Au procès des attentats du 13-Novembre, le douloureux récit de l’identification des corps – franceinfo

C’est l’une des particularités du procès des attentats du 13-Novembre : depuis le début des auditions, les témoins appelés à la barre – des policiers pour la plupart – commencent leur déposition par un mot pour les parties civiles, s’excusant à l’avance pour le récit à suivre. Le professeur Bertrand Ludes fait exception à cette règle d’usage. Le directeur de l’Institut médico-légal (IML) de Paris, 62 ans, entame son témoignage devant la cour d’assises spéciale de Paris, jeudi 23 septembre, par une autre anticipation : “Je n’aborderai pas l’identification des corps des victimes, qui relève des forces de police.” 

Il faut dire que les oreilles de cette sommité de la médecine légale avaient sifflé, il y a cinq ans, devant la commission d’enquête parlementaire sur les attentats. Les ratés dans l’identification de certaines des 130 victimes et la gestion de l’accueil des familles avaient été dénoncés par des proches endeuillés.

Bertrand Ludes, cheveux et costume gris, préfère donc commencer par diluer les responsabilités en listant tous les acteurs mobilisés à l’IML dès le 14 novembre. “Le bâtiment”, situé dans le 12e arrondissement de Paris, “a abrité des unités de police chargées de l’enquête, la cellule interministérielle chargée des victimes (CIAV), des cellules d’urgence médico-psychologique…”

Dans son exposé liminaire, l’expert anticipe les questions à venir. Pourquoi ne pas avoir saisi la main tendue par l’IRCGN (Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale) qui, comme l’avait révélé Le Canard enchaîné, avait proposé ses services à trois reprises ? Bertrand Ludes fait valoir la “situation centrale” de l’IML, seul établissement qui présentait la capacité d’accueil de 200 corps”.

Le premier corps est arrivé à 6 heures du matin, le samedi 14 novembre. Le dernier le jeudi 19 novembre, à 16h50, après l’assaut à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). L’institut a en effet accueilli les dépouilles des victimes et celles des neuf terroristes, dont sept sont morts dans l’explosion de leur gilet. “Dix-sept fragments de corps ont été admis le 14 novembre, d’autres dans les jours suivants”, détaille, clinique, le professeur. Pour faire face à un afflux inédit de cadavres, les autopsies, d’ordinaire obligatoires sur une scène de crime, sont réservées aux victimes du Bataclan, à celles qui présentent des projectiles non visibles sur les examens d’imagerie et aux personnes mortes à l’hôpital. 

La suite est une litanie de chiffres macabres : “Quarante-neuf scanners, 144 radiographies conventionnelles, 77 autopsies de corps, dont 49 en bon état de conservation”, assurés par “15 médecins légistes, quatre chirurgiens dentistes, six radiologues-scanner et conventionnels, trois balisticiens…”

Pour les “156 présentations de corps aux familles”, en revanche, une seule et unique psychologue clinicienne. Des victimes encore “sous scellés judiciaires”, aperçues “derrière une baie vitrée” en raison des “risques de contamination”, recouvertes d’un linceul ne laissant apparaître que “l’extrémité céphalique” – la tête – “si celle-ci est visible”. Bertrand Ludes décrit des “lésions majeures” provoquées par des “fragments de projectiles” dans différentes régions du corps : “Cranio-cérébrales, cervicales, thoraciques, abdominales et aux membres inférieurs.” Le jargon du médecin légiste, qui parle à plusieurs reprises de “dilacération des tissus ou des organes”, laisse entrevoir le désastre causé par les balles des kalachnikov sur les chairs.  

Derrière ces descriptions glaçantes se pose une “question délicate, surtout pour les parties civiles”. Elle est formulée par le président : “Que peut-on déduire de ces constatations sur le délai dans lequel intervient le décès ?” Avec prudence, Bertrand Ludes évoque “un décès immédiat pour un grand nombre de victimes”, de l’ordre de “trois à quatre minutes dans les cas d’hémorragies massives”, mais avec une perte de connaissance.

L’annonce des décès se déroule dans la désorganisation la plus totale. Les familles appellent en nombre. Tantôt les agents d’accueil de l’IML confirment la présence d’un proche, alors qu’ils ne sont pas censés le faire, tantôt ils refusent de donner l’information. “C’est un ressenti très douloureux, je le comprends et j’en suis désolé”, reconnaît le médecin légiste dans un premier mea culpa. Quid des cinq courtes minutes accordées aux familles pour rester en présence du défunt, évoquées par un de leurs avocats, Jean Reinhart ? “Si ça s’est passé comme ça, je suis vraiment confus”, s’excuse l’expert. Une clameur retentit depuis le banc des parties civiles : “Ça s’est passé comme ça !”

Aurélie Coviaux, avocate de la famille d’Estelle Rouat, tuée au Bataclan, résume d’une phrase cinglante : “La confusion qui s’est produite à l’IML a été telle que son père a eu l’espoir fou qu’elle soit encore vivante.” Ce soir-là, le chaos a malgré tout dépassé le cadre de l’IML. Des victimes ont été mal identifiées sur les scènes des attentats, comme Claire Maitrot-Tapprest, recouverte au Bataclan du manteau d’une survivante contenant le pass Navigo de cette dernière. Ou Lamia Mondeguer, confondue avec la victime Michelli Gil Jaimez, les secouristes ayant inversé leurs effets personnels sur la terrasse de La Belle Equipe. L’erreur s’est poursuivie jusqu’à l’Institut, qui a présenté le mauvais corps. L’incompréhension s’est ajoutée à la douleur.

Six ans après, les familles attendent toujours certaines réponses. Leurs avocats se lèvent tour à tour et demandent si ce proche “est mort sur le coup”, si une réanimation a été pratiquée, pour tenter de saisir les derniers instants. Bertrand Ludes consulte son dossier et répond “plaie cardiopulmonaire”, “traumatisme thoracique ou encéphalien majeur”, “hémorragies multiples”. Des mots aussi froids que ceux d’un rapport médico-légal. Les seuls auxquels il faut bien s’accrocher. 

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