Bureaux détruits à Gaza, soupçons de manipulation… à quoi joue Israël avec les médias ? – Le Parisien

L’immeuble abritant des médias à Gaza était « une cible parfaitement légitime ». Ce dimanche, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a clairement assumé la destruction, la veille, de la tour où la chaîne Al-Jazeera et l’agence AP avaient leurs bureaux. Un nouveau défi à la communauté internationale, qui a condamné cette frappe, mais aussi à la presse étrangère, qui l’accusait déjà de lui avoir joué un tour cette semaine en l’utilisant à des fins stratégiques. Ces dernières heures, dans les rédactions installées sur place, tournaient ainsi en boucle ces questions : que cherchait donc à faire Israël et quel intérêt avait Tsahal à cibler les bureaux de journalistes ?

La tension montait en réalité depuis jeudi soir entre la presse et l’Etat hébreu. Ce soir-là, l’armée israélienne annonce sur ses réseaux sociaux une attaque dans la bande de Gaza.

Une annonce doublée d’un message sur WhatsApp à un groupe de correspondants étrangers basés en Israël, envoyé par le service de presse de l’armée israélienne, « les informant officiellement que des troupes terrestres étaient en opération à l’intérieur de Gaza », précise le journal israélien de gauche Haaretz.

Aussitôt, l’information est relayée par les médias et agences de presse du monde entier. Mais deux heures plus tard, machine arrière : l’armée publie une « clarification » pour dire qu’il n’y avait « pas de soldats » dans l’enclave palestinienne, et évoque un « problème de communication en interne ».

VIDÉO. Gaza : un immeuble abritant Al-Jazeera et l’agence AP pulvérisé par des missiles israéliens

Une simple erreur ? Des médias israéliens, comme le Jérusalem Post, estiment pourtant que cette fausse information servait en réalité à duper le Hamas. Rien ne se passait au sol, mais dans les airs : « 160 avions se sont rassemblés pour un bombardement massif de la bande de Gaza, explique le journal. Leur cible était ce que les forces armées israéliennes appellent le métro, un réseau souterrain de tunnels où le Hamas a stocké ses armes et qu’il utilise pour se déplacer dans la bande de Gaza à l’abri des avions israéliens. » En faisant croire à un assaut imminent au sol, l’armée israélienne aurait donc forcé les combattants du Hamas à se mettre en mouvement. L’attaque a porté ses fruits, puisque des chefs militaires du Hamas ont été tués.

« Les services israéliens évitent la désinformation »

Les journalistes ont-ils donc été dupés ? Impossible de le savoir avec certitude. Certains évoquent une simple incompréhension du message, une mauvaise traduction, comme le journaliste d’AP Fares Akram. Selon le géopolitologue Didier Billion, directeur adjoint de l’Iris et spécialiste du Moyen-Orient, il est aussi possible que cette annonce très vite démentie résulte d’un cafouillage, illustrant les divergences au sein de l’armée israélienne. « Les dirigeants du Hamas sont rompus à la clandestinité, à la plus grande des prudences, ils cloisonnent leurs déplacements, relativise-t-il par ailleurs. L’armée israélienne sait qu’une annonce pipeau ne fera pas sortir les responsables militaires de leur planque pour défendre les Gazaouis, ce ne sont pas eux qui prennent les kalachnikovs, le Hamas ne fonctionne pas de cette façon. »

Pour Charles Enderlin aussi, ancien correspondant à Jérusalem de France Télévisions, il s’agissait bien d’une erreur qui décrédibilise le porte-parole de l’armée. « En général, les services israéliens évitent ce genre de désinformation, quand même assez facile à déconstruire. Les mensonges sont plutôt destinés à couvrir de grosses bavures. »

Finalement, trois hypothèses s’opposent, avance pour sa part Bertrand Badie, chercheur au Ceri (centre d’études et de recherches internationales) : une annonce dissuasive, « façon de dire que c’est une option sérieuse qui peut se produire à n’importe quel moment », une annonce tactique pour redéployer les forces du Hamas, comme le pensent les journalistes, et enfin l’hypothèse de l’intervention diplomatique. « C’était peut-être l’intention réelle au sein du gouvernement israélien, qui a été dissuadé de l’extérieur, par les Etats-Unis par exemple, et qui aurait cherché à sauver la face en plaidant l’erreur. Il serait hasardeux d’arbitrer entre ces trois-là. »

« Le fait de se mettre à dos la presse occidentale est étrange »

C’est dans ce contexte déjà chaud que la frappe visant la tour où étaient installés AP et Al-Jazeera survient, deux jours plus tard. Une nouvelle action difficilement compréhensible qui, cette fois, choque la presse du monde entier. A commencer par AP, dont le président, Gary Pruitt, s’indigne d’une « évolution incroyablement inquiétante ».

« C’est la première fois que la presse est à ce point ciblée, l’attaque est hautement symbolique, s’étonne Bertrand Badie. On sait qu’Al-Jazeera, engagée aux côtés des Palestiniens, n’a pas bonne presse en Israël, mais on se demande pourquoi AP. S’attaquer à AP, c’était inévitablement obliger Biden à réagir, et quel intérêt ? Le fait de se mettre à dos la presse occidentale est étrange. »

Le bombardement avait été annoncé quelques minutes avant par l’armée, permettant aux occupants de la tour d’évacuer les lieux. Pour justifier la destruction de l’immeuble, l’armée a expliqué qu’il abritait selon elle « des entités appartenant au renseignement militaire de l’organisation terroriste Hamas ».

« Le prétexte de la présence du Hamas est évoqué presque à chaque fois, rappelle le chercheur. On inverse la situation en disant que le Hamas a fait exprès de mettre des civils dans tel ou tel bâtiment. Or l’exiguïté territoriale de Gaza est telle que ce phénomène d’enchevêtrement entre civils et militaires est inévitable. »

Vers une enquête ?

En visant la tour des médias, Israël prend aussi un risque, celui de « dégrader son image », estime Didier Billion, alors que le gouvernement a « une peur bleue de l’image qu’il projette à l’international ». « Imagine-t-on une seconde que tout autre gouvernement puisse se permettre de détruire un immeuble où se trouve un certain nombre d’organes de presse internationaux, et que cela ne suscite pas de réaction ? Non. Cela renvoie à la question du sentiment d’impunité dont jouissent les dirigeants israéliens. »

Depuis la dernière guerre en 2014, le sort des Palestiniens ne faisait pourtant plus vraiment l’actualité. Un désintérêt qui faisait l’affaire de Benyamin Netanyahou. « Cela lui a permis de concentrer l’attention sur l’image de marque d’Israël, le high-tech et récemment la réussite de la campagne de vaccination », analyse Charles Enderlin.

Mais le vent a tourné. Avec la crise actuelle et les caméras de nouveau braquées sur Israël, une ambiance « anti-presse » se ressent : « Des équipes de journalistes ont été attaquées par des émeutiers, juifs mais aussi arabes », observe l’auteur de De notre correspondant à Jérusalem (éditions Seuil). « Le fait que l’armée se permette de manipuler la presse étrangère, puis de détruire à Gaza l’immeuble où se trouvaient la grande agence AP et Al-Jazeera est, à mon sens, un processus de décision complètement erroné. Les responsables israéliens n’avaient pas réfléchi aux conséquences éventuelles. »

Dimanche, Reporters sans frontières a demandé à la procureure de la Cour pénale internationale Fatou Bensouda de déterminer si ces bombardements constituent des crimes de guerre. Début mars, la CPI a ouvert une enquête pour les crimes commis, depuis juin 2014, dans les territoires palestiniens occupés.

Leave a Reply

Discover more from Ultimatepocket

Subscribe now to keep reading and get access to the full archive.

Continue reading