre peut être brisé, elle en est convaincue. « On m’a toujours dit ce que je devais faire comme études, qui je devais épouser, qui je devais fréquenter, où je devais habiter… J’ai fait d’autres choix, insiste cette ancienne habitante de la cité Bleue d’Athis-Mons (Essonne). Décidez, vous aussi, de ce que vous voulez faire de votre vie. Tenez vos ambitions! Je suis la preuve vivante que ce n’est pas qu’une question de système! »

Il reste 600 jours à cette battante pour redonner confiance en l’ascenseur social. En attendant, elle doit finir de s’installer à Paris. Son mari et l’une de ses filles la rejoignent. Ils arrivent cette semaine d’Afrique du Sud, où la famille résidait. Une nouvelle vie qui commence. Entretien.

Comment avez-vous appris votre nomination ?

ÉLISABETH MORENO. Je suis une entrepreneuse, une femme de la Tech. Il y a deux ans, j’ai accepté de rejoindre le groupe Hewlett-Packard pour diriger l’Afrique, après avoir passé 45 ans en France. Je dois tout à ce pays et je me suis toujours demandé comment rendre ? J’ai la chance d’avoir trois cultures. Je suis africaine, parce que je suis née aux îles du Cap-Vert. Je suis française, parce que j’y ai passé toute ma vie. Et je suis européenne, parce que je crois à l’Europe. Dimanche 5 juillet, c’était les 45 ans de la fête de l’indépendance du Cap-Vert. Ce jour-là, j’ai eu un entretien téléphonique avec le Premier ministre français qui me proposait de rejoindre le gouvernement.

Qu’avez-vous ressenti ?

Une immense émotion. J’ai pensé à cette vie d’immigrée que j’ai eue, j’ai pensé aux sacrifices de mes parents, j’ai pensé aux humiliations, j’ai pensé aux injustices. Je suis l’aînée d’une famille de six enfants et j’ai toujours pris soin de mes frères et sœurs. J’étais la deuxième maman de la famille, puisque ma mère cumulait trois emplois et mon père travaillait aussi beaucoup. J’ai regardé ma vie et j’ai juste dit merci.

Vous avez dit que votre vie d’immigrée n’a jamais été un poids, mais qu’avez-vous ressenti lorsqu’on vous a dit au collège : « Toi, tu vas aller en CAP », alors que vous aviez d’autres ambitions ?

Quand, à l’âge de 5 ans, vous voyez votre maison partir en cendres, votre sœur grièvement brûlée, vous grandissez beaucoup plus vite que la moyenne. Moi, les obstacles m’ont toujours renforcée. A chaque fois qu’on m’a dit : « Mais pour qui tu te prends, reste à ta place », j’ai répondu :« Je vais vous montrer, ce n’est pas à vous de me dire de quoi je suis capable ».

Rachida Dati, ancienne garde des Sceaux, s’est insurgée contre la nomination de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur, alors qu’il est visé par une plainte pour viol…

Jusqu’à nouvel ordre, tant que vous n’êtes pas condamné par la Justice, vous êtes considéré comme innocent. Je me garderai bien de commenter cette affaire de M. Darmanin parce que ce n’est pas mon rôle et que je n’ai pas tous les éléments. Tout ce que je sais, c’est que la France est un Etat de droit et que nous pouvons lui laisser le bénéfice du doute. S’il est reconnu coupable, là, on en reparlera. J’ai une mission politique et ce qui me préoccupe tous les jours, en ce moment, c’est de savoir comment rassurer ces gens qui comptent sur moi pour avoir l’impression qu’ils font partie de la société française, qu’ils ont accès aux mêmes droits que n’importe quel Français, qu’ils peuvent prétendre à des emplois sans être discriminés. C’est cela qui m’intéresse. Je laisse les batailles politiciennes aux politiciens.

Paris, le 17 juillet. Elisabeth Moreno s’est entretenue avec Gérald Darmanin : « Ce qu’il m’a dit me porte à le croire. […] Si jamais il m’a menti, j’en tirerai toutes les conséquences. »/LP/Fred Dugit
Paris, le 17 juillet. Elisabeth Moreno s’est entretenue avec Gérald Darmanin : « Ce qu’il m’a dit me porte à le croire. […] Si jamais il m’a menti, j’en tirerai toutes les conséquences. »/LP/Fred Dugit  

Mais comment rassurer aussi les femmes qui voudront porter plainte contre des violences sexuelles auprès de policiers, alors qu’ils dépendent de ce ministère ?

C’est un vrai sujet. Si je rencontrais Mme Dati, que je respecte au demeurant, je lui dirais : « Les femmes peuvent porter plainte. Elles seront entendues, on s’occupera d’elles. On ne les laissera pas tomber. » Ma responsabilité est de faire en sorte que des victimes de violences se sentent libres de dire « je suis violentée ». J’ai récemment attrapé notre ami garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, pour lui dire : « Je vais être un gros caillou dans ta chaussure. Pas une victime ne doit s’interdire ces démarches et il va falloir suivre. »

Lorsque le président explique : « J’en ai parlé d’homme à homme avec lui », c’est une formule qui vous a choquée ?

Emmanuel Macron est un homme et Gérald Darmanin aussi. Qu’est-ce que vous vouliez qu’il dise d’autre ?

Vous n’avez pas peur que cette situation parasite votre action ?

Evidemment, j’ai parlé avec M. Darmanin. J’ai eu une conversation de femme à homme avec lui. Je lui ai dit : « Il faut qu’on se parle là parce qu’on est dans la même équipe. Ton sujet va être un boulet à porter pour moi, il faut que tu m’expliques ce qui s’est passé. » Et ce qu’il m’a dit me porte à le croire. Maintenant, je me mets aussi du côté des personnes dont j’ai la responsabilité, en l’occurrence les femmes, et si jamais il m’a menti, j’en tirerai toutes les conséquences.

Avez-vous été déjà victime de violences ?

Dans la Tech, où il n’y a que 30 % de femmes, j’ai vécu des discriminations. J’ai aussi pensé, comme beaucoup : « Ils ont d’autres chats à fouetter que de prendre ma plainte, on va me dire que j’exagère, qu’il n’a jamais voulu dire ça… » J’ai finalement porté plainte et cela n’a pas donné de suites. C’est pour ça aussi que je m’engage. L’impunité doit cesser.

Les violences faites aux femmes sont la grande cause du quinquennat. Est-ce synonyme de « grands » moyens budgétaires ?

Il ne vous a pas échappé qu’avant, ce dossier était suivi par un secrétariat d’Etat, aujourd’hui par un ministère (NDLR : délégué). En ce moment nous sommes en train de défendre les budgets. Qu’est-ce j’ai fait ? J’ai mis ma casquette de cheffe d’entreprise et j’ai regardé ce qui m’est proposé. Entre 2011 et aujourd’hui, ce budget a quasiment triplé. Je ne peux pas encore parler de celui qui sera accordé mais je peux vous affirmer que je sais négocier (rires). J’avais prévenu le président et le Premier ministre : je viens dans ce gouvernement qu’à la condition d’avoir les moyens d’atteindre mes objectifs et ils se sont tous les deux engagés à le faire « de femme à hommes ». Je suis dirigeante d’entreprise, je sais que si je n’ai pas les moyens, je ne peux rien faire. Je ne suis pas venue faire de la poterie. On parle de vies humaines.

Que faire pour réduire le nombre de féminicides ?

C’est un sujet que je connais très très bien (long silence). S’il y a une chose que je laisserai de mon passage au gouvernement, ce sera celui-là. Dans 600 jours, on aura réduit le nombre de femmes victimes. Je veux que les femmes puissent choisir de rester ou pas dans leur domicile, en cas de violences. Si elles veulent rester, c’est à leur bourreau de partir. Les violences intrafamiliales touchent toutes les générations, toutes les classes sociales, l’Hexagone et les outre-mer, cela gangrène toute notre société. Il existe déjà tout un arsenal juridique, mais il faut aussi que tout le monde se sente responsable. Quand vous entendez votre voisine se faire tabasser et que vous ne faites rien, c’est de la non-assistance à personne en danger.

Marlène Schiappa a visité vendredi un commissariat pour dénoncer les violences faites aux femmes. Empiète-t-elle sur votre domaine ?

Au contraire, je voudrais même qu’on soit 43 sur ces sujets ! Je ne suis pas là pour briller. Je n’en rien à faire qu’il y ait une loi Moreno. Ce que je veux c’est que les féminicides passent de 170 actuellement identifiés à 10 par an. Alors, je pourrai mourir tranquille.

Faut-il rallonger le congé paternité de 11 jours à un mois ?

Je suis à fond pour. Ce serait une vraie révolution. Il faut que l’homme et la femme partagent les mêmes charges à la maison. On l’a bien vu avec le confinement, la situation reste déséquilibrée.

Ce dimanche marque les quatre ans de la mort d’Adama Traoré. Quel regard portez-vous sur cette affaire ?

Je comprends la souffrance de cette famille et la passion d’Assa Traoré. Mais je me garderais bien d’avoir un jugement sur le fond. En revanche, moi qui ai vécu en Afrique du Sud, je sais ce qu’est un Etat qui a été raciste, avec l’Apartheid. Donc, je m’insurge contre ceux qui disent que la France est raciste ou que la police l’est. Il peut y avoir des individus racistes, c’est autre chose.

Femme noire, issue d’un milieu populaire, ne craignez-vous pas de servir de caution « diversité » au gouvernement ?

Est-ce que j’ai la tête d’une caution ? Est-ce que mon parcours de vie est un parcours de caution ?

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