A Manchester, Boris Johnson promet qu’il veut un deal avec l’UE, ses militants veulent un Brexit – Libération
On flotte à Manchester. On flotte sous la pluie, immuable, qui inonde les rues. Et puis on flotte aussi dans des univers parallèles qui se superposent sans jamais se croiser. Dans l’ancienne gare devenue salle de conférences où se tenait jusqu’à mercredi le congrès annuel du Parti conservateur britannique, l’immense horloge indique l’heure exacte. Elle domine aussi un espace hors du temps, résolument tourné vers le passé. Dans le hall, on croise des messieurs habillés en tweed des pieds à la tête, un stand à la gloire de Royal Mail, avec une bicyclette datant des années 50, et un autre à celle de la British Legion. On peut acheter son parfait parapluie, son imperméable Barbour et, pour glisser dans sa poche, sa fiole de gin. Certains délégués s’extasient devant les photos de plages paradisiaques du stand des îles Caïman, avant de prendre le prospectus qui mentionne en passant des conditions fiscales avantageuses. Sur les stands des Falklands (Malouines) et de Gibraltar, les mines sont plus préoccupées. On s’inquiète vraiment de la perspective d’un Brexit sans accord dans vingt-neuf petits jours.
Ces inquiets sont bien seuls. Les activistes rassemblés à Manchester sont convaincus qu’une sortie de l’Union européenne sans accord ne représentera qu’un léger soubresaut. Le Brexit n’est plus un vœu, il est devenu une profonde obsession, presque fanatique. Les soirées organisées par les médias sont pleines de jeunes tories rapidement saouls qui arpentent la nuit trempée de Manchester en titubant lourdement. Le lendemain, les paupières lourdes et les yeux cernés, ils sont là, prêts à applaudir quiconque leur promettra sur scène un avenir radieux hors de l’UE. Un Brexit sans accord est devenu aujourd’hui une énorme probabilité – pas encore une totale certitude – mais son impact potentiellement dévastateur est balayé d’un geste de la main impatient. La lassitude est telle qu’on entend souvent en marge des discours des «Qu’on en finisse !» rageurs.
Des accusations de harcèlement et de conflit d’intérêts
Dans les allées, on croise Stanley Johnson, «le Premier père» (en référence au titre de Première dame) comme il se baptise lui-même. Il refuse de commenter «pour le moment» les déclarations de son fils, le Premier ministre Boris Johnson. Ce dernier est arrivé à Manchester poursuivi par une série d’accusations. Son langage agressif à la Chambre des communes lui a été violemment reproché, il a été accusé par une journaliste de lui avoir malaxé la cuisse sous une table lors d’un dîner. Une enquête a été lancée sur un risque de conflit d’intérêts lorsqu’il était maire de Londres : il a emmené lors de missions commerciales une très très proche amie, Jennifer Arcuri, et aurait alloué à sa société des fonds publics. Dans une interview à la BBC, le Premier ministre a démenti dimanche toutes les accusations et assuré être un «modèle de retenue». Avant, le soir même, de se lâcher lors d’une soirée privée. «Ai-je raison de parler de la loi de capitulation ?», a-t-il lancé, sous les «yes !» en extase de la foule et devant l’œil de la caméra d’un téléphone portable. Le texte en question, la loi Benn, l’obligerait à demander une extension de l’article 50 à l’UE si aucun accord n’a été trouvé avant le 19 octobre.
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Histoire de rester dans la rhétorique soigneusement distillée par Downing Street que l’UE est l’ennemi, une source des services du Premier ministre a laissé entendre au Mail on Sunday que certains députés avaient reçu le concours de «puissances étrangères», dont la France, pour rédiger cette fameuse loi. «Nous démentons ces accusations absurdes», a sobrement commenté l’ambassade de France.
Un plan concret présenté mercredi ou jeudi
Boris Johnson a juré de ne pas demander d’extension, promis de ne pas démissionner. Il ne lui reste comme option que de conclure un accord de sortie. Mais le temps se rétrécit dangereusement. Si aucune proposition concrète et, surtout, réalisable, n’est présentée à Bruxelles avant la fin de la semaine, les chances d’un accord seront proches du zéro pointé. Les Vingt-Sept de l’UE ont besoin d’un peu de temps pour digérer, discuter et éventuellement approuver des propositions avant le Conseil européen des 17 et 18 octobre. Boris Johnson l’a promis, tout sera plus clair ce mercredi, ou peut-être jeudi, avec la présentation d’un plan concret. Il devrait en dresser les contours lors de son discours de clôture du congrès en milieu de journée. Des fuites, qui suggèrent des postes de contrôles douaniers à 8 ou 16 kilomètres des deux côtés de la frontière entre l’Irlande du Nord et la république d’Irlande, n’ont pas emballé Dublin ou Bruxelles.
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Dans un ultime univers parallèle, des députés expulsés du parti pour s’être opposés à Boris Johnson sont aussi présents à Manchester. Dominic Grieve, David Gauke ou Alistair Burt se font parfois alpaguer mais aussi souvent applaudir. Tous trois étaient membres du Parti conservateur depuis plusieurs décennies. Bettie Riddell, 74 ans, aussi. Elle a rejoint le parti tory lorsqu’elle avait 16 ans. «Depuis trois ans, je pleure constamment», confie cette élégante femme aux yeux bleus perçants. Avec son mari, elle élève des vaches dans l’ouest de l’Angleterre. «J’aime l’Europe où je vis en paix depuis 74 ans, c’est tout de même extraordinaire !» Aujourd’hui, elle ne reconnaît plus son parti. «Je me sens comme un poisson hors de l’eau et, franchement, je ne suis pas sûre que je serais capable de voter encore pour ce qui est devenu le parti du Brexit. Et ça me déchire le cœur.»