Bolivie : quatre choses à savoir sur Evo Morales, président démissionnaire après treize ans au pouvoir – Le Monde

Evo Morales le 28 décembre 2005, après sa première victoire à l’élection présidentielle.

Dans toutes les échoppes de souvenirs de La Paz, son visage impassible s’étalait sur les mugs, cartes postales, tee-shirts ou paquets de feuilles de coca… Avec son épaisse chevelure brune et son visage tanné, Evo Morales était devenu l’incarnation de la Bolivie depuis qu’il en avait pris la tête, voilà treize ans.

Sa démission, annoncée dimanche 10 novembre à la suite d’un mouvement de protestation inédit contestant sa réélection pour un quatrième mandat, met un terme à une longue et atypique carrière politique, qui a marqué l’histoire contemporaine du continent sud-américain. Pourquoi ? Voilà quatre éléments pour comprendre le « phénomène Morales ».

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  • L’incarnation du renouveau amérindien

Né le 26 octobre 1959 dans un village miséreux de la région occidentale d’Oruro, dans l’Altiplano bolivien, Evo Morales quitte jeune l’école pour aider sa famille de paysans amérindiens. Dans Cocalero, sorti en 2007, le cinéaste argentin Alejandro Landes revient sur cette enfance difficile, passée à cumuler les petits boulots – de berger de lamas à maçon ou encore trompettiste dans un orchestre et boulanger. Le jeune Evo ne parle que la langue aymara, et voit son père poussé à l’exil saisonnier en Argentine pour tenter de faire vivre la famille.

Tout au long de sa carrière, Evo Morales n’a pas hésité à évoquer ce parcours personnel pour justifier son programme social. Lors de l’inauguration d’un hôpital dans le Cochabamba, en 2014, Evo Morales rappelle ainsi l’enjeu de l’accès aux soins pour les populations indigènes, rappelant avoir lui-même perdu quatre de ses six frères avant l’âge de 2 ans à cause de l’absence de médicaments. A l’époque, expliquait-il, sa famille devait se contenter des quelques plantes médicinales – la lampaya et la wira-wira –, mais aussi de sa propre urine. « Il me coûte de dire la vérité », affirmait-il alors.

Cette origine sociale constituera pourtant le socle identitaire de sa carrière politique. Sa première candidature à l’élection présidentielle de 2001, où il affiche fièrement la wiphala, ce drapeau coloré des Andes, redonne espoir et fierté à la population amérindienne, qui représente 62 % des 11,3 millions de Boliviens. Après un premier échec en 2001, son investiture, le 22 janvier 2006, parachève ce renouveau amérindien : Evo Morales s’y illustre pieds nus, implorant la grâce et l’inspiration des divinités précolombiennes, dont la déesse Terre, Pachamama. Il devient alors le premier président indigène de l’histoire de la Bolivie.

  • Formé à l’école du syndicalisme

Evo Morales a à peine 19 ans quand il abandonne son Altiplano natal, où les mines ferment tour à tour, pour gagner les plaines tropicales de Chapare. Avec sa famille, il cultive d’abord du riz, puis des bananes, et enfin de la coca, cette plante dont la Bolivie est le premier producteur au monde et qui est notamment utilisée pour obtenir la cocaïne. Le jeune Evo Morales découvre alors la face noire de cette culture, et les nombreuses injustices subies par la population locale, sous couvert de lutte contre les narcotrafiquants. Il s’engage alors dans la lutte syndicale.

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D’abord capitaine de l’équipe de football du syndicat des cultivateurs de coca, puis secrétaire aux sports de l’organisation, il en gravit tous les échelons pour devenir en 1988 le patron des six fédérations de producteurs de coca de la région du tropique de Cochabamba. A sa tête, il impulse un vaste mouvement de résistance à la politique d’éradication de la coca, financée par les Etats-Unis. En 1994, Evo Morales est tabassé par des policiers en civil lors d’une manifestation. Emprisonné, il entame une grève de la faim qui le fait connaître dans tout le pays.

Evo Morales après sa démission, dimanche 10 novembre.

En 1997, sa notoriété d’agitateur syndicaliste lui permet d’être élu député du Mouvement vers le socialisme (MAS) – un titre qui lui permet de s’illustrer régulièrement lors de discours au Parlement. C’est tout naturellement que l’opposition le choisit comme candidat à l’élection présidentielle de 2001. Il s’incline avec 20,9 % des voix, contre 22,5 % pour le président sortant, Gonzalo Sanchez de Lozada. La seconde tentative sera la bonne : il s’impose en 2005 dès le premier tour avec 53,7 % des suffrages, contre 28,5 % pour le candidat conservateur.

De ce parcours militant, Evo Morales gardera un sens du fonctionnement collectif et de la lutte syndicale – il se décrit lui-même comme « le président des mouvements sociaux ». Tout au long de sa présidence, sa base électorale constituée de travailleurs pauvres lui restera fidèle, jusqu’au dimanche 10 novembre, lorsque la Centrale ouvrière bolivienne, principale organisation salariale du pays, a annoncé lui retirer sa confiance.

  • Un membre du mouvement de la « vague rose »

Lorsqu’il accède au pouvoir en 2006, Evo Morales parachève un basculement à gauche qui s’est opéré dans l’ensemble de l’Amérique du Sud. Ce mouvement, baptisé la « vague rose », a commencé en 1998 au Venezuela avec l’élection d’Hugo Chavez (resté en poste jusqu’à sa mort, en 2013), puis au Chili en 2000 avec l’élection de Ricardo Lagos. En 2002, c’est le Brésil qui bascule en élisant Lula da Silva (qui restera huit ans au pouvoir), puis l’Argentine, en 2003, avec Nestor Kirchner. L’Uruguay, en 2004, élit pour sa part Tabaré Vazquez, puis le Pérou plébiscite Alan Garcia et le Nicaragua fait revenir l’ex-guérillero sandiniste Daniel Ortega.

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Il y a certes beaucoup de divergences dans cette gauche sud-américaine, mais Evo Morales s’inscrit pleinement dans cette transition historique. A la tête de l’Etat bolivien, il impulse une série de changements majeurs, à commencer par un vaste programme de nationalisations, notamment dans le secteur des hydrocarbures. Symbole de ce changement d’ère, il baisse aussi drastiquement son propre salaire et celui des membres de son cabinet. L’administration Morales investit sa nouvelle manne financière issue du gaz et du pétrole dans un vaste programme social pour lutter contre la grande pauvreté. En 2006, 36 % de la population bolivienne vit avec moins de 1,90 dollar par jour, contre 17 % en 2018.

  • Une longévité unique – mais problématique – dans l’histoire du pays

La popularité d’Evo Morales est à son point culminant en 2009, lorsqu’il est réélu au premier tour avec 64 % des votes – dix points de plus que lors de la précédente élection. Surfant sur cette vague, il fait modifier la Constitution par référendum pour lui permettre d’exercer un mandat supplémentaire. Quatre ans plus tard, le plus célèbre des Amérindiens boliviens gagne son pari, et est réélu avec 61 % des suffrages. Sa longévité est inédite dans ce petit pays marqué par une histoire politique pour le moins accidentée. De 1825 à 1985, la Bolivie a connu pas moins de 190 coups d’Etat.

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Mais c’est aussi par cette longévité que le sort d’Evo Morales bascule. En 2016, le président connaît son premier échec cuisant. Consultés à nouveau par référendum, les électeurs rejettent par 51,3 % des suffrages la modification de la Constitution qui aurait permis au président Evo Morales de briguer un quatrième mandat en 2019. Quelques semaines plus tôt, une chaîne de télévision avait accusé le gouvernement dans une affaire de corruption impliquant une ancienne compagne du chef de l’Etat.

Malgré ce désaveu, Evo Morales, dont la dérive autoritariste est dénoncée de plus en plus violemment par l’opposition, refuse ce résultat. En novembre 2017, la justice l’autorisera à se porter candidat, au motif que sa candidature relève « de son droit humain ». Le stratagème est tellement gros qu’il ne convainc personne. Lors du scrutin du 20 octobre, il arrive en tête de l’élection présidentielle, suivi de près par le centriste Carlos Mesa. Mais le dépouillement fait polémique et les fraudes sont tellement évidentes que de violents incidents éclatent dans tout le pays. Trois semaines plus tard, Evo Morales est contraint à la démission, ouvrant la voie à un nouveau chapitre pour la Bolivie.

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