En Côte d’Ivoire, Emmanuel Macron et Alassane Ouattara rendent hommage aux soldats français tués à Bouaké en 2004 – Le Monde

Le président français Emmanuel Macron et son homologue ivoirien Alassane Ouattara, le 22 décembre 2019, lors d’une cérémonie en hommage aux soldats français tués en 2004 à Bouaké.

L’impact de l’explosion est encore visible malgré les couches de peinture blanche qui ont été passées sur les murs ces derniers jours. Dix drapeaux, neuf français et un américain, flottent dans un anneau au milieu de l’allée qui sépare les bâtiments du lycée Descartes de Bouaké, au centre de la Côte d’Ivoire. Un pour chaque victime du bombardement de l’aviation ivoirienne qui coûta la vie, le 6 novembre 2004, à neuf soldats français et un civil américain, et blessa trente-neuf autres personnes. Dix morts auxquels le président de la République, Emmanuel Macron, et son homologue ivoirien, Alassane Ouattara, ont décidé de rendre hommage, dimanche 22 décembre.

A l’époque, le lycée servait de base logistique aux soldats de l’opération « Licorne », positionnés ici dans le cadre d’une mission de l’Organisation des Nations unies (ONU) destinée à faire tampon entre belligérants de la guerre civile. Bouaké était alors le centre névralgique du conflit, la « capitale » de la rébellion. Le tir de l’un des deux Soukhoï 25 pilotés par des mercenaires biélorusses aidés de leurs copilotes ivoiriens détruisit un bâtiment, et en endommagea un autre. Ils sont aujourd’hui reconstruits, et s’apprêtent à accueillir les étudiants d’un lycée professionnel.

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Jamais un président ne s’était encore rendu à Bouaké

Une odeur de goudron brûlant se dégage de l’asphalte fraîchement recouvert sur les routes alentour. Emmanuel et Brigitte Macron progressent sur le tapis rouge aux côtés d’Alassane Ouattara et de son épouse, Dominique. Les deux couples se recueillent en silence devant les drapeaux. Une dizaine de secondes, tout juste. Puis ils se dirigent en dehors de l’enceinte pour inaugurer une stèle, sans dire un mot. Au micro, une femme égrène les noms des victimes, mortes « après une attaque ivoirienne », comme elle le résume chastement. « C’est un moment symbolique auquel nous assistons », commente en direct le journaliste d’une radio locale. Jamais un président de la République française ne s’était encore rendu à Bouaké.

Les présidents français et ivoiriens et leurs épouses respectives, le 22 décembre à Bouaké.

Un hommage avait bien été rendu aux Invalides par Jacques Chirac, en 2004, quatre jours après le drame, mais les corps des soldats avaient alors été renvoyés en France sans être lavés, encore revêtus de leurs treillis ensanglantés. Deux familles de victimes avaient par la suite découvert que les dépouilles de leurs proches avaient été échangées. Pour l’Elysée comme pour la présidence ivoirienne, ce nouvel hommage, rendu sur les lieux mêmes du bombardement, est « une occasion de sceller la réconciliation » entre les deux pays, après les années de tensions extrêmes lorsque Laurent Gbagbo était au pouvoir en Côte d’Ivoire (2000-2011).

Un mystère, trois scénarios

Plus de quinze ans après les faits, un procès devrait s’ouvrir à Paris, en 2020, pour déterminer les circonstances exactes de ce drame. Mais des interrogations demeurent sur sa capacité à lever les mystères qui l’entourent. Et à en trouver le commanditaire.

Trois scénarios s’opposent dans l’affaire. Le premier évoque une potentielle bavure de l’aviation ivoirienne, qui aurait mal ajusté son tir sur des rebelles cachés dans un bois proche du cantonnement. Une hypothèse qui semble aujourd’hui oubliée, car les troupes de Gbagbo disposaient des positions françaises. Le camp, avec son drapeau tricolore de 20 m sur 10 placé sur le toit, pouvait par ailleurs être facilement identifié du ciel.

Le deuxième scénario, avancé notamment dans une note déclassifiée de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) française datant de novembre 2005, incrimine des membres de l’entourage de Laurent Gbagbo. Selon cette note, « l’une des motivations aurait été de provoquer une riposte française pour masquer l’échec inéluctable de l’offensive » menée dans le cadre de l’opération « Dignité », destinée à reconquérir le nord du pays, aux mains de la rébellion. En représailles, Paris a en effet détruit la flotte militaire ivoirienne. Une manière pour les gbagbistes d’accuser ensuite la France de leur échec. D’après la DGSE, « cette attaque aurait été provoquée à l’insu du président Gbagbo », ce que divers témoignages devant les magistrats instructeurs français chargés du dossier semblent confirmer. Le général Henri Bentegeat, chef d’état-major à l’époque des faits, relate que le président ivoirien lui a juré, la larme à l’œil, qu’il n’était pour rien dans ce bombardement. Gildas Le Lidec, alors ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, raconte pour sa part avoir trouvé à la présidence, quelques instants après les faits, « un Laurent Gbagbo qui était dans un état second, complètement abasourdi ». « Il est K.-O. ! Il me dit : “Pourquoi aurais-je fait ça ? C’est incompréhensible” », relate le diplomate.

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Vient, alors, la troisième hypothèse : celle d’une manipulation orchestrée à Paris dans le but de renverser le pouvoir en place, mais qui aurait mal tourné. Cette version est défendue par Jean Balan, avocat de la plupart des familles de victimes, mais aussi par Laurent Gbagbo et le général Renaud de Malaussène, qui fut nommé numéro deux de la force « Licorne » deux mois après les faits. Selon ce scénario, le régime d’alors serait tombé dans un piège en bombardant, à la suite d’une opération de désinformation, un bâtiment qui, pensait-il, abritait seulement des chefs rebelles, et non des militaires français. Ces tirs sur un site français auraient alors servi de prétexte pour écarter le pouvoir en place. Il n’était pas prévu que des soldats de l’opération « Licorne » se trouvent dans le lycée.

La destruction en représailles de l’aviation ivoirienne entraîna des manifestations monstres des partisans de Laurent Gbagbo. Massés notamment devant l’hôtel Ivoire, à Abidjan, ces derniers subirent les tirs des forces françaises, le 9 novembre. Le régime ivoirien de l’époque dénonça une soixantaine de morts. Paris parla d’une vingtaine. Les émeutes et les pillages qui suivirent provoquèrent le départ de milliers de ressortissants français. La pire crise depuis la décolonisation du pays.

La thèse d’une machination ratée

Deux éléments appuient la thèse d’une machination ratée. Dans la foulée du bombardement, tout d’abord, plutôt que de se rendre directement à la base des forces françaises distante d’une dizaine de kilomètres, une colonne de blindés français fonça de Bouaké à Abidjan pour, officiellement, « se perdre » devant la résidence présidentielle.

Paris, ensuite, aurait pu mettre la main sur les deux pilotes biélorusses, qui ont été arrêtés dix jours après le bombardement à la frontière entre le Togo et le Ghana. Le ministre de l’intérieur togolais alerta aussitôt les autorités françaises pour leur signaler qu’il tenait à leur disposition huit étranges « mécaniciens agricoles », mais il ne reçut aucune demande d’arrestation. Récupérés par Robert Montoya, un ancien gendarme de l’Elysée reconverti dans le commerce d’armes, les suspects furent exfiltrés vers Moscou. Dominique de Villepin, ministre de l’intérieur de l’époque, très engagé sur le dossier ivoirien, affirmera plus tard devant un juge « ne jamais avoir été informé de cette affaire ». Sa collègue de la défense, Michèle Alliot-Marie, prétextera quant à elle qu’« il n’y avait pas de base légale » pour justifier leur arrestation.

« La décision de ne rien faire concernant les pilotes arrêtés au Togo a été prise à l’identique par les ministères de l’intérieur, de la défense et des affaires étrangères », a considéré, en 2016, la juge d’instruction Sabine Kheris, qui souhaite en conséquence le renvoi devant la justice de M. de Villepin et Mme Alliot-Marie, ainsi que de Michel Barnier, alors à la tête du Quai d’Orsay. Selon la magistrate, « tout avait été orchestré afin qu’il ne soit pas possible d’arrêter, d’interroger ou de juger les auteurs biélorusses du bombardement ». Le 17 mai 2019, la commission des requêtes de la Cour de justice de la République, seule habilitée à statuer en la matière, a estimé que ses soupçons ne méritaient pas d’ouvrir une enquête sur les trois anciens ministres. « Une mascarade absolue », cingle l’avocat des parties civiles.

Le procès qui devrait s’ouvrir en 2020 devant la cour d’assises de Paris ne devrait finalement concerner que l’un des deux pilotes biélorusses, introuvable depuis quinze ans, et les deux copilotes ivoiriens. L’autre pilote biélorusse est mort. Un procès d’exécutants qui risque fort de laisser un goût amer aux familles des victimes, privées de certitudes sur les commanditaires de cet acte. Quant à la réconciliation des mémoires entre la France et la Côte d’Ivoire, voulue par les présidents Macron et Ouattara, celle-ci devra encore attendre pour être pleine et entière. Les dizaines de victimes ivoiriennes, tombées dans les jours qui ont suivi ce bombardement pour défendre le pouvoir de Laurent Gbagbo, n’ont pas été évoquées à Bouaké.

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