Attentats du 13-Novembre : « Je n’aime pas beaucoup ce mot, triage, même si c’est ça qu’on fait » – 20 Minutes

A la cour d’assises spécialement composée, à Paris,

Tous les membres des forces d’intervention le disent : les exercices font partie intégrante de leur métier. Ils permettent de répéter les gestes, de créer des automatismes et un esprit d’équipe. Mais tous le reconnaissent également : il y a parfois un monde entre la théorie et la réalité. Le 12 novembre 2015, lorsque Matthieu Langlois, médecin réanimateur rattaché au Raid depuis 2008, est mobilisé sur une simulation de tuerie de masse, les victimes sont des mannequins de supermarché. Sur leur front, on peut inscrire distinctement au marqueur « 1 », « 2 » ou « 3 » en fonction de la gravité de leurs blessures. Le praticien découvrira le lendemain, dans la fosse du Bataclan, que sur les victimes, les vraies, celles en chair et en os, l’encre coule à cause de la sueur et du sang et rend illisible ces informations pourtant cruciales.

« C’était encore plus compliqué que ce qu’on avait anticipé », confie, droit comme un « i », à la barre de la cour d’assises spécialement composée, ce médecin au crâne rasé et aux yeux bleus perçants. Si dans sa voix, aucune émotion ne transparaît, ses mots racontent la stupeur en découvrant, vers 23 heures, ce soir du 13 novembre 2015, « des corps sur les trottoirs » devant la salle de concert. A peine arrivés, des policiers leur hurlent « planquez-vous, ça tire ». « C’est là où je me suis rendu compte que la réalité allait être beaucoup plus difficile » que les multiples exercices auxquels il s’était plié. Presque instantanément pourtant, les réflexes reviennent. « Notre mission est de faire de l’évaluation, ceux qui sont morts avant notre arrivée, la gravité des blessures des autres, organiser une boucle d’évacuation », détaille-t-il.

« L’obsession est de prendre en charge les victimes le plus vite possible »

L’opération est éminemment périlleuse, les terroristes sont toujours retranchés à l’étage avec des otages, les démineurs n’ont pas pu inspecter le bâtiment. Seuls les médecins des forces spéciales sont autorisés à entrer dans la salle. Les autres, ceux du Samu, des pompiers, réceptionnent les victimes en dehors du périmètre de sécurité et organisent les transferts à l’hôpital. Évacuer des blessés avant un assaut est inédit. Mais une course contre la montre est engagée : dans la médecine de guerre – et c’est bien de cela qu’il s’agit –, chaque minute compte, à cause notamment de la nature des blessures, principalement des hémorragies et des détresses respiratoires.

« Gagner du temps sur l’évacuation, c’est déjà gagner du temps sur la blessure. Vouloir faire de la chirurgie dans le Bataclan aurait été une erreur grave », insiste Denis Safran, médecin-chef de la BRI, la force d’intervention de la préfecture de police de Paris. Lui est entré au Bataclan une demi-heure avant, à 22h30. Les victimes valides ont été appelées à se relever et à quitter la salle, rapidement imitées par celles plus légèrement blessées. Reste désormais les cas les plus graves. « L’obsession est de prendre en charge les victimes le plus vite possible, même si certaines ont eu l’impression qu’elles avaient beaucoup attendu », insiste à la barre ce septuagénaire volubile, cheveux blancs et lunettes à fine monture sur le nez.

« Sauver sous la menace »

Dans la fosse, les cinq médecins mobilisés ne font pratiquement aucun geste médical, quelques garrots tout au plus. « Sauver sous la menace, c’est faire des gestes très simples et évacuer », insiste Matthieu Langlois. Pour ce faire, il faut avant tout évaluer la gravité des blessures. Denis Safran aime à répéter que son outil le plus utile ce soir-là fut une paire de ciseaux pour découper les vêtements et ainsi inspecter les plaies. On a parfois réduit ce travail, de manière caricaturale, à dire qui vivra ou mourra. Un raccourci peut-être induit par ce terme de « tri » des patients. « Je n’aime pas beaucoup ce mot, triage, même si c’est ce qu’on fait », poursuit le praticien, qui lui préfère les mots « évaluation » ou « priorisation ». « On doit dire qui n’a aucune chance de passer la porte du Bataclan, qui a des chances de survivre si on les sort très vite, qui peut survivre sans être pris immédiatement », précise-t-il.

Or, cette tâche repose sur des critères cliniques. Est-ce que la victime parle ? Est-ce que ses muqueuses sont décolorées ? Comment respire-t-elle ? « Cette évaluation demande beaucoup d’expertise médicale », insiste Matthieu Langlois. Et du sang-froid. A la barre, il raconte le souvenir de cette femme blessée à la tête. « J’ai décidé de faire évacuer d’autres blessés plus urgents. Elle était tellement atteinte, je voulais donner de vraies chances à des victimes “survivables”. » Il apprendra le lendemain qu’elle est décédée à l’hôpital peu après son arrivée. A l’inverse, Denis Safran s’est retrouvé face à un homme touché d’une balle dans la poitrine. Sur le papier, il devrait faire « un pneumothorax suffoquant ». « Mais il va bien, il n’est pas pâle, il respire aussi normalement que possible ». Il sera évacué une demi-heure plus tard, sans que son état ne se soit aggravé. « C’est un miracle », commente le président. « Non, mais c’était bizarre », lui rétorque le médecin.

Ce soir-là, 364 personnes blessées au Bataclan mais également sur les terrasses parisiennes et au Stade de France ont été transférées vers les hôpitaux de l’AP-HP. Au plus fort de la nuit et de la journée du 14 novembre, dix salles d’opération de la Pitié-Salpêtrière ont « tourné » en même temps. Parmi tous ces patients, seuls quatre sont décédés à l’hôpital, dont deux à leur arrivée. Probablement grâce à ce travail mené en amont.

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