Au Canada, le traumatisme des pensionnats autochtones continue de hanter les survivants “brisés” par des année – franceinfo

“Cette visite va soulever beaucoup d’émotions.” Quatre mois après avoir reconnu le rôle de l’Eglise catholique dans l’enrôlement forcé d’enfants autochtones dans des pensionnats au Canada, le pape François doit rencontrer plusieurs de ces communautés lors d’un séjour qui débute dans l’Alberta dimanche 24 juillet. L’occasion de réitérer ses excuses officielles, sur les lieux où ces populations ont été victimes de violences durant des décennies, souligne le Globe and Mail*.

Ce voyage a été organisé après la découverte, en 2021, de centaines de sépultures anonymes près d’anciens pensionnats. “Je suis consterné par les politiques honteuses qui ont volé des enfants autochtones à leurs communautés”, avait alors réagi le Premier ministre canadien, Justin Trudeau. Il avait reconnu la “faute du Canada”, treize ans après les premières excuses officielles prononcées par son prédécesseur, le conservateur Stephen Harper.

Ces établissements, pour la plupart gérés par des religieux, étaient l’outil central d’un “système mis en place par le gouvernement fédéral canadien pour arracher les enfants autochtones à leurs familles, afin de les ‘civiliser’ et les christianiser”, explique Marie-Pierre Bousquet, directrice du programme en études autochtones à l’Université de Montréal. Entre 1880 et 1996, quelque 150 000 enfants métis, inuits et des Premières nations (l’appellation de certains groupes de peuples autochtones du Canada) ont été envoyés dans 139 pensionnats à travers le pays. Un système qualifié de “génocide culturel” par la Commission vérité et réconciliation (CVR), qui a publié, en 2015, un rapport documentant les violences commises dans ces établissements.

Après des milliers d’auditions, la CVR a révélé comment la scolarisation obligatoire des autochtones à partir de 7 ans, mise en place en 1920, a servi à enlever ces enfants à leurs parents. Dès leur arrivée, les pensionnaires étaient “dépossédés de leur identité”, note l’anthropologue Marie-Pierre Bousquet. Leurs prénoms autochtones étaient remplacés par des prénoms français ou anglais. Le port de l’uniforme était obligatoire et les cheveux, “un attribut très important dans la culture de beaucoup de ces communautés”, étaient coupés courts.

“On voulait en faire des petits blancs”, résume Natacha, membre de la nation des Anichinabés. Dans les années 1950, sa mère et plusieurs de ses oncles et tantes ont été envoyés au pensionnat de Saint-Marc-de-Figuery (Québec).

“Ils avaient interdiction de parler leur langue et on leur apprenait une version de l’histoire dans laquelle les autochtones étaient des méchants, des ignorants et des ‘sauvages’ que les missionnaires venaient ‘sauver’. Les survivants disent tous à quel point ce racisme et ce mépris étaient rampants.”

Marie-Pierre Bousquet, anthropologue

à franceinfo

Ces enfants ont aussi été victimes de violences verbales, psychologiques ou physiques. “Une de mes tantes a eu l’oreille déchirée tellement on la lui avait tirée fort”, témoigne Natacha. Sa mère, “trop âgée” pour bénéficier des enseignements scolaires, a effectué des tâches ménagères pendant près de trois ans dans le pensionnat. “Elle a vu ses frères et sœurs être maltraités et a tenté à plusieurs reprises d’avertir mes grands-parents, poursuit la quinquagénaire. Ça lui a valu d’être battue et de passer des journées entières enfermée seule dans une pièce, sans nourriture.”

Ce récit est tristement commun parmi les survivants des pensionnats. em>”J’étais constamment terrifié, confirme l’un d’entre eux au National Geographic*. Je me souviens de m’être dit : ‘Ne te fais pas remarquer’, parce que j’avais vu ce qu’ils faisaient aux enfants dans ce cas.”

Des enfants autochtones dans le dortoir d'un pensionnat canadien non identifié, en 1950. (HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

Une autre survivante raconte au Guardian* avoir été “jetée sous une douche froide tous les soirs, parfois après avoir été violée”. “Les conditions de vie étaient variables selon les pensionnats mais il y a eu de nombreux cas d’enfants souffrant de malnutrition, victimes de violences sexuelles et de châtiments corporels, insiste Marie-Pierre Bousquet. Dans certains établissements, on a mené des expériences médicales sur ces enfants, qu’on privait de certains nutriments pour observer les effets.”

Autre violence psychologique : les enfants étaient totalement coupés de leurs parents. Pour empêcher tout contact, ils étaient emmenés dans des établissements à plusieurs dizaines, voire centaines de kilomètres de leur communauté, souligne le Guardian*. Nombreux sont ceux qui ont tenté de fuir l’horreur des pensionnats pour retrouver leurs familles, selon National Geographic. Mais la plupart ont été rattrapés ou sont morts sur le trajet, victimes de noyades ou d’hypothermie.

Le destin de beaucoup d’autres enfants reste inconnu. La CVR estime que 6 000 d’entre eux ont “disparu”, rapporte TV5 Monde. “Lorsqu’il leur arrivait quelque chose, les pensionnats ne faisaient aucun effort pour prévenir leurs parents, en particulier quand ces derniers étaient nomades, éclaire Marie-Pierre Bousquet. Les corps n’étaient pas rendus aux familles et les enfants étaient enterrés dans des tombes anonymes.”

Des tombes près du pensionnat Saint Eugene, à Cranbrook (Colombie britannique, Canada), le 30 juin 2021. (DAVE CHIDLEY / ANADOLU AGENCY / AFP)

En mai 2021, les restes de 215 enfants ont ainsi été découverts sur le site de l’ancien pensionnat de Kamloops (Colombie-Britannique), qui fut le plus grand du Canada. Un mois plus tard, “715 tombes non marquées” ont été retrouvées près de celui de Marieval, dans la Saskatchewan.

Au total, au moins 4 000 autochtones sont morts dans ces pensionnats, victimes d’accidents, de violences ou de maladies, estime la CVR. “Plusieurs pensionnats ont été touchés par des épidémies, notamment de tuberculose, par pure négligence. Les enfants malades étaient laissés avec ceux en bonne santé, alors qu’on connaissait déjà certaines mesures sanitaires à l’époque”, détaille Marie-Pierre Bousquet. Au début des années 1900, un médecin mandaté par l’Etat avait ainsi constaté un taux de mortalité moyen de 25% dans ces écoles, relève le Journal de l’association canadienne de médecine*. Dans un établissement, ce chiffre atteignait même 70%.

Natacha n’a réalisé l’ampleur des sévices infligés dans les pensionnats que lorsque la CVR a entamé ses travaux, en 2008. “Ma mère m’en avait déjà parlé parfois, lorsque j’étais adolescente, mais uniquement lorsqu’elle était en crise”, témoigne-t-elle, évoquant les “troubles psychologiques” dont sa mère souffrait. “Je croyais qu’elle délirait.” Véronique Rankin, elle aussi fille de survivante, évoque le même “tabou”. “J’avais entendu des rumeurs, mais ce n’est que lorsque j’ai commencé à travailler comme guide touristique dans la réserve que j’ai compris l’horreur de ce qui s’était produit”, explique la directrice de l’association autochtone Wapikoni Mobile à franceinfo.

“La Commission a permis aux survivants de raconter leur vérité. Il faut désormais que nos communautés comprennent ce qui est leur est arrivé et comment cela affecte toutes les générations.”

Natacha, membre de la nation des Anichinabés

à franceinfo

“Beaucoup sont revenus brisés des pensionnats et, par ricochet, leurs enfants subissent aussi ce traumatisme”, insiste-t-elle. “Je ne parle pas la langue de mes ancêtres, même si j’en connais certains mots, confie Natacha avec amertume. En un sens, le pensionnat a atteint son objectif avec ma mère : nous avons été élevés comme des blancs, loin de la réserve.” Dans des communautés où la transmission de la culture repose sur la tradition orale, l’interdiction pour les enfants de parler leur langue maternelle a eu de lourdes conséquences. “Certains savoirs ont été oubliés à jamais. La plupart des langues autochtones, difficiles à transmettre, sont en perdition”, alerte Marie-Pierre Bousquet.

Les Premières nations et les Inuits effectuent toutefois un “travail colossal pour récupérer ces savoirs”, selon l’anthropologue. L’association Wapikoni Mobile œuvre ainsi à la “revalorisation des cultures autochtones” à travers la production cinématographique. “Il y a également de nombreuses initiatives pédagogiques pour développer certains apprentissages, notamment des langues”, ajoute Véronique Rankin. Au sein des familles, on essaye aussi de “se réapproprier sa culture”. “Je passe beaucoup de temps avec ma tante Marianne. Elle fait découvrir la langue et l’artisanat à mes enfants, se félicite Natacha. Ma mère, retournée auprès du créateur en 2001, n’a pas eu la chance de le faire.”

Des survivantes inuites écoutent les excuses du Premier ministre canadien Steven Harper, le 11 juin 2008, à Iqaluit (Nunavut). (HOLDEN ROBERTA / SIPA)

Pour Véronique Rankin, ces efforts doivent être soutenus par les autorités canadiennes, surtout sur le plan financier. La quadragénaire réclame aussi l’ouverture des archives de l’Eglise catholique au Canada. “Elles pourraient nous apporter des réponses sur notre histoire, car les religieux ont beaucoup documenté les traditions des autochtones”, souligne-t-elle.

Beaucoup espèrent que ces documents permettront d’en savoir plus sur le destin des milliers de disparus. “Depuis deux ans, les Canadiens ont compris que ce qui s’est passé dans les pensionnats les concernait tous, et pas uniquement les autochtones”, estime Marie-Pierre Bousquet. L’anthropologue appelle à ce que cette prise de conscience, survenue “bien après les travaux de la CVR”, contribue à “mener à une société plus équitable”.

* Les liens suivis d’un astérisque renvoient vers des contenus en anglais.

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