100 000 morts du Covid-19 en France, vos questions, vos témoignages : « Mes enfants ont perdu trois de leurs quatre grands-parents en deux mois et demi » – Le Monde

Toute la journée, nous publions des témoignages de personnes qui ont côtoyé au quotidien les morts du Covid-19. Voici celui de Laurent Garcia, cadre de santé et bras droit du directeur de l’Ehpad des Quatre-Saisons, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), où vivent 65 résidents :

Mon cher ami,

Je t’écris depuis chez moi – je dis « chez moi », mais c’est là où je travaille, où je suis depuis un an. Il ne me viendrait pas à l’idée de me plaindre de cette situation, mais, depuis un an, tout se mêle, je peux dire aujourd’hui que dans l’Ehpad nous formons une famille.
 

Un an qu’il nous avait annoncé la guerre ; il n’avait pas tort ; il n’y a qu’en guerre que les morts se comptent par dizaines, par centaines, par milliers, et aujourd’hui par centaines de milliers. Déjà un an, et se souvenir de ma première traversée de Montreuil et de Bagnolet, seul, y croiser juste un chat, lové au milieu de la route. Ce matin-là, j’ai été pris d’angoisse : l’Ehpad que j’avais quitté la veille se serait-il transformé en champ de bataille ?
 

Je me rappelle être entré, et la vie était là, pleine et interrogative. Nous étions complices, et il avait suffi d’un seul regard. Nous nous sommes réunis comme à notre habitude et nous avons parlé, pleuré et ri. Nous avons parlé de nous, comme jamais avant, puis j’ai rencontré les maris, les amis… “Famille” n’est pas un vain mot.
 

Nous nous sommes organisés, tout devait être repensé, plus de places assignées. Nous étions obsédés… S’équiper, s’équiper… Nous avons fabriqué du gel hydroalcoolique dans les cuisines, couru pour dénicher des masques et des gants, sollicité nos amis.

Plus tard dans l’année, l’accès aux moyens de protection a été possible – et comment oublier cet agent de l’hôpital de secteur qui face à ma stupéfaction quant à la quantité de masque fournis m’a dit, plein d’assurance : “SEMAINE A, UNE BOITE… SUIVANT !” Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Impossible d’en vouloir à quiconque. On a fait avec, on a fait avec.
 

Nous avons continué à vivre, nous sommes restés voyous pour ne pas oublier de vivre, quand on nous rappelait tous les jours que ceux dont nous nous occupions allaient mourir du Covid-19. Personne n’est mort cette année, ou en tout cas pas du Covid à la “maison”.
 

Cette année, ne pas être mort du virus est comme ne pas être mort du tout, pourtant, le chagrin des familles, nous l’avons accompagné. Des parents morts d’être vieux. Nous l’avons attendu, notre cas de Covid, et il n’est arrivé que lors de la deuxième vague. J’oserais dire que nous avons été soulagés. Des malades, nous en avons eu, mais, forts de l’expérience de la première vague, nous avons mis sur pied des espaces et des personnes qui lui étaient consacrés. On a chanté et dansé. L’unité Covid a été fermée ; tout le monde s’en est sorti.
 

Et puis aujourd’hui nous vivons ensemble et nous nous projetons pas à pas dans chacune des nouvelles séquences. Nous sommes indéfectiblement ensemble.
 

Aujourd’hui, on vaccine ; on voudrait le faire plus. Nous avons vacciné chaque membre de la famille – résidents, soignants, personnels –, nous avons harcelé pour obtenir des doses afin de vacciner les familles des résidents, des soignants… Nous voulons continuer.
 

Aujourd’hui, je ne sais pas dans combien de temps je te reverrai. Tu es si loin, et les temps décousus ne me permettent pas de m’organiser pour venir. Je dois te le dire : je ne sais pas être ailleurs que là où j’étais il y a un an, au milieu des Quatre-Saisons. Nous voulons faire plus ici et maintenant.
 

Tendrement masqué.
 

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