
Brexit : le vote historique n’a pas eu lieu – Libération

«C’est une journée historique», a dit le Premier ministre Boris Johnson, à peine son café matinal avalé et «vraiment déçu» de devoir rater le quart de finale de la Coupe du Monde de rugby entre l’Angleterre et l’Australie (gagné par la première, 40 à 16). «C’est un moment historique», lui a répondu le chef de l’opposition travailliste Jeremy Corbyn, qui de toute façon préfère le cricket. «Quelle occasion historique !», ont répété les uns après les autres les députés et commentateurs pendant plus de cinq heures de débats ce samedi dans une Chambre des communes surpeuplée et surchauffée.
Et puis en fait, non, le vote historique n’a pas eu lieu. Le «Super Samedi» promis s’est transformé en un simple samedi raté. Depuis les bancs verts de Westminster, une nouvelle foire d’empoigne, parfois difficilement compréhensible, a occupé le temps. Mais, au bout des cris, des récriminations et des insultes polies, soigneusement enrobées dans des siècles d’usage et de tradition, rien n’est sorti, une fois de plus. Le Brexit n’a pas eu lieu. Pas encore.
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On prendra les mêmes et on recommencera, probablement lundi, sans plus de garantie de résultat. Trois ans et quatre mois après le référendum du 23 juin 2016, après deux accords et quatre votes perdus, le Brexit est décidément un accouchement douloureux.
«Brexit fatigue»
Pourtant, Boris Johnson y croyait, rentré auréolé de son succès à Bruxelles, le héros du jour qui avait réussi à faire plier les Européens, à leur faire rouvrir l’Accord de retrait de l’Union européenne et abandonner le backstop irlandais. Le clown que tous avaient moqué et sous-estimé arrivait armé d’un accord et comptait bien profiter de la dynamique engagée au Conseil européen et du compte à rebours avant la date-butoir du 31 octobre pour faire plier les derniers députés réticents.
Il a même évoqué la «Brexit fatigue» dont souffre tout le pays, mais aussi l’Union européenne. En anglais, le mot français «fatigue» est synonyme de lassitude, de ras-le-bol généralisé. Et plusieurs députés n’ont pas hésité à l’évoquer, à se dire prêts à voter pour cet accord, pour enfin en finir. Certains avaient d’autres idées. Et notamment Oliver Letwin, ancien conservateur récemment expulsé du parti pour avoir refusé d’envisager une sortie de l’UE sans accord. C’est exactement dans cet esprit qu’il a présenté un amendement, soutenu par des députés de tous bords, à la motion du gouvernement sur l’accord conclu à Bruxelles.
Regards courroucés
Son raisonnement était simple. Adopter formellement une loi, comme l’exige le retrait de l’UE, prend du temps. Plusieurs lectures ont lieu, à la Chambre des communes puis chez les Lords, la chambre haute du Parlement, avant de revenir aux Communes pour être entérinée puis recevoir le «royal assent», le consentement royal, autrement dit la signature de la reine Elizabeth II. C’est à cet instant seulement que la loi entre vraiment dans la législation.
Ce processus permet en principe qu’une loi soit soigneusement étudiée et examinée, voire remise en question, par le Parlement. Il prend du temps, parfois quelques jours, parfois quelques semaines. Or, le 31 octobre reste la date de sortie de l’UE par défaut, en l’absence d’un accord ou d’une demande d’extension. L’amendement d’Oliver Letwin réclamait donc l’envoi d’une lettre demandant une extension à l’UE pour garantir que si la loi n’était pas techniquement totalement adoptée le 31 octobre, le Royaume-Uni ne sortirait pas de l’UE sans accord.
«Je voterai pour cet accord, mais à la condition d’avoir cette assurance», a insisté «l’honorable membre du Dorset West», la formule consacrée pour désigner les députés aux Communes, où les noms de famille ne sont jamais utilisés. Le feu des regards courroucés de certains de ses collègues ont failli transpercer son costume. Mais il avait pour le soutenir, outre le parti du Labour, les Libéraux-démocrates, les Ecossais du Scottish National Party, une députée Green et aussi plusieurs de ces anciens collègues conservateurs.
Plus surprenant, son amendement a également été voté par l’ensemble des dix députés nord-irlandais du Democratic unionist party (DUP). Ils se sont sentis trahis par Boris Johnson à Bruxelles. Pour ces unionistes convaincus, pour qui l’attachement à la Grande-Bretagne reste le fondement de leur existence, l’idée de laisser l’Irlande du Nord dans un ensemble qui suivrait les règles du marché commun, même de manière provisoire, alors que le reste du pays suivrait d’autres règles est assimilé à un abandon pur et simple, un pas de plus vers une réunification de l’île d’Irlande dont ils ne veulent à aucun prix.
Joie des anti-Brexit
Pendant les débats, à plusieurs reprises, des députés proches de Boris Johnson ont emmené à l’extérieur de la Chambre, Sammy Wilson, l’un des députés du DUP, suivi, quelques minutes après, par le chef du DUP à Westminster Nigel Dodds. Les conciliabules (menaces, promesses ?) se sont poursuivis jusqu’à la dernière seconde. Mais, au moment du vote, la fureur était toujours présente et le DUP a voté l’amendement. Boris Johnson a perdu ce vote par 322 voix contre 306. Il savait qu’il n’avait plus de chance de faire adopter l’accord ce samedi. Et à l’extérieur de Westminster, où des milliers de manifestants contre le Brexit s’étaient rassemblées, la clameur de joie a été assourdissante.
«Cela a été un moment exceptionnel pour notre pays, un moment exceptionnel pour notre Parlement», a déclaré le Premier ministre juste après le vote. Il a promis un nouveau vote sur l’accord, probablement dès lundi, peut-être mardi. Avant de lancer, presque bravâche et sous les hurlements : «et pour anticiper les questions des bancs de l’opposition, je ne négocierai pas d’extension avec l’UE et rien dans la loi ne m’y contraint !». La loi Benn, votée le mois dernier, l’oblige à demander une extension à l’UE, avant samedi à minuit (heure de Bruxelles). Elle ne lui enjoint effectivement pas de «négocier» quoi que ce soit.
Fidèle à son calme depuis trois ans et demi, résignée peut-être, désolée et probablement épuisée, la Commission européenne a «pris acte du vote» et s’est bien gardée d’en dire plus. Lundi sera peut-être finalement l’ultime «Super Lundi». Ou pas.