Election présidentielle en Tunisie : « Aucun juge ne s’est plaint d’ingérence politique » – Le Monde

Affiche électorale du candidat Nabil Karoui à Tunis, le 9 octobre 2019. Le magnat des médias, empêché de faire campagne par son maintien en détention, a déposé un recours pour que le second tour de la présidentielle, prévu le 13 octobre, soit reporté pour « inégalité des chances ».

La Tunisie doit élire, dimanche 13 octobre, son président pour la deuxième fois après la révolution de 2011. Le second tour doit opposer un candidat en prison, le magnat des médias Nabil Karoui, au juriste conservateur Kaïs Saïed. Le patron de Nessma TV, de facto empêché de faire campagne, a déposé, mardi, un recours en justice pour que le second tour soit reporté au motif que l’égalité des chances n’est pas respectée.

La détention préventive de M. Karoui, soupçonné de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale, a soulevé de nombreuses questions sur la justice tunisienne, soupçonnée d’obéir aux instructions du chef du gouvernement.

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Pourtant, les juges ne dépendent plus de l’exécutif, mais du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), censé veiller à l’indépendance de la justice. La création de cette institution avait été prévue par la Constitution de 2014, mais ce n’est que depuis le 27 septembre 2019 que le CSM est pleinement constitué avec ses 45 membres. Dans une interview au Monde Afrique, son président, le magistrat Youssef Bouzekher, affirme qu’« aucun juge ne s’est plaint d’ingérence » dans le cadre de l’affaire Karoui. Il reconnaît cependant avoir toujours des « contentieux » avec le gouvernement.

L’affaire Karoui a relancé les interrogations sur une possible instrumentalisation politique de la justice tunisienne. Pensez-vous que des tentatives d’ingérence partisane ont pu parasiter le processus judiciaire ?

Youssef Bouzekher Je n’ai aucun élément qui me permette de le dire. Aucun juge ne s’est plaint d’ingérence, de manière claire ou implicite. Le dossier est selon moi bien géré et j’ai confiance dans mes confrères qui le supervisent.

Pourtant, le fait qu’un candidat ne puisse pas faire campagne peut entacher le processus. Le scénario d’annulation des élections est même évoqué. Est-ce crédible ?

Cette question vient trop tôt. Ceux qui brandissent « l’inégalité des chances » devraient être en mesure de le prouver. In fine, seule la justice peut répondre à ces questions.

Appelez-vous à sa libération ?

Je ne m’immisce pas dans cette procédure judiciaire. C’est un processus technique qui ne concerne que les juges chargés du dossier, ni plus ni moins. Comment demander aux autres pouvoirs de respecter l’indépendance de la justice et des juges, si nous ne le faisons pas nous-mêmes ?

Par ailleurs, l’Inspection générale s’est exprimée sur le dossier de l’arrestation de Nabil Karoui : elle a affirmé qu’il n’y avait pas d’ingérence politique et que les procédures ont été respectées. Je ne peux pas avoir un avis différent de la structure habilitée à s’exprimer.

Est-ce que l’Inspection générale est indépendante ?

L’Inspection générale est composée de magistrats. Si ces derniers dépendent du CSM, l’inspection est cependant toujours sous tutelle du ministère de la justice, c’est-à-dire du pouvoir exécutif. Selon moi, elle devrait dépendre du CSM.

Entre 2011 et aujourd’hui, à quel moment le politique s’est-il immiscé dans la justice ?

Il n’y a pas eu d’intervention gouvernementale dans des décisions de justice. Cependant, l’intervention des politiques est sous-jacente, elle a lieu à un niveau institutionnel et cela me semble encore plus dangereux. Il y a une tendance, volontaire ou pas, d’« amenuiser » l’institution judiciaire. Notre Constitution a mis la barre assez haut en matière d’indépendance de la justice, mais la loi organique du CSM adoptée par les élus sortants en a limité les effets. La motivation était claire : marginaliser le Conseil et en faire un gestionnaire de ressources humaines des magistrats qui se limite à la promotion, aux mutations et à la discipline. C’est tout. C’est pour cela que nous comptons sur la conscience citoyenne : une justice indépendante est une nécessité et la seule apte à sauver la transition démocratique.

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Nous avons des contentieux avec le gouvernement. Il ne reconnaît pas le pouvoir réglementaire du CSM. Nous avons pris quatre arrêtés qui n’ont pas été publiés au Journal officiel, comment peut-on avancer ? De fait, nous n’avons pas la possibilité d’organiser la carte judiciaire, ni l’organigramme des tribunaux, selon ce qui nous semble utile et nécessaire. Résultat, on met en pratique nos décisions sans la publication au Journal officiel. C’est délicat.

Si l’exécutif ne vous reconnaît pas, qu’est-ce qui l’empêcherait de faire pression sur des magistrats ?

Non, ce n’est pas possible, car les magistrats ne sont plus dépendants de l’exécutif dans leurs parcours professionnels.

L’exécutif a contrôlé la justice durant des décennies, ce n’est pas facile de lui arracher une partie de ses prérogatives historiques en un an ou deux. Dans tous les cas, nous faisons de notre mieux. L’indépendance de la justice n’est pas une déclaration de principe, ce sont des pratiques que tout le monde doit s’approprier, que ce soit l’exécutif, le législatif ou encore les citoyens.

Sur le site du département américain de la justice, des contrats de lobbying sur lesquels figurent les noms de M. Karoui, d’Olfa Terras Rambourg [tête de liste à Bizerte du mouvement Aïch Tounsi] et du parti Ennahdha suscitent beaucoup de questionnements. La justice peut-elle intervenir pendant la période électorale ?

C’est la responsabilité directe de l’Instance supérieure et indépendante pour les élections (ISIE) de dire si cela affecte l’intégrité des élections.

Pour notre part, nous ne pouvons intervenir qu’à l’issue du processus électoral, car le temps électoral n’est pas le même que le temps judiciaire.

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Nos procédures actuelles ne permettent pas aux tribunaux d’avoir un regard sur tout. Nous sommes dans l’obligation de développer notre manière de travailler afin de nous adapter à ce nouveau type d’abus.

Des associations ont constaté que des figures de la contrebande ou des personnes craignant des poursuites judiciaires choisissent de se présenter aux législatives pour bénéficier de l’immunité. Le cas Karoui pose aussi cette question de l’immunité.

Tout le monde a le droit de se porter candidat. Cependant, s’attacher à son immunité alors qu’on est poursuivi par une justice indépendante, c’est indigne. C’est la porte ouverte à l’impunité. Mais l’immunité n’est pas éternelle et les poursuites reprennent dès la fin du mandat. Idem pour les magistrats, leur immunité est révocable.

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Le candidat à la présidentielle Kaïs Saïed est un enseignant de droit constitutionnel. Il appelle toutefois à amender la Constitution. Qu’en pensez-vous ?

J’espère qu’il ne mettra pas de côté la Constitution après son élection. Le pays n’a pas besoin de rouvrir le débat sur les choix constitutionnels.

Votre message aux nouveaux députés et aux Tunisiens ?

Respectez la Constitution ! Les pouvoirs exécutif et législatif changent tous les cinq ans, cependant, les médias et la justice ne changent pas. Ils sont les gardiens de la transition démocratique et doivent être à la hauteur de leurs responsabilités. On ne peut avancer sans des médias et une justice indépendants et libres.

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